"L'Allemande"
Pour plus de facilité, toutes les dates correspondent à notre calendrier grégorien. Le calendrier julien, en vigueur en Russie jusqu’à 1918, retardait de treize jour par rapport au nôtre.
Alix Victoria Hélène Louise Béatrice de Hesse naît le 6 juin 1872 à Darmstadt. Elle est le sixième enfant et l’avant-dernière fille de Louis IV de Hesse et de son épouse Alice du Royaume-Uni. Par sa mère, elle est une petite-fille de la Reine Victoria et donc une cousine du futur Roi d’Angleterre, mais aussi du futur Kaiser Guillaume II d’Allemagne.
C’est une très belle enfant, souriante et rayonnante. Sa famille la surnomme Sunny en raison de son caractère enjoué. Sa mère, Alice, est la digne fille de Victoria et applique ses méthodes d’éducation stricte : les chambres sont sans confort, peu meublées, les repas sont légers, les horaires précis, les emplois du temps réglés comme des horloges. Alix, son frère et ses sœurs grandissent entre deux cultures : allemande et anglaise. Ils vont souvent en vacances en Angleterre auprès de leur grand-mère Victoria.
A Darmstadt, Alix se promène dans sa carriole tirée par un poney et prend les vieilles robes de sa mère pour se déguiser. En 1873, alors qu’elle n’a qu’un an, son frère Frittie tombe accidentellement par une fenêtre de la chambre de leur mère. Il succombe d'une hémorragie due à l'hémophilie familiale. Cinq ans plus tard, elle perd sa sœur Marie, âgée de 4 ans, atteinte de diphtérie. Une semaine après, c'est Alice qui succombe de la même maladie que son enfant. On brûle les jouets, les chambres sont lavées et désinfectées. Dès lors, la petite Sunny disparaît. L’enfant cesse de sourire, se renferme sur elle-même et ne s’épanche qu’avec sa grand-mère qu’elle adore.
Louis de Hesse se désintéresse de ses enfants. L’aînée, Victoria, va jouer le rôle de mère de famille pour ses cadets. Alix est la préférée de sa grand-mère, qui se charge de l’éducation des orphelins.
L’enfant va être élevée alternativement en Grande-Bretagne et à Darmstadt. La gouvernante et la nurse sont anglaises et soigneusement choisies par la matriarche. Elles font un rapport détaillé à Victoria qui surveille et ordonne tout, même les menus et les heures de repas. Alix excelle en anglais, en littérature, en géographie, en histoire et s’intéresse à la politique, à la façon de gouverner. Elle joue également du piano mais refuse d’en jouer en public. En grandissant, la jeune princesse se renferme de plus en plus sur elle-même, elle est solitaire, sombre, timide à l’excès et semble froide. Elle ravale son besoin d’amour et se cache derrière son image de jeune fille parfaite et obéissante.
Cette hémorragie vient d’une maladie très « victorienne » : l’hémophilie, qui empêche le sang de coaguler. La moindre blessure, le moindre choc peuvent entraîner une hémorragie fatale à celui qui en est atteint. Transmise par les femmes, elle ne touche que les hommes. Victoria, qui la tient de sa mère, la Duchesse de Kent, l’a transmise à sa descendance. Plusieurs membres de sa famille en sont victimes : Léopold, le fils de Victoria ; trois fils de sa fille Béatrice ; deux fils de sa fille Victoria-Eugénie (le troisième fils, grand-père de l’actuel Felipe VI d’Espagne, est le seul à y avoir échappé). Forcément, Alice, la fille de Victoria, est porteuse du gène déficient. Elle l’a transmis à ses enfants, dont son plus jeune fils, Frittie, qui y a succombé. Sa fille Irina va aussi perdre un fils à cause de la maladie et Alix va, à son tour, « donner » l’hémophilie à son fils Alexis, mais nous n’y sommes pas encore…
En mai 1884, Alix, qui a 12 ans, se rend en Russie à l’occasion du mariage de sa sœur Ella avec le grand-duc Serge, frère du Tsar. Elle y rencontre le Tsarévitch, Nicolas Alexandrovitch, âgé de 16 ans. Tous deux timides, ils se jettent des regards en coin. Ils se savent amoureux mais l’affaire en reste là. Cinq ans plus tard, Ella fait venir sa sœur à Saint-Pétersbourg, où elle retrouve Nicolas. Ils visitent la ville, vont patiner ensemble. Leurs caractères se correspondent et leurs sentiments se font plus forts. Nicolas donne une fête pour la jeune fille avant qu’elle ne quitte la Russie. En 1891, elle y revient. Le bruit court que la princesse pourrait épouser le Tsarévitch, mais elle fait mauvaise impression à la cour. Maria Feodorovna, la Tsarine, n’en veut pas comme belle-fille, Alexandre III non plus. La cour se calque sur le couple impérial. On décrit la jeune fille comme froide, hautaine, maladroite, sans aucun goût. Seul Nicolas est subjugué et amoureux. Ses parents lui parlent d’un mariage français avec Hélène d’Orléans, mais il refuse : il veut son « incomparable Alix ».
Deux ans plus tard, la jeune fille perd son père. Son frère devient le nouveau Grand-Duc de Hesse et se marie l’année suivante avec leur cousine Victoria-Mélité d'Edimbourg. Le Tsarévitch est invité en terre allemande pour l'occasion et en profite pour faire une cour assidue à Alix. Toujours très éprise de Nicolas, elle est toutefois freinée par la religion. Fervente luthérienne depuis son enfance, encore plus après les décès de sa mère et de sa sœur, elle a du mal à envisager de se convertir à l’orthodoxie.
À force de discussion et d’arguments, elle plie et le 8 avril, les fiançailles sont officiellement annoncées. Nicolas rentre en Russie, les amoureux doivent se séparer et c’est un déchirement. Ils s’écrivent quotidiennement, Alix a même annoté le journal intime de son fiancé. Pour la former à son futur rôle de tsarine, on lui envoie un prêtre orthodoxe et un professeur de russe, ainsi qu’une lectrice, Mme Schneider. Elle apprend par ailleurs le français, langue usitée à la Cour de Saint-Pétersbourg.
Voyant son père au plus mal mais voulant la présence de sa fiancée à ses côtés, Nicolas fait venir Alix, qui rejoint la famille impériale et s'installe chez sa sœur Ella. Titrée « Très Croyante Grande-Duchesse Alexandra Feodorovna » jusqu’à ses noces, elle épaule son fiancé dans la terrible période qu’il traverse. L'attention se porte davantage sur la santé du Tsar mourant que sur la fiancée, qui n'a pas droit à un accueil digne de son futur rang. Elle s'efface le plus possible, ce qui donne l'impression qu'elle est sombre, distante et hautaine. Pourtant, avoir une autre attitude aurait été encore moins bien vu. Après le décès d'Alexandre III, la jeune femme soutient son fiancé dans la foi qui ne la quittera jamais. Elle encourage Nicolas, dans ses lettres et dans son journal, à se tourner vers Dieu pour l’assister dans sa lourde tâche. Le lendemain de la mort du Tsar, elle se convertit à l'orthodoxie et devient Alexandra Feodorovna.
Le corps d'Alexandre III est rapatrié de Livadia, en Crimée, jusqu'à la capitale russe. Alexandra fait sa première apparition publique à cette occasion. Vêtue de noir, effacée, elle s’avance derrière le convoi funèbre du Tsar défunt. Dans le peuple, à la cour, on murmure qu’elle est « arrivée à Saint-Pétersbourg derrière le cercueil de son beau-père » et qu’elle amène le malheur avec elle. Les préparatifs du mariage alternent avec les cérémonies du deuil d’Alexandre III. Alexandra passe des vêtements noirs à sa robe blanche en une semaine. Le mariage a lieu le 26 novembre à Saint-Pétersbourg. Alexandra porte les joyaux de la couronne, elle est radieuse. C’est le plus beau jour de sa vie, celui où elle épouse enfin son cher Nicky. Toutefois, l'événement se faisant bien vite après les obsèques du Tsar, il est mal perçu par la population.
Le jeune couple passe le plus clair de son temps à lire les lettres de félicitations et de condoléances. Tandis que Nicolas s'occupe des affaires de l'Etat, Alexandra poursuit son apprentissage, entamé en Angleterre après l'annonce de ses fiançailles. Elle voit régulièrement sa belle-mère, qui les héberge le temps des travaux de leur future résidence. La jeune femme a beau être la femme du nouveau Tsar, elle doit céder le pas à la Tsarine douairière. Mondaine avertie, à l’aise dans ses mouvements et en public, intégrée à son pays d’adoption et parlant le russe, Maria contraste furieusement avec sa belle-fille. Elle a sa petite cour et le soutien d’une famille impériale hostile à Alexandra, notamment les oncles de Nicolas II. Lors de sa première apparition en public, la jeune mariée fait mauvaise impression. Prise de stress, elle voit son visage se couvrir de plaques rouges ; ce que l’on prend pour de la froideur et du dédain ne sont qu’en fait de la réserve.
Début 1895, quand le jeune couple impérial s’installe au Palais Alexandre, elle se sait enceinte. Elle supporte mal cette grossesse et souffre de douleurs aux jambes. Elle n’aime pas le soleil, le plein air ni le sport. A un stade avancé de sa grossesse, elle ne se déplace plus qu’en chaise roulante, poussée par Nicolas. On espère un héritier, mais c’est une fille, Olga, qui voit le jour le 15 novembre. L’accouchement se passe très bien et, comme l’indique Nicolas dans son journal, Alexandra est sur pied le soir-même. Bien que ce soit une fille, les parents sont ravis. La jeune mère choisit d’allaiter contre l’avis de la Tsarine douairière, elle coud des layettes pour son enfant et décide de fonder des établissements dédiés aux mères et à leurs bébés. Partout ailleurs, la déception est rude mais au moins, on sait que la Tsarine n’est pas stérile et on espère qu’elle sera de nouveau bientôt enceinte.
Le 26 mai suivant, le couple est couronné. En octobre, ils se rendent à Paris. Alexandra, encore enceinte, subit ce voyage plus qu'elle n'en profite. Le 10 juin 1897, naît Tatiana. Alexandra allaite toujours et partage son temps entre ses deux bébés, malgré les remontrances de Maria Feodorovna. Fin 1898, elle apprend qu'elle attend un autre enfant. Elle a une mauvaise circulation sanguine et ses jambes la font souffrir. La station debout lui est pénible.
Nicolas la pousse amoureusement dans sa chaise roulante, dans les jardins de Tsarkoïe Selo. Elle aime passer du temps dans son fameux boudoir mauve (sa couleur préférée), dont les murs sont recouverts de portraits de famille, de photographies et d’un portrait de Marie-Antoinette avec ses enfants. Nicolas y retrouve sa femme pour le thé ou un moment paisible à deux. C’est dans cette ambiance d’amour que naît Maria le 26 juin 1899. Comme pour Tatiana, l’accouchement est difficile. En janvier 1901, Alexandra apprend le décès de sa grand-mère. Terrassée par la mort de Victoria, elle peine à s’en remettre et n’a même pas le soulagement de pouvoir assister à ses funérailles, car elle est encore enceinte. Le 5 juin, elle donne naissance à Anastasia.
Alexandra souhaite être une épouse et une mère avant d’être une souveraine, se retirant ainsi le soutien d’une partie de la Cour. Elle a très peu d’amies, dont Lili Dehn, Sonia Orbeliani et Maria Bariatinsky. En février 1906, Sonia, paralysée, se sait atteinte d’une maladie incurable. Elle mourra neuf ans plus tard dans l’appartement que la Tsarine lui attribue à Tsarskoïe Selo. Ne pouvant plus officier auprès de la souveraine, elle présente à Alexandra, pour la remplacer, la jeune Anna Taneïeva, fille de l’intendant de la Chancellerie, qui deviendra Mme Vyroubova et s'installera dans une maison donnée par la Tsarine.
La souveraine ne peut se passer de cette jeune femme qui sait tout d’elle, de ses peines, de ses inquiétudes et de ses souffrances. Malgré les racontars, Anna sera la plus grande et la plus dévouée des amies d’Alexandra. Gentille et sincère, elle n’en est pas moins sotte, naïve, très fleur bleue et avide de potins. Elle appelle le Tsar et la Tsarine « Papa » et « Maman ». Malgré quelques orages dans leur relation, Anna sera acquise jusqu’à la fin à son impériale amie. Elles partageront en outre la même fascination pour Raspoutine, chose qui sera source d’un bon nombre de rumeurs.
La souveraine a un emploi du temps bien réglé. Après le petit-déjeuner, Alexandra supervise le passage de ses filles auprès du Dr Botkine. Les premières années, elle reste avec elles durant leurs cours, vérifie les cahiers, suit leurs progrès. Ensuite, elle passe la main à la Princesse Orbeliani, son attention se concentrant sur son fils.
Tandis que les Grandes-Duchesses se rendent en balade à onze heures, Alexandra va faire son courrier dans son boudoir mauve et se repose. Elle déjeune seule, plus tard ce sera en compagnie du Tsarévitch. L’après-midi, elle se promène en calèche et en profite pour visiter les institutions qu’elle patronne, les lieux de culte ou les hôpitaux.
Après le thé en famille, Alexandra reste auprès de Nicolas ou, s’il retourne dans son bureau, elle brode, coud, peint, discute avec sa lectrice ou ses amies. Le dîner est servi à vingt heures, mais elle y touche à peine, son appétit étant limité. Après le repas, la famille se réunit pour des activités avant de dormir. Parfois, la Tsarine joue du piano. Nicolas et Alexandra dorment ensemble. Avant de dormir, ils prennent un dernier thé à vingt-trois heures puis il rédige son journal tandis qu’elle mange des biscuits en lisant.
Elle observe la même rigueur pour ses filles qu’elle élève comme elle l’a elle-même été. Elle veut que par cette éducation stricte et sans faste, ses enfants soient des personnes simples, dépourvues de hauteur et prêtes à aider leur prochain. Les lits des Grandes-Duchesses n’ont pas d’oreiller, elles prennent un bain froid tous les matins, elles font leurs lits elles-mêmes et sont d’une extrême politesse avec les domestiques.
Par exemple, elles demandent « auriez-vous l’amabilité de faire telle ou telle chose, s’il vous plaît ? » et ne donnent jamais d’ordre. En outre, Alexandra leur impose de partager leurs nombreux jouets avec les enfants des domestiques. C’est au moins la moitié de leurs joujoux qui sont offerts gracieusement, de même que leurs vêtements devenus trop petits. D’ailleurs, la Tsarine ne se limite pas à ces présents. Elle aide financièrement, sur sa propre cassette, les jeunes couples de domestiques à se lancer dans la vie, elle offre de financer les études de leurs enfants et est la marraine de beaucoup d’entre eux. En 1917, elle sera bien mal récompensée de sa gentillesse. Alexandra aime ses filles tendrement et préfère passer du temps avec elle plutôt qu’à la Cour.
En septembre 1901, le couple impérial se rend une nouvelle fois en France. Alexandra a l'esprit occupé par un seul sujet : être enceinte et donner naissance à un fils. Elle entend alors parler d'un certain Monsieur Philippe, un homme soit disant mystique qui n'est en réalité qu'un charlatan. Elle tombe dans son piège et se laisse convaincre par la "magie" du visiteur. De retour en Russie, elle l'y convie et le reçoit à Tsarskoïe Selo. Début 1902, elle se croit enceinte. Elle fait du « mage » son médecin « gynécologue ». Une enquête est demandée par les membres de la famille impériale et la liste des délits de M. Philippe est affolante : exercice illégal de la médecine, imposteur, spéculateur, franc-maçon, arnaqueur, détournement d’héritage, déjà condamné plusieurs fois. La naissance n’arrivant pas, Nicolas II s’interroge et Maria Feodorovna impose à sa belle-fille un contrôle gynécologique par un éminent spécialiste. L’Impératrice fait une grossesse nerveuse et tend vers une hystérie latente. Monsieur Philippe est aussitôt chassé de Russie. Lorsqu’enfin le "travail" commence, la stupéfaction est totale : le ventre d’Alexandra redevient plat et aucun enfant ne naît. La nouvelle de cette grossesse nerveuse et la crédulité de l’Impératrice font le tour de la Cour : on se gausse de cette souveraine si naïve. Lorsqu'elle se rend enfin à l’évidence et est anéantie. Elle pardonnera toutefois à l'homme. Cette affaire n'est qu'une ébauche de la manipulation qu'exercera sur elle Raspoutine.
En bonne convertie, Alexandra s’adonne corps et âme à sa religion d'adoption, teintée de spiritisme, de rites, de légendes. Ce n’est pas là l'orthodoxie à laquelle les Russes, dont elle a une image pour le moins erronée, s’adonnent. Elle vénère les icônes comme si chacune d’elle avait un pouvoir salvateur. La Tsarine en met partout dans son boudoir mauve et dans sa chambre. Jusqu’à Ekaterinbourg, les pièces qu’elle occupe le plus en seront remplies. Witte, le ministre de son mari, écrit dans ses mémoires : « Il est facile de voir comment la religion d’une telle femme, qui vit dans l’atmosphère morbide d’un luxe oriental, entourée d’une légion de flatteurs sans cesse courbés devant elle, devait fatalement dégénérer en un mysticisme indigeste et en un fanatisme que ne tempérait aucune aimable douceur ». Alexandra vit dans une ferveur religieuse, loin de toute réalité, dans un monde mystique qu’elle s’est créé. Dans ses appartements, la Tsarine reçoit des moines, des nonnes, des infirmes qui viennent frapper à sa porte pour obtenir de l’aide. Elle ne leur refuse jamais rien et ils repartent avec un peu d’argent.
Sur les conseils de M. Philippe, Alexandra s’est donné pour mission de faire canoniser un moine du XVIIIe siècle, Séraphin de Sarow, et obtient gain de cause. Le 19 juillet 1903, elle et Nicolas assistent à la cérémonie, puis elle se baigne dans une fontaine qui permettrait aux femmes stériles de pouvoir enfin procréer. En outre, M. Philippe l'a dit : Saint-Séraphin aidera la souveraine, il intercédera pour elle auprès de Dieu. On voit là le degré d’exaltation de la Tsarine. Apprenant la venue du couple impérial, un certain Raspoutine prédit qu'un fils naîtra l'année d'après. A la fin de l’année, la souveraine apprend qu’elle est enceinte et se persuade qu’elle porte enfin l’héritier tant attendu. Hasard ou miracle, le 12 août 1904, Alexandra met au monde un garçon, le Tsarévitch Alexis. La naissance est facile et rapide. La souveraine est heureuse et soulagée : en donnant un héritier à l’Empire, elle a accompli son devoir dynastique.
Mais âgé d’un mois et demi, le petit Alexis a un saignement au nombril qui peine à être arrêté. Quand il commence à marcher à quatre pattes, des boules bleues viennent enfler ses articulations. Le Tsarévitch est hémophile et la médecine de ce début du XXe siècle n’est pas encore assez avancée pour le sauver. Ses parents savent qu’il est condamné et sont effondrés. Comme l’hémophilie se transmet par les femmes, Alexandra, en double peine, se sent entièrement responsable du mal dont souffre son enfant. Elle s’en voudra toute sa vie et n’a dès lors qu’une peur : perdre son fils unique.
En 1905, le couple impérial rencontre pour la première fois Raspoutine, invité chez Anastasia et Militza de Montenegro. Le 31 juillet, Alexandra et Nicolas II le revoient chez leur cousine Tania. Le contact est encore meilleur que la première fois. Ils le reçoivent le 26 octobre à Tsarskoïe Selo. Le Sibérien fait forte impression en apportant à la Tsarine une icône de Saint-Siméon qu’elle conservera toujours avec elle. Le contact passe si bien que Raspoutine reste plus d’une heure à discuter avec le couple impérial au lieu des quelques minutes initialement prévues. Il s’entretient également avec les Grandes-Duchesses, âgées de cinq à onze ans, qui l’adoptent aussitôt. Alexis le surnommera plus tard « Oncle Novy ».
En juillet 1907, la Tsarine est à court de moyens pour soulager son fils, en pleine crise. Elle fait appeler Raspoutine, qui arrive. Il s'assied au pied du lit de l'enfant et prie. La crise passe, il s'endort. Alexandra est stupéfaite, les médecins abasourdis. En octobre, le Starets récidive. Désormais, elle voit Raspoutine comme un « homme à qui Dieu parle ». Il sera celui qui permettra à son fils de vivre, elle a une confiance aveugle dans cet homme qu’elle croit envoyé par Dieu pour sauver Alexis. C’est le début de l’influence qu’il exercera sur elle. Avec les années, tout ce que touchera le Sibérien prendra une dimension sainte. Alexandra est loin d’imaginer le palmarès du personnage. Qu’il soit un mystique est avéré (il prédit la mort du Premier Ministre Stolypine ainsi qu’une crise d’Alexis en 1912. Dans les deux cas, il aura raison). Mais, outre ses dons indéniables, l’arrêt de l’aspirine, sur son conseil, est pour beaucoup dans l’apaisement d’Alexis. Nouveau médicament à l’époque, on ignorait ses effets anticoagulants, ce qui ne peut qu’augmenter les hémorragies liées à l’hémophilie.
L'importance de Raspoutine auprès du couple impérial choque tant la Cour que la famille de Nicolas II, ainsi que les Russes. Une lettre qu’Alexandra a écrite au Starets a fuité. Dedans, elle lui écrit que sa seule présence l’apaise, qu’elle souffre sans lui et qu’elle espère s’endormir éternellement dans ses bras. Des rumeurs ne tardent pas à se répandre : Alexandra et Raspoutine sont amants ; elle entretient également des relations charnelles avec Anna Vyroubova ; pire, ces trois-là font ménage ensemble pour des soirées crapuleuses. Quant à Nicolas II, il est tellement soumis à son épouse, il accepte de s’humilier devant elle et Raspoutine. Rien n'est plus faux. Aucun sentiment amoureux dédié à Raspoutine n’émane de sa personne, il est ce père spirituel qu’elle n’a jamais eu, a fortiori parce que son propre père se désintéressait d’elle. Le Sibérien est le sauveur de son fils, l’homme de Dieu qui lui permet de rester en vie. Les crises d’Alexis usent prématurément la santé physique et morale de la Tsarine, sa seule échappatoire est la prière et de reporter ses espoirs sur ce Sibérien mystique. Lorsqu'il devra quitter la Cour, à plusieurs reprises, le Starets et Alexandra continueront de s'écrire.
Epuisée par les grossesses, souffrant des jambes, névrosée, hystérique, elle a une peur permanente de perdre son fils et son mari n'aident pas non plus. Alexandra est souvent maussade, un air triste peint sur son visage. Elle se dit cardiaque et parle de son « cœur élargi » qui a souvent des palpitations. Les médecins qui l’ont examinée concluent pourtant à un cœur sain, mais évoquent des nerfs fragiles. Ils sont remerciés et remplacés par le Dr Botkine, dont la fidélité le mènera jusqu’à Ekaterinbourg.
Complaisant, le médecin écoutera et supportera la Tsarine sans jamais la contredire, bien qu’il partage l’avis de ses confrères et prédécesseurs. La souveraine sombre petit à petit dans une dépression nerveuse qui ne la quittera jamais. Nicolas II, toujours amoureux de son épouse comme au premier jour, ne se plaint jamais. Il pousse la chaise de sa femme sans rien dire et supporte en silence son caractère et son humeur.
Amateur de grand air, sportif et aimant les balades au soleil, le Tsar y entraîne ses filles tandis que la Tsarine reste à l’ombre, dans le Palais de Tsarskoïe Selo. A leur retour, ils retrouvent Alexandra, toujours sombre. Ses filles l’adorent, mais l’état de leur mère semble souvent difficile à supporter, comme l’écrira Olga à Raspoutine. Son caractère ombrageux et intransigeant, sa santé ainsi que sa vie de famille repliée sur elle-même sont autant d’éléments négatifs pour les Grandes-Duchesses et leur frère. En dehors de quelques cousins, ils ne voient personne de leur âge et sont entièrement coupés du monde et de la réalité.
L'attentat de Sarajevo inquiète la souveraine, qui redoute une guerre. En visite en Russie, Maurice Paléologue, ambassadeur français, écrira qu'Alexandra "lutt[ait] visiblement contre l’angoisse hystérique". Le 1er août, le conflit éclate. Alexandra et Raspoutine insistent pour que Nicolas II renonce, mais il n'en fait rien. Née allemande, Alexandra est rapidement soupçonnée d’agir contre son pays d’adoption. Elle souhaiterait la victoire de l’Allemagne et agirait en ce sens grâce à son espion, Raspoutine. C'est bien entendu faux. Bien que née à Darmstadt, Alexandra est russe par son mariage et par le cœur. Il s’agit du pays de son époux et que son fils est appelé un jour à diriger. Par son éducation, elle est très anglophile et parle assez peu l’allemand au quotidien. La seule chose qui la rattache à son pays de naissance, c’est son frère, le Grand-Duc de Hesse, enrôlé dans l’armée de Guillaume II.
La souveraine a l’occasion de prouver son honnêteté et son patriotisme très rapidement. Les défaites s’enchaînant, les blessés regagnent Petrograd par trains entiers. Alexandra fait installer un hôpital dans la Galerie d’Armes du Palais Catherine. La Tsarine, ses deux aînées et Anna Vyroubova ont suivi une formation puis ont reçu un diplôme d’infirmière, ce dont la souveraine est très fière. Les cadettes, elles, sont affiliées à l’hôpital d’un village voisin de Petrograd. Alexandra panse les plaies les plus répugnantes, assiste les médecins lors d’amputations, refait les pansements, nettoie les malades, soutient les mourants et prie avec eux s’ils le réclament en l’appelant « Tsarista » (Petite Tsarine), le tout sans jamais se plaindre, se fondant dans la masse d’infirmières. Durant le premier trimestre de la guerre, Alexandra « organise quatre-vingt-cinq hôpitaux et prépare vingt trains sanitaires, très bien équipés et peints de gigantesques croix rouges sur leurs toits », comme l'écrit l'historien Jean des Cars.
Lorsqu'Anna Vyroubova est victime d'un accident de train, Raspoutine, appelé en urgence, prie au pied du lit de la blessée, qui se remet du drame. Alexandra, déjà convaincue du pouvoir du Starets, est désormais persuadée qu'il est aussi le sauveur de la Russie. Lorsque Nicolas prend la tête de son armée, Alexandra assure la régence, manipulée par le Sibérien. Si le Starets est ravi de son influence politique, la souveraine le fait de façon désintéressée. Bien que la politique et l’art de gouverner lui plaisent, elle se charge de ce fardeau (en plus des hôpitaux qu’elle continue de visiter, de son activité d’infirmière et de la santé de son fils) afin d’alléger le poids que Nicolas porte sur ses épaules. « Son seul désir était d’être utile à l’empereur dans sa lourde tâche et de l’aider de ses conseils », écrit Pierre Gilliard, précepteur d'Alexis.
C’est à cette période que l’influence de Raspoutine est la plus forte. Alexandra lui fait entièrement confiance. La Tsarine écrit quotidiennement à son époux, basé à Moguilev, parfois même plusieurs fois par jour. Dans ses lettres, Alexandra se montre dure envers Nicolas s’il n’écoute pas les conseils « avisés » du Starets, tous tournés vers le maintien d’un régime autocratique. La souveraine ne se contente pas d’écrire, elle envoie également à son époux nombre de demandes ou d’objets tous plus farfelus les uns que les autres, tombant définitivement dans un mysticisme frôlant la folie. Ainsi, Nicolas reçoit à Moguilev une canne jadis employée et bénie par Raspoutine, Alexandra lui conseille de l’utiliser de temps en temps. Plus tard, elle lui expédie une petite bouteille de Madère. Il doit en boire un verre à la santé de celui qu'elle appelle « Notre Ami ». Avant un Conseil des Ministres, elle l’adjure par courrier de toucher une petite icône offerte et bénie par le Starets et qu’elle lui a fait parvenir. Une autre fois, c’est le peigne de Raspoutine qu’elle lui envoie afin qu’il se coiffe avec. Elle lui transmet également des fleurs et une pomme que le Sibérien a offertes. Cette liste est exhaustive.
L'entourage d'Alexandra essaye de lui ouvrir les yeux sur le Sibérien. Sa sœur Ella tente de la mettre en garde. Après l'entretien, elle sort en pleurs et crie "Elle m’a jetée comme un chien !". Maria Feodorovna, elle aussi, essaye de convaincre Nicolas d’éloigner définitivement Raspoutine : « ma bru n’aperçoit pas, la malheureuse, qu’elle est en train de se perdre et de perdre la dynastie. Elle croit de bonne foi en la sainteté d’un traineur d’aventures, et nous, impuissants, nous ne pouvons rien faire pour prévenir une catastrophe qui désormais paraît inévitable ». Maria pose un ultimatum à son fils, ce sera Raspoutine ou elle : Nicolas invite sa mère à quitter Petrograd pour Kiev. Nicolas Alexandrovitch écrit à son tour à son neveu, sans davantage de succès. Personne n’est dupe sur qui tient les rênes de l’Empire en l’absence de Nicolas II. Alexandra, ravie d’avoir enfin une influence politique, prétend être la nouvelle Catherine la Grande, comme le confirmera plus tard Maria Raspoutine, la fille du Starets. Alexandra se gave de véronal. Son mari aussi est drogué par Raspoutine (il l’avouera à Félix Youssoupov), mais elle, au moins, est consciente de ce qu’elle ingurgite. Ses proches, qui la voient au quotidien, constatent son état de fatigue et sa léthargie liés à la drogue. Plus que jamais, elle est à la merci de son « maître ».
Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, Raspoutine est assassiné. En apprenant la nouvelle, la Tsarine entre dans un profond mutisme pendant une semaine et refuse de manger. Elle se souvient des prophéties du Starets. « Si je suis tué par des hommes du peuple, par mes frères, toi, tsar Nicolas, tu vivras. Tu resteras sur le trône et tes enfants vivront. Si je suis tué par des seigneurs, des aristocrates, mon sang coulera sur toute la Russie. Toi et tes enfants ne vivrez pas plus de deux ans, la Russie basculera et sera vaincue » ; « Si je meurs ou si vous m’abandonnez, vous perdrez votre fils et le trône dans les six mois » ; « le Tsarévitch vivra autant que je suis en vie ». La Tsarine redoute désormais la chute de l’Empire et surtout la mort de son fils. Le décès de son « maître » rend Alexandra folle, au point qu’on encourage le souverain à la mettre dans un couvent. L’ambassadeur Paléologue, qui l’a vue à cette période, dira que « la Tsarine n’est pas assez normale pour concevoir un système politique ».
Le 3 mars 1917, Nicolas abdique. Alexandra fond en larmes. Le 7, elle et ses enfants sont décrétés en état d'arrestation et faits prisonniers au Palais Alexandre. Si Nicolas se sent soulagé d’avoir perdu le poids du sceptre, son épouse a du mal à supporter cette situation ainsi que les provocations de certains gardiens. Elle se raccroche à la religion et brûle ses papiers, ses lettres et ses journaux intimes. Les contacts avec l’extérieur sont coupés, les appels surveillés, le courrier épluché, les conversations se font exclusivement en russe. Quand Nicolas revient enfin à Tsarskoïe Selo, Alexandra est soulagée. Une grosse partie des domestiques s’en va. Certains tête baissée, d’autre en insultant celle qui, jadis, les avait tant aidés. Ceux qui ne sont désormais plus que les citoyens Romanov ne peuvent pas aller au-delà des barrières érigées dans le parc du palais.
Le 14 août, les Romanov quittent Saint-Pétersbourg pour Tobolsk, en Sibérie. En passant devant Pokrovskoïe, village natal de Raspoutine, Alexandra se recueille et prie. La vie à Tobolsk est monotone. Le petit-déjeuner a lieu en famille, ensuite c’est l’heure des leçons. Alexandra part se reposer dans sa chambre tandis que les enfants et Nicolas se promènent dans la minuscule cour aménagée avec de hautes palissades. Déjeuner, cours, thé en famille, puis dîner. Enfin, chacun s’occupe à sa façon : broderie, couture, lecture, jeux de cartes. Parfois, les prisonniers mettent en scène des petites pièces de théâtre. La santé d’Alexandra se délabre de plus en plus. Elle passe le plus clair de ses journées à se reposer, à écrire, parfois à peindre. Elle joue aussi du piano à de rares occasions. Elle reçoit quelques lettres d’amis ou de la famille, mais elle est volontairement maintenue dans un flou total concernant la situation politique de la Russie. La Tsarine lit également beaucoup, notamment la Bible. La religion est son seul soutien.
Elle coud des vêtements pour sa famille (l’hiver est rude) et rapièce ceux qui sont usagés. Les Grandes-Duchesses et Nicolas font bonne figure vis-à-vis des gardes, mais Alexandra a du mal à supporter les vexations et les insultes de leurs gardiens, qu’elle méprise. Elle se mure dans cet air hautain qui ne l’a jamais quittée et se sent trop au-dessus des soldats pour leur accorder la moindre attention. Un jour, le Dr Botkine dira à Gilliard en parlant de la Tsarine : « En tant que médecin, je ne puis, désormais, considérer Sa Majesté comme totalement normale ».
Le 26 avril 1918, Alexandra, Nicolas et Maria quittent Tobolsk pour Ekaterinbourg, leur nouvelle prison. La vieille femme est angoissée à l'idée de laisser Alexis, bien qu'il soit sous la protection de ses sœurs Olga, Tatiana et Anastasia. C'est avec un immense soulagement que l'ancienne Tsarine retrouve son fils chéri fin mai. Les conditions de détention n’ont jamais été si dures. La seule salle d’eau disponible est souvent marquée de graffitis graveleux de la part des gardiens, qui font des blagues douteuses devant des Grandes-Duchesses imperturbables. Alexandra ronge son frein mais elle accepte tout sans faillir. Elle recouvre les murs de sa chambre avec des icônes. Elle n’est plus une souveraine déchue, elle est simplement une mère angoissée. La Tsarine ne parvient à avaler que des macaronis. Dans son journal intime, offert par Tatiana pour le Noël 1917 et orné d’un svastika (une croix gammée aux branches coudées à gauche, à ne pas confondre avec celles coudées à droite, symbole du nazisme), Alexandra écrit : « l’Ange approche ». Contrairement à son mari et ses enfants qui espèrent encore, elle est persuadée qu’ils ne survivront pas à la maison Ipatiev : la mort n’est pas loin.
Et en effet, durant la nuit du 16 au 17 juillet, le nouveau gouverneur des prisonniers, Iourovski, réveille toute la famille sous prétexte qu’une insurrection menace en ville. Les prisonniers se rendent dans une pièce du rez-de-chaussée, où ils doivent attendre avant de partir pour une nouvelle prison, du moins le croient-ils. Alexandra s’assied sur une des trois chaises que des soldats ont apportées, sur demande de Nicolas. Iourovski paraît devant la famille et ses serviteurs, puis annonce froidement qu’ils vont tous être exécutés. L’ancienne souveraine voit son mari tomber puis succombe à son tour d’une balle en plein cœur. Elle avait quarante-six ans. Les corps sont emmenés au puits de mine des Quatre-Frères, dans la forêt de Koptiaki.
Dénudés, ils sont jetés dedans puis explosés à la grenade. Le lendemain, pour davantage de sécurité, on remonte les cadavres, on les découpe, on les brûle puis on les arrose d’acide. Les cendres sont récupérées et jetées dans le Ravin des Porcelets. Exhumés en 1991, ils sont rapatriés à Saint-Pétersbourg et inhumés en grande pompe.