Jamais sans Camille
Anne-Lucile-Philippe Laridon-Duplessis naît le 18 janvier 1770 à Paris. Fille de Claude-Étienne Laridon-Duplessis et d’Anne-Françoise-Marie Boisdeveix, elle a également une sœur, Adèle. Elle grandit en alternance dans l’appartement familial de la rue de Condé et à Bourg-la-Reine où son père, issu de la bourgeoisie, possède une demeure et y fait figure de propriétaire terrien. Proche de sa mère, Lucile la voit comme une amie, une confidente. Elle est son modèle et elle lui raconte tout. A l’inverse, elle aime et respecte son père, mais surtout, elle le craint. Jeune fille insouciante, romantique et dans l’air de son temps, elle est aussi mélancolique, nostalgique, ce qu’on appellerait aujourd’hui dépressive, et se pose de nombreuses questions sur ce que sera son avenir. Elle tient un journal intime, son « carnet rouge », où elle écrit tous ses sentiments, ses poèmes, ses historiettes, ses chansons. Ses principaux loisirs sont l’écriture – bien qu’elle reconnaisse ne pas y exceller – le piano et le tissage de la soie (elle a un élevage de vers à soie à domicile).
Suivant les idées de la fin des années 1780, elle lit la presse qui prône les idées des Lumières, celles de liberté et d’égalité, et croit Marie-Antoinette responsable de tous les maux du peuple. Elle se fascine pour tout ce qui touche à la politique et voit en Necker la seule solution à la situation dans laquelle se trouve la France. Elle fait la connaissance de trois hommes qui la marqueront, dont un plus que les autres. Ils sont Sylvain Maréchal, Camille Desmoulins, tous deux avocats, et Stanislas Fréron, ami et camarade de lycée de Camille. Tous trois épris de liberté et démocrates, ils auront chacun une influence différente sur Lucile. On ignore si Fréron – âgé de quarante ans quand Lucile n’en avait pas la moitié – a été son amant, mais en tout cas il fut un ami très proche et contribua à former l’esprit de sa jeune élève. En revanche, le cœur de Lucile alterne longtemps entre Camille et Sylvain. Sans doute a-t-elle aimé les deux. Mais elle finit par faire un choix : ce sera Camille Desmoulins.
Jeune avocat bègue, au physique peu avantageux et ayant une clientèle limitée, il ne représente pas le parti idéal aux yeux du père de Lucile et celui-ci refuse la demande en mariage de Camille. La jeune femme en tiendra longtemps rigueur à son père et le lui fera comprendre au travers de chansons et scénettes qu’elle lui jouera. Mais avec les évènements de juin et juillet 1789, Desmoulins commence à se faire un nom. Le 12 juillet, monté sur une table au Palais-Royal pour un discours appelant à prendre les armes, il est l’un des premiers à arborer le ruban vert « couleur de l’espérance ». Le père de Lucile apprécie la montée de ce jeune homme : il fréquente assidûment sa fille et est souvent reçu rue de Condé.
Avec les succès remportés par Desmoulins, l’argent qu’il gagne de façon fixe et régulière, il devient de plus en plus un parti prometteur. La mère de Lucile interfère auprès de son mari pour qu’il accepte la demande en mariage de l’avocat et journaliste. Lucile, de son côté, bien que très éprise malgré les années qui passent, est en prise aux doutes. En témoigne son journal intime où elle s’épanche et avoue préférer souffrir et s’éloigner de Camille, ne le méritant pas. Jeu ou simple nostalgie frôlant l’instabilité, impossible de le savoir. Mais la jeune femme ne met pas ses confessions en application et épouse Desmoulins le 29 décembre 1790 à l’église Saint-Sulpice.
Le couple s’installe rue du Théâtre-Français (actuelle rue de l’Odéon) et reçoit beaucoup d’amis dans son logement. L’appartement est spacieux mais modeste, Lucile y joue du piano et de la harpe. Très vite, les détracteurs de Camille se moquent de lui et plaignent sa femme, si belle, d’avoir un épousé un homme tel que lui, et vont jusqu’à raconter des infamies sur la famille de Lucile. Mais le couple s’en moque et vit sa vie. Les fins de semaines, ils se rendent à Bourg-la-Reine, devenu Bourg-l’Egalité, où ils mènent une vie insouciante. Lucile, surnommée « Rouleau » ou « Roulade » par son mari, s’amuse à nourrir les lapins, court partout, chante, joue de la musique, rit, se mêle des conversations de Desmoulins avec ses amis et se laisse gentiment courtiser par Fréron qu’elle surnomme affectueusement « Lapin ».
La fuite de la famille royale, le 20 juin 1791, a laissé le peuple comme anesthésié. Desmoulins passe beaucoup de temps aux Cordeliers, dont les membres sont divisés sur la marche à suivre. On parle beaucoup d’une guerre contre l’étranger, de destituer le Roi, on n’ose pas encore parler de République. Aussi, Lucile est très inquiète pour son mari. Au travers des lettres qu’elle envoie à sa mère, on sent son inquiétude, mais aussi son engouement pour lui. Plus qu’une femme, c’est aussi un soutien, un pilier, presque une militante. Elle voit d’ailleurs régulièrement Gabrielle, l’épouse de Danton, avec qui elle est amie et qui est elle aussi très inquiète pour son lui. Lucile semble avoir grandi avec ces évènements, la jeune fille insouciante surnommée « Roulade » disparaît petit à petit. Elle entre même aux Jacobins, refusant de rester au foyer comme le fait Mme Danton. Suite à la fuite du Roi, les Cordeliers rédigent une pétition qu’ils portent au Champ-de-Mars pour réclamer la destitution de Louis XVI. Camille suit le mouvement et se voit obligé de fuir Paris lorsqu’une fusillade éclate. Caché à Bourg-la-Reine, il y reste jusqu’à la fin du mois tandis que Lucile se morfond et s’inquiète pour lui. Cette épreuve soude encore davantage le couple.
Et ce d'autant plus que le 8 juillet, Lucile donne naissance à leur fils, Horace-Camille. La maternité semble la transformer, elle déborde d’amour pour son enfant. Celui-ci est envoyé en nourrice à l’Isle-Adam et elle en ressent une profonde douleur. En parallèle, son mari reprend son activité politique, elle le voit de moins en moins et lui écrit souvent pour lui dire la tristesse qu’elle a d’être éloignée de lui. Après le Manifeste de Brunswick menaçant de mort quiconque toucherait à la famille royale, le peuple se soulève. Desmoulins, fusil à l’épaule, part combattre la royauté (dans le sens large du terme) tandis que Lucile reste chez elle avec Mme Danton. Elle retranscrit dans son journal intime l’angoisse qu’elle ressent tout au long de cette journée décisive. Elle redoute que son mari ne soit tué et est solidaire de ses amies.
Deux jours plus tard, elle apprend la promotion de Danton et celle de Camille : il devient secrétaire du sceau au ministère de la Justice. Camille est partout, il est connu et réputé, le couple a un bon train de vie. Lucile suit la mode, elle est coquette et adapte sa coiffure. Elle fréquente les salons, reçoit chez elle, va au théâtre et à l’opéra avec son mari. Enfin, elle assiste aux débats de la Convention, comme plusieurs épouses de députés, et elle y est très assidue. Lors du procès du Roi, elle reste jusque tard dans la nuit afin de connaître le verdict. Lucile estime que la mort de Louis XVI était un acte de justice et ne lui accorde que deux lignes dans son journal intime. En revanche, elle pleure davantage la mort de Le Peltier de Saint-Fargeau, assassiné par un royaliste voulant venger la mort du Roi.
Quand Gabrielle Danton décède après un accouchement difficile, Lucile en est très affligée. C’est peut-être – bien qu’il soit impossible de l’affirmer avec certitude – vers cette période que le couple Desmoulins s’éloigne de Paris pour aller se reposer à la campagne. Elle s’y sent bien, s’amuse, fait des promenades à dos d’âne et s’éloigne de la folie révolutionnaire. Elle entretient toujours une relation très proche avec sa mère à qui elle envoie de nombreuses lettres et qu’elle convie à la campagne.
Lorsque Desmoulins est attaqué par les Montagnards après l’affaire du Général Dillon, Lucile le soutient. Mais surtout, elle s’inquiète. Elle continue de correspondre avec Fréron, le vieil ami de son mari et son ancien « prétendant ». Grâce à leurs lettres, elle parvient à faire passer celles de « Lapin » à Camille, cachées en copie de ce qu’ils s’envoient. Elle conserve une place de militante aux côtés de son mari, d’autant plus que sa situation ne s’arrange pas.
Après l’affaire Dillon, il s’oppose clairement à Hébert et à son journal, aux ultra-révolutionnaires, à la Terreur. Attaqué sur plusieurs fronts et désavoué par Robespierre après la parution du cinquième numéro de son Vieux Cordelier, il devient une cible. Lucile se ronge les sangs et redoute pour la vie de son mari. Elle lui cache ses inquiétudes et essaye, autant que possible, d’être son refuge, son soutien le plus fidèle. Elle se confie à sa mère dans ses lettres, « Roulade » n’est qu’un vieux souvenir.
Lorsque Desmoulins est arrêtée, Lucile sait très bien ce qui l’attend : la guillotine. Elle est effondrée. Elle fait parvenir à son mari quelques affaires, une mèche de cheveux et lui écrit souvent. En parallèle, elle écrit à Robespierre afin de le faire fléchir mais elle ne lui envoie jamais la lettre. Accusée d’avoir conspiré pour libérer son mari et d’autres prisonniers, elle est à son tour arrêtée le 4 avril et envoyée à Sainte-Pélagie. Transférée à la Conciergerie, elle attend calmement son procès. Il semble qu’elle voie dans la mort une façon de se libérer et de retrouver son époux, guillotiné le 5 avril. Niant les accusations de complot pour vider les prisons, elle sait de toute façon que son sort est déjà scellé.
Sa mère a tenté d’amadouer Robespierre au travers d’une lettre évoquant son amitié pour le couple, sa présence à leur mariage et Horace dont il est le parrain, mais rien n’y fait. A l’annonce du verdict, elle s’écrie : « O joie, dans quelques heures je vais donc revoir Camille ! ». Le 13 avril, soit le jour-même de son procès, elle est conduite à l’échafaud avec, aléas du destin, le Général Dillon que Desmoulins avait défendu. Sur le chemin menant à la guillotine, elle fait preuve de sa légendaire joie de vivre. Elle rit et discute avec la veuve d’Hébert, se jouant de la mort. Elle meurt âgée de seulement 24 ans. Son corps est emmené, comme celui de son mari, au cimetière des Errancis (au niveau de l'actuel parc Monceau).