Bouh
⚜️ Collection "visites guidées" ⚜️
Vous croyez aux fantômes ? Moi oui. Et c’est justement ces esprits que je vous propose de rencontrer. Voici comment deux Anglaises, Annie Moberly et Eleonore Frances Jourdain, ont pu voir, alors qu’elles se promenaient au Petit Trianon, ce qu’elles ont cru être le fantôme de Marie-Antoinette.
Annie Moberly est la 10ème d’une fratrie de 15 enfants. Son père fut archevêque à Salisbury, puis à Winchester. Elle est cultivée mais aussi dévote. Un temps, elle fut la secrétaire de son père. En 1886, elle devient directrice d’une école de jeunes filles, et en 1901, elle souhaite engager une adjointe, on lui présente Eleonore Jourdain. Au départ, elles ne se connaissent pas et n’entretiennent une relation que par lettres interposées. Elles finissent par se rencontrer la même année. De son côté, Eleonore, Anglaise également mais vivant en France, fait de brillantes études. Elle réalise une thèse sur la Divine Comédie, de Dante, à la Sorbonne. Elles se rencontrent donc chez Eleonore, boulevard Raspail, et décident d’aller se promener une après-midi à Versailles, dont elles ont une idée très vague. Connaissant mal les lieux, elles croient même que la visite risque d’être… ennuyeuse. Elles ne seront donc pas déçues.
Le début du XXe siècle est très féru de spiritisme. On commence à « faire tourner les tables », on invente les fameuses tablettes avec des lettres, lorsque l’on invoque les esprits, qu’on leur pose des questions et que ceux-ci répondent en faisant bouger un objet sur les lettres, etc. Cette pratique n’est pas nouvelle, déjà avant le Second Empire, on en était friand (l’Impératrice Eugénie tout particulièrement, d’ailleurs). Parmi les férus de spiritisme, on peut noter Victor Hugo. Depuis le décès de sa fille Léopoldine, il se met lui aussi à faire tourner les tables pour communiquer avec elle, et affirme parler, entre autres, avec Jésus, Robespierre, Charlotte Corday, Marat, Louis XVI, Dante, Chateaubriand…
Afin de rendre l'article plus compréhensible, voici plusieurs plans retraçant le parcours des deux Anglaises.
Localisation du Petit Trianon, des communs et de la "porte spatiotemporelle" (à droite).
Vue aérienne du Hameau de la Reine
Le parcours effectué par les Annie et Eleonore :
Allée venant du Grand Canal
Place devant le Grand Trianon
Sentier
Corps de garde
Maison des Richard et orangerie de Jussieu
Belvédère
Rocher et petit pont
Petit Trianon
Sous-bois
Temple de l’Amour
Tour Marlborough
Maison de la Reine
Le 17 août 1901, Annie et Eleonore se retrouvent au château de Versailles, qu’elles visitent. Comme elles ne sont pas encore très liées, elles discutent de tout et de rien, elles restent très professionnelles et n’évoquent pas leur vie privée. Après le château, elles souhaitent enchaîner avec les jardins de Trianon. Elles passent donc devant le Grand Canal et remontent l’allée (1) jusqu’au Grand Trianon. Elles passent devant, traversent la grande place (2) et vont directement vers le Petit Trianon. Elles empruntent un petit sentier discret (aujourd’hui non ouvert au public).
Elles arrivent donc derrière le Petit Trianon et ses dépendances (communs, chapelle, écuries…). Sur la photo ci-dessous, on peut voir un corps de gardes datant du Premier Empire (4), ainsi que le toit de chaume de la vacherie de Louis XV. Perdues, elles aperçoivent deux hommes qu’elles soupçonnent être des jardiniers en raison de leur brouette et de leurs bêches, afin de leur demander leur chemin. Finalement, dans son récit, Annie parle de deux fonctionnaires vêtus étrangement, avec une longue veste vert-de-gris et des tricornes (rappelons qu’on est au début du XXe siècle). Aussitôt, Annie ressent comme une dépression, elle est mal à l’aise…
Les deux femmes poursuivent leur chemin et arrivent là où se trouve actuellement le Centre de Recherche de Versailles, ainsi que la maison des jardiniers Richard et l’orangerie de Jussieu (5). Si aujourd’hui on ne peut plus y accéder librement, à l’époque on pouvait y circuler en visite libre. Annie et Eleonore aperçoivent une petite fille et une femme. Elles portent toutes deux des robes longues, un peu larges, qui s’arrêtent aux chevilles, avec un foulard coincé dans le décolleté. La femme tient une cruche.
Entrée du Centre de Recherche
Orangerie de Jussieu, rattachée à la maison des Richard
L’impression désagréable d’Annie revient. Tout semble sinistre, triste, à l’abandon, comme si rien n’était réel. Elles empruntent alors un sentier qui mène vers le Belvédère, le rocher et la grotte.
Lorsqu’elles évoquent le Belvédère (6), elles décrivent un bâtiment à colonnes, alors qu’il n’en a jamais eu. Elles font donc des recherches archéologiques afin de comprendre d’où viennent ces colonnes et de retrouver le bâtiment qu’elles ont vu. Amadou songe qu’elles auraient senti la présence de Richard Mique, l’architecte de Marie-Antoinette ; et que le bâtiment dont elles parlaient aurait été le projet anticipé de fabrique chinoise, comportant des colonnes, projet rejeté par la Reine qui lui a préféré le Belvédère. Elles auraient donc ressenti la mémoire de l’architecte, et auraient capté son idée de projet…
Le Belvédère, vu du sentier
Selon Amadou, toujours, elles auraient effectué plusieurs voyages dans le temps. En entrant dans le sentier menant aux jardins, elles auraient traversé une porte spatiotemporelle. Ensuite, elles seraient arrivées devant les « fonctionnaires » qui ne seraient autres que les jardiniers Antoine et Claude Richard, vêtus en habits de deuil suite au décès de Louis XV. Enfin, en se rapprochant du Hameau de la Reine, elles auraient terminé leur voyage jusqu’au début du règne de Marie-Antoinette.
Devant le Belvédère, donc, elles aperçoivent un homme qui porte une cape noire et un grand chapeau mou. L’homme est sinistre et effrayant, il a une expression méchante, il est sombre, son visage est grêlé par la petite vérole, ses yeux sont vagues. Il les regarde, elles en ont peur. Par la suite, Annie et Eleonore ont recherché dans les mémoires de Pierre de Nolhac qui aurait pu être cet homme si effrayant. Elles en arrivent à la conclusion qu’il s’agissait du Comte de Vaudreuil, parce qu’il était « méchant » et ennemi de la Reine, ce qui est faux, puisqu’il faisait partie de son cercle d’intimes, était l’amant et le cousin de la Duchesse de Polignac et le meilleur ami du Comte d’Artois, beau-frère de la Reine. Son tort vis-à-vis de Marie-Antoinette a été de trop profiter des largesses et privilèges qu’elle lui accordait ! Mais admettons que cet homme au visage vérolé, c’était lui.
Effrayées, elles sont de nouveaux perdues lorsqu’elles entendent des pas provenant du petit pont longeant le rocher situé à côté du Belvédère. Elles ne voient rien jusqu’à ce qu’un homme, qui semblerait être passé au travers du rocher, arrive de leur gauche. Il est, selon Annie Moberly (qui semble l’avoir apprécié, comme l’a dit la guide en riant), grand, gentil, aux cheveux noirs et frisés, avec le visage rouge et brillant d’avoir couru par une telle chaleur. Il porte une cape sombre. En arrivant, il leur crie de ne pas passer par le sentier qu’elles comptaient prendre, mais de « chercher la maison ». Lorsqu’elles se retournent pour le remercier, il n’est plus là, mais elles entendent ses pas. Elles passent donc sur le petit pont, devant le rocher (7), et arrivent sur la pelouse devant le Petit Trianon (8).
Le Petit Trianon vu du Belvédère
Le chemin venant du rocher, vu de devant le Petit Trianon
Là, elles voient une femme qui tient une feuille à bout de bras, comme pour mieux la regarder, et qui semble faire l’étude d’un arbre, comme un peintre. Son visage n’est pas très jeune mais il est joli. Elle porte une légère robe d’été, un chapeau de soleil et un fichu juste posté sur son décolleté. La jupe est bouffante, un peu vieillotte, comme passée de mode. La femme les regarde tandis qu’Annie et Eleonore passent à côté d’elle pour grimper l’escalier menant à la terrasse, sur le devant du Petit Trianon. Eleonore relate qu’en marchant vers la terrasse, elle se serait écartée et aurait poussé sa jupe, comme pour laisser passer quelqu’un, sauf qu’il n’y avait personne. Aurait-elle ressenti une présence… ? Une fois sur la terrasse, elles aperçoivent un jeune homme, probablement un serviteur, passer en courant et claquer une porte. Annie, en rédigeant son récit, racontera se souvenir encore du bruit de la porte qui claque. L’homme revient vers elles et leur dit de faire le tour pour pouvoir entrer dans le Petit Trianon.
Là, elles arrivent dans le jardin à la française situé devant le château, puis devant la chapelle, et enfin passent par une porte qu’elles qualifient de « porte spatiotemporelle » (à gauche) et se retrouvent parmi une foule somme toute parfaitement normale. Pour elles, cette fameuse porte leur a permis de revenir dans leur siècle.
En janvier 1902, Eleonore revient seule au Petit Trianon. Elle passe devant la porte par laquelle était sorti le serviteur un an plus tôt, et constate qu’elle est condamnée. Intriguée, elle se renseigne. On lui répond que cette porte a toujours été condamnée, et que personne n’a plus en sortir l’année passée. Par la suite, elle se dirige vers le Hameau. Dans le sous-bois (9), elle entend le bruissement d’une robe en soie. Intriguée, elle se demande qui peut être assez fou pour porter une telle tenue par ce froid et ce temps si humide. Elle se retourne pour voir de qui il s’agit, mais il n’y a personne. Là, elle ressent la même impression que sur la terrasse l’an passé : des présences, une foule de gens qui passent et la dépassent, mais qu’elle ne voit pas. Elle entend également des voix (des « monsieur » et « madame »), ainsi que de la musique. Elle revoit les mêmes jardiniers avec leurs bêches et leurs outils insolites. Une fois revenue au Petit Trianon, elle ne voit plus rien.
De retour chez elle, Eleonore cherche des portraits de Marie-Antoinette et reconnaît en elle la femme assise devant le Petit Trianon un an auparavant, avec sa feuille à la main. De même, elle reconstitue un morceau de partition avec la musique qu’elle a entendue et le confit à un musicologue, qui lui affirme qu’il s’agit d’une musique du XVIIIe siècle, contemporaine de Gluck.
En 1905, Annie et Eleonore retournent à Trianon avec une amie, mais là, rien ne se passe. Serait-ce en raison de la présence de cette amie ?
En 1911, Annie écrit ses mémoires où elle évoque ses facultés de medium, qui expliqueraient donc ses visions au Petit Trianon. Le récit de cette aventure paranormale sera publié six fois en Angleterre et deux fois en France, ce qui équivaut à 11.000 livres vendus. L’affaire a même été reprise dans plusieurs journaux, dont le Daily Telegraph.
Annie et Eleonore écrivent tout d’abord chacune de leur côté le récit de cette journée, puis font des recoupements. On leur suggère de proposer leur récit à la SPR, la Society for Psychical Research, mais elle rejette leur théorie et ne veut pas reprendre l’affaire. Alors, les deux femmes reprennent leur récit en faisant des recherches pour compléter ce qu’elles avaient écrit, puis, en novembre, reproposent le tout à la SPR qui, cette fois, l’accepte. L’IMI, une société parapsychologique française, s’intéresse également à l’affaire, qu’elle reprend à la moitié du XXe siècle. Georges Amadou, membre de l’IMI, produit l’ouvrage qui relate l’histoire en essayant de trouver des explications aux phénomènes vécus par les deux amies.
A la moitié du XXe siècle, Annie et Eleonore passent pour des folles. Leurs ayant-droits avancent alors une théorie (en 1965) pour expliquer leur aventure. Le Comte de Montesquiou, un dandy du XIXe siècle, possédait une propriété à la limite du parc de Versailles. Il détenait les clés de Trianon et du Hameau, et pouvait donc y accéder librement. Il y organisait tous les étés des fêtes en costume du XVIIIe siècle avec, entre autres, son amie Mme Greffulhe. On avance donc que les deux Anglaises auraient croisé ces bandes de fêtards costumés. Or, pour les parapsychologues, cette explication est impossible car, le 17 août 1901, Montesquiou n’a organisé aucune fête et Mme Greffulhe était en Angleterre. Il s’agirait donc bel et bien de visions paranormales…
Ce jour-là, nous avons pu poursuivre le chemin jusqu'au Hameau, et plus précisément dans la maison de la Reine, avant sa fermeture pour travaux en 2018. Nous nous sommes limités au rez-de-chaussée de la maison de la Reine (12), l’étage et l’escalier, non rénovés, n’étaient absolument pas praticables (de toute façon, la poussière et les toiles d’araignées ne nous inspiraient pas).
A droite, la tour Marlborough (11).
Cette visite imprévue a été le théâtre d'échanges au sujet des phénomènes paranormaux qui seraient visibles au Petit Trianon, dans ses jardins, au Hameau, parfois au Grand Trianon, mais jamais dans le château de Versailles.
Dans les années 80, un maçon était venu pour faire des travaux sur les murs de la maison de la Reine. Alors qu’il travaille, il entend du bruit à l’étage et dans l’escalier. Il se rapproche pour voir ce qui se passe et voit alors une femme, avec une large robe, sans tête et la tenant dans ses mains. Pris de panique, il se met à crier, et alors qu’il faisait plein jour, la pièce devient sombre. Il tente de s’enfuir mais la porte reste fermée. Ses cris attirent des visiteurs qui viennent lui ouvrir la porte et ne voient rien. L’artisan a quitté les lieux et a catégoriquement refusé de revenir travailler à Versailles.
Le 10 février 1968, un numéro de l’émission Tribunal de l’impossible est dédié à l'affaire des deux Anglaises. Intitulée « La dernière rose ou les fantômes de Trianon », l’émission relate l’aventure d’Annie Moberly et Eleonore Jourdain, et présente même une reconstitution de la scène ainsi que des débats. On peut trouver des extraits sur le site de l’INA.
Une autre émission, Les dossiers de l’écran, présente aussi cette aventure. Suite à la diffusion, de nombreux courriers de témoignages sont envoyés, dont celui d’un professeur d’art. Il raconte qu’un jour où il se promenait dans le Hameau, au niveau de la laiterie de la Reine, pris d’une envie pressante, il se serait éloigné un peu. En relevant la tête, il voit une femme qui le fixe et lui parle. Gêné, il prend une cigarette et l’allume, l’air de rien, et entame la conversation avec l’inconnue qui a un accent étranger (allemand ?). Elle lui raconte qu’elle vit ici, ce à quoi il lui répond que c’est impossible, que le domaine appartient à l’État et que personne n’y vit. Elle rétorque alors qu’elle, elle vit à Trianon, qu’elle peut y vivre tout le temps. Le professeur fait tomber sa cigarette, se penche pour la ramasser, et en se relevant, la femme a disparu. Demandant autour de lui, tout le monde lui assure qu’il était bien seul, et qu’aucune femme ne se trouvait là.
La conférencière nous a également parlé de ses collègues agents de nuit, qui font des tours de garde seuls dans le noir, pour vérifier que tout est en ordre, qu’aucune porte ou fenêtre n’est restée ouverte. Souvent, dans certaines pièces, quelque uns d’entre eux ont des impressions de froid glacial, même en plein été, un froid qui les traverse. Un autre agent lui a raconté qu’une fois, en arrivant dans l’antichambre de la Reine au Petit Trianon, il voit la porte de la salle à manger fermée alors qu’elle est en permanence ouverte. Il entre et tombe sur une fête du XVIIIe siècle… ! Un autre encore a raconté son aventure. Il était au premier étage du Petit Trianon (où se trouve la chambre de la Reine) et se dirigeait vers l’escalier menant à l’Attique et à l’entresol. Il ferme la porte de l’ancienne salle de bains de Marie-Antoinette, aujourd’hui vide, et commence à monter l’escalier. Puis il entend la porte qui se rouvre bruyamment, redescend pour aller la refermer mais sans y parvenir, comme si quelqu’un, de l’autre côté, essayait de la maintenir ouverte. D’autres, enfin, affirment pouvoir parler à Marie-Antoinette qui dit « qu’elle est bien » et que « l’on prie pour elle »...
En somme, des froids glaciaux, des objets qui bougent ou résistent, c’est donc très fréquent au Petit Trianon, selon ceux qui y travaillent ou qui visitent. Beaucoup de mediums viennent et parlent d’un pôle magnétique qui se trouverait là, ainsi qu’au Hameau. Info ou intox, telle est la question. L’une des visiteuses a alors interpelé la conférencière sur un point : vu ce qui se raconte, les agents ne seraient-ils pas un peu influencés, ou n’auraient-ils pas des a priori en venant là, ce qui leur ferait croire à tous ces phénomènes ? La conférencière a ri et a un peu approuvé la visiteuse. Mais elle a aussitôt enchaîné avec une autre anecdote. Un journaliste était venu faire un reportage sur le métier d’agent. Il n’était donc pas au courant de ces phénomènes et n’avait, en théorie, aucun a priori. Il suivait donc l’agent en question dans sa ronde au petit théâtre où Marie-Antoinette aimait jouer la comédie. Tandis que l’agent entre dans le théâtre pour faire son tour de garde, le journaliste attend dehors. Enfin rejoint par l’agent, il lui demande si quelqu’un vit au théâtre, ce à quoi on lui répond que non, personne n’y habite. Alors, le journaliste affirme qu’à une fenêtre à l’étage, quelqu’un est en train de les regarder. L’agent ne voit rien, mais le journaliste a refusé catégoriquement de rentrer dans le théâtre.
Il existe également un opéra sur l’aventure des deux Anglaises. Il date des années 90, il a été fait par John Corigliano et s’intitule « Ghosts of Versailles ».
Enfin, John Bruce a réalisé un film réadapté et revisité, mais dont la base est cette affaire, il s’intitule « Miss Morison’s Ghosts ». (Miss Morison faisant référence à Annie Moberly dont le pseudonyme d’écrivain était Morison).