Le dernier Tsar
Nicolas Alexandrovitch Romanov naît le 18 mai 1868 au Palais Alexandre, attenant à celui de Tsarskoïe Selo. Il est le premier enfant du Tsar Alexandre III et de son épouse Maria Feodorovna, née Dagmar de Danemark. Il a plusieurs frères et sœurs : Gueorgui, Xénia, Alexandre, Michel et Olga. Le tsarévitch mène une enfance heureuse, entouré de parents très différents mais très soudés et amoureux. Le couple impérial, qui soigne sa vie publique, a également une vie familiale et privée très prononcée. Cette éducation marque suffisamment le jeune Nicolas pour que, plus tard, il adopte la même attitude, avec toutefois moins de succès.
Le 14 mars 1881, le Tsar Alexandre II, monarque éclairé et moderne, est assassiné par un anarchiste. L’adolescent, qui a alors 13 ans, voit le corps déchiqueté de ce grand-père qu’il adore et en restera traumatisé. Le père de Nicolas devient Alexandre III. Il nomme alors des professeurs prestigieux pour son fils, devenu Tsarévitch, pour le former à monter un jour sur le trône.
Il a un programme complet de plus de 30 heures de cours par semaine. Il apprend l'anglais, le français, le danois, l'allemand, l'histoire politique et la géographie. Elève distant, il est peu appliqué et ne se passionne que pour l’histoire, la minéralogie et la biologie. Bien qu'éduqué, ce n'est pas cet apprentissage qui en fera un bon Tsar. Le Comte Witte, qui sera plus tard l'un de ses ministres, dit du Tsarévitch : « Pour notre époque, il possède l’instruction d’un colonel de la Garde issu d’une bonne famille ».
Nicolas vit isolé dans son cocon familial et ne fréquente pas de personnes extérieures. Il en conservera une attitude immature, presque enfantine. Il vit également coupé de la réalité quotidienne de son peuple, ignorant tout du climat politique ambiant. Lorsqu’il rédige son journal intime, qu’il tiendra jusqu’à sa mort, Nicolas conserve un ton neutre. Les faits qui lui semblent les plus marquants concernent toujours son cercle privé. Les événements politiques et sociaux ne semblent pas l’atteindre.
En 1884, alors qu'il a 16 ans, Nicolas assiste au mariage de son oncle Serge avec Elisabeth de Hesse-Darmstadt, surnommée Ella. Il y fait la connaissance d'Alix, la sœur cadette de la mariée, âgée de 12 ans. Un coup de foudre a lieu entre les deux adolescents, qui ne s'arrêtera jamais. Ils s'écrivent beaucoup mais ne se reverront pas avant plusieurs années. Un an plus tard, Nicolas découvre l’armée et effectue plusieurs stages dans des camps de Saint-Pétersbourg. Il se prend de passion pour la vie militaire. Très apprécié de ses camarades, il se montre attentif, vif, résistant.
En 1889, le Tsarévitch retrouve Alix, qui a désormais 17 ans. Il organise un bal en son honneur, au palais de Tsarskoïe Selo et espère un jour l'épouser. Pour l'heure, il doit déjà se concentrer sur sa vie d'héritier du trône. Son père le fait figurer au conseil des ministres et organise au millimètre près le voyage que Nicolas doit effectuer avec son frère Gueorgui, atteint de tuberculose. Aucun choix et aucune fantaisie ne seront accordés au Prince, surprotégé et infantilisé par un Alexandre III qui fait ainsi coup double car, outre ce voyage formateur, il éloigne son héritier d’une jeune danseuse, Mathilde Kchessinskaïa, avec qui il entretient une relation.
Le bateau quitte la Mer Noire le 23 août 1890 à destination de la Grèce, où Nicolas est accueilli par son cousin, le prince héritier. L’équipée continue son périple jusqu’en Egypte. Nicolas pose, avec son frère, son cousin et leurs camarades de voyages, au pied des pyramides. Arrivés à Bombay, les voyageurs doivent se séparer de Gueorgui, rapatrié en urgence en Russie. Malade, il a fait une chute dans le bateau et ne supporte pas le climat indien, qui aggrave son mal. Le voyage continue sans lui, Nicolas restant avec son cousin Georges.
Le convoi impérial accoste au Japon en avril 1891, où le Tsarévitch doit visiter Kyoto puis Otsu. Alors qu’il se promène en pousse-pousse dans la ville, un policier, pris de folie, l’attaque avec son sabre. Blessé à la tête, il en gardera une trace ainsi que des migraines chroniques toute sa vie. Son cousin Georges s’interpose et parvient à maîtriser l’individu, qui est emmené par la garde. Alexandre III est furieux de cet attentat contre son fils et donne l’ordre d’interrompre le voyage. Nicolas rentre en Russie au bout de quelques jours, profondément désolé de l’affliction ressentie par les japonais suite à l’incident. Malgré tout, le voyage lui a plu et il est visiblement déçu de rentrer sans avoir vu l’Amérique.
Le trajet retour s’effectue par la Sibérie, alors mal desservie par le chemin de fer. Alexandre III souhaite ici montrer à son fils l’importance de créer un réel réseau ferroviaire afin que l’ensemble de la population y ait accès. Il nomme alors Nicolas responsable en chef de la création du réseau Transibérien. Le Tsarévitch pose la première pierre du réseau le 31 mai 1891. Il retourne également au Conseil des Ministres, bien que son père le juge encore incapable de régner et le voie toujours comme un enfant.
A 24 ans, Nicolas envisage enfin le mariage. Bien qu'il fréquente toujours la danseuse Mathilde Kchessinskaïa, il pense toujours à Alix. Ses parents espèrent un meilleur parti pour lui et n'aiment pas la jeune femme, qu'ils trouvent froide et hautaine. En outre « le Tsar ne peut ignorer qu’à la Cour, on rappelle que les princesses de Hesse ont une réputation néfaste, puisque les tsars Paul Ier (le fils de Catherine II) et Alexandre II, tous deux époux de princesses de cette maison, avaient été assassinés…[1] ». Alexandre III sait sa fin proche et, voyant sa santé décliner, il se résout à accepter que son fils épouse la Princesse de Hesse. Le Tsarévitch se rend au château de Cobourg en avril 1894. Il retrouve Alix et la demande en mariage. Le 8, leurs fiançailles sont officialisées. Les amoureux s'envoient des lettres quotidiennement. En septembre, Nicolas prie sa fiancée de le rejoindre en Russie, son père étant au plus mal. Le Tsar meurt le 1er novembre, dans son palais de Livadia, en Crimée. Nicolas est effondré par la perte de ce père tant aimé. Il est aussi effrayé par ce qui l’attend.
Le 14 novembre, moins de deux semaines après la mort du Tsar, Nicolas et Alix, devenue Alexandra Feodorovna, se marient selon le rite orthodoxe. Ce mariage précipité, après tant d’années d’attente, indigne la Cour et le peuple, alors que techniquement, Nicolas ne peut monter sur le trône en étant célibataire ou seulement fiancé. Le couple s'installe au Palais Alexandre et attend rapidement un premier enfant.
Les premières années du règne de Nicolas II semblent prometteuses : les productions de charbon et d’acier sont en hausse, des usines se développent ; le Transsibérien représente le progrès et permet un dynamisme du pays. En réalité, cette production si florissante cache une situation ancrée depuis des siècles et qui atteint son apogée avec une hausse du nombre d’ouvriers. On constate la grande pauvreté des classes ouvrières ainsi qu’une forte disparité économique, les grandes familles aristocratiques et entrepreneuriales possédant à elles seules bien plus que le peuple, pourtant largement majoritaire. Outre les ouvriers, on trouve les moujiks, des paysans extrêmement pauvres, situés au plus bas de l’échelle sociale. La Russie est un pays très agricole, aux traditions séculaires et un rien archaïques. C’est cette situation qui va semer les graines d’une révolution qui ne dit pas encore son nom.
A cela s’ajoutent les conditions de travail qui sont déplorables : journées de dix heures, cadre dangereux, salaire infiniment bas, aucun congé payé, pas de protection sociale et conditions sanitaires malsaines. A l’inverse, les grands propriétaires et les patrons gagnent bien leur vie et bénéficient de cet essor industriel dont le pays avait cruellement besoin. La Russie a du mal à suivre ces évolutions socio-économiques. Sa bureaucratie et son administration sont bloquées dans un système et ne veulent pas en changer, ralentissant considérablement tout changement qui permettrait de moderniser le pays. Les opposants au régime, les socialistes-révolutionnaires et les Bolcheviks, vont véhiculer leurs idées en partant de ces constats. Les ouvriers, lassés d’un Tsar qui ne les écoute pas, vont peu à peu répondre aux sirènes socialistes.
Malgré tout, Nicolas II entend suivre la politique de son père. Rigide dans ses principes, il n’envisage aucunement une monarchie constitutionnelle telle que la voulait son grand-père. Alexandre II, souverain réformateur aux idées libérales, avait bien compris que la Russie devait changer. Mais il est mort trop tôt. Son assassinat va stopper net tout élan de modernité chez son fils et son petit-fils. Parce qu’Alexandre II a été tué à cause de sa volonté de changement, Alexandre III et Nicolas II vont faire machine arrière. Alexandre III souhaite conserver le régime tel qu’il a toujours été. Nicolas II ira encore plus loin, ne jurant que par la Russie éternelle d’autrefois, sans voir les changements sociologiques, économiques, démographiques et industriels de son pays. Lors de son avènement, les Russes mettent un énorme espoir en lui : il est jeune, il va apporter un souffle d’air frais sur le pays et le régime, il va écouter son peuple. Pourtant, quand ce peuple lui réclame la liberté, des conditions de vie et travail décentes, une institution qui le représente auprès du Tsar, Nicolas refuse tout en bloc. Il ne cédera pas un pouce de son autorité.
En agissant ainsi, non seulement il passe à côté de l’occasion d’être un monarque réformateur, mais il réveille les velléités des révolutionnaires, pourtant éteintes par la poigne de fer d’Alexandre III. Cette poigne, Nicolas le n’a pas. Il ne parvient pas à décider lui-même. Il écoute les différents avis sans jamais se fixer. Faible, comme il l’écrira plusieurs fois à Alexandra, il est totalement dirigé par son épouse, qui l’incite à toujours plus de fermeté, toujours plus d’autocratie. Or la Tsarine est extrêmement impopulaire. Pire, Nicolas II n’écoute pas les conseils avisés de son entourage et de ses deux seuls ministres vraiment efficaces, Witte et Stolypine. Il renverra deux fois Witte et préférera les avis de ses ministres conservateurs et de sa femme, qui vont dans son sens. Cette faiblesse et ces erreurs du Tsar vont contribuer à désacraliser le pouvoir impérial et la personne même du souverain.
En mai 1896, le couple est enfin couronné, dans la cathédrale de la Dormition, à Moscou. Après la cérémonie, le couple impérial se rend au Kremlin, dans une imposante procession. Dans, un rassemblement populaire où sont distribués nourriture et boisson à volonté, organisé à la Khodynka, tourne au drame. Le terrain, mal préparé, est soudain envahi par la foule pressée de participer à la fête et de manger gratuitement. Le sol s’effondre, provoquant la mort de plusieurs personnes qui finissent écrasées par les autres. On compte plus de trois milles victimes, sans compter les blessés.
Le choc est important et la population moscovite est traumatisée. Le Tsar et son épouse prennent pourtant le temps de déjeuner avant de se rendre sur les lieux du drame, l’après-midi, alors qu’il a eu lieu tôt le matin. Nicolas ne semble pas ému outre mesure, tout juste se plaint-il de ne pas pouvoir voir grand-chose.
Le 3 novembre 1895, Nicolas devient père pour la première fois, d'une petite Olga. Bien que l'enfant ne soit pas le garçon tant espéré, il est ravi et adore sa fille. Il la visite plusieurs fois par jour, s'inquiète du moindre souci. En mai de l'année suivante, Après un voyage en France, Nicolas et Alexandra accueillent une nouvelle fille, Tatiana, née le 29 mai 1897, suivie le 14 juin 1899 de Maria et le 5 juin 1901 d'Anastasia.
Nicolas, bien que très heureux, désespère d'avoir un héritier : sa femme n'a que des filles, son frère Gueorgui est décédé et à aucun moment il ne songe à modifier la loi, permettant ainsi à Olga de devenir Tsarine.
Le 30 juillet 1904, naît enfin un fils. Le nouveau Tsarévitch est prénommé Alexis, en référence au deuxième Tsar Romanov, que le souverain avait représenté lors d’un bal costumé en 1903 fêtant l'anniversaire de la création de Saint-Pétersbourg (voir photo à gauche). Sa joie est à son comble. Mais âgé d’à peine plus d’un mois, le bébé est victime d’une hémorragie au nombril. Le verdict tombe : l’hémophilie. Cette maladie a été transmise au petit Prince par sa mère, qui la tient elle-même de la Reine Victoria. Mal incurable, l’hémophilie peut-être mortelle en cas de forte hémorragie et est affreusement douloureuse lorsqu’un hématome se forme aux articulations. Les parents sont effondrés. Cette pathologie va peser très lourd dans la famille, mais également sur l’avenir de la dynastie et de la Russie. La maladie du Tsarévitch est d’abord cachée à l’entourage de Nicolas II et Alexandra, seuls quelques familiers, très proches, sont au courant. C’est l’enchaînement des crises qui va mettre la puce à l’oreille des ministres. Le peuple, lui, va l’ignorer durant des années.
Nicolas en Alexis Ier et Alexandra en Maria Miloslavskaïa
En 1898, Nicolas, qui souhaite préserver la paix en Europe, organise la première Conférence internationale de la Paix, à la Haye. Si la politique intérieure ne l’intéresse absolument pas, la politique étrangère, à l’inverse, le passionne. Nicolas II se sent comme le protecteur des peuples slaves, qu’il voit comme les cadets de la Russie, et entend les préserver d’une guerre. En outre, bien que très éloigné des réalités russes, le Tsar sait très bien qu’une guerre risquerait de fortement nuire à la situation intérieure du pays. En septembre 1901, le couple impérial se rend une nouvelle fois en France, déjà en tant qu'allié, mais également pour parler de l’Allemagne. Le Kaiser, Guillaume II, cousin du Tsar et de la Tsarine, semble préparer quelques manœuvres militaires. Or, là encore, le spectre d’une guerre terrorise les chefs des gouvernements russe et français ; et ce ne sont pas les liens familiaux entre les puissances européennes qui assureront une paix durable.
Le 27 janvier 1904, le Japon attaque la base de Port-Arthur, située sur une île que la Russie loue à la Chine. Cette frappe aéronavale va provoquer une guerre russo-japonaise qui va s’avérer désastreuse pour l’Empire. Lorsque le conflit éclate, Nicolas II est confiant. Il passe en revue quelques troupes et espère un élan patriotique russe. Pour lui, ce sera une guerre rapide contre la petite armée japonaise qu’il considère comme inférieure. Mais son armée est mal préparée et enchaîne les revers. Port-Arthur capitule le 21 décembre 1904.
En mai 1905, une grosse partie de la flotte russe est coulée par celle du Japon. Les défaites continuent, les unes après les autres. Le nombre de victimes (morts ou blessés) ne cesse d’augmenter, tandis que des mutineries se développent au sein de l’armée russe. Des officiers sont même passés à tabac par leurs soldats. Un mois après, c’est au tour du cuirassé Potemkine d’être victime d’une mutinerie qui restera célèbre. Nicolas II, face à tout ce chaos, se contente d’annuler les festivités prévues l’été tout en se maintenant loin de la politique. Il reste en son particulier, en famille. Le 21 août, la paix est signée entre la Russie et le Japon.
Les révolutionnaires profitent des revers russes de 1904 pour mobiliser l’attention d’un peuple qui ne se passionne pas pour ce conflit si lointain et incompréhensible, d’autant qu’il s’agit de territoires éloignés, sur le sol chinois, et que la Russie n’est pas menacée directement par une invasion japonaise. Toujours demandeurs de réformes, les ouvriers se mettent en grève : 382 usines sont bloquées. Le 9 janvier 1905, une marche pacifique est organisée par le peuple vers le Palais d’Hiver, afin d’être entendu par Nicolas II. La foule est calme et ne réclame que des changements. En signe de soutien à leur « petit père », plusieurs manifestants portent des portraits géants de Nicolas II. La foule, menée par le pope Gueorgui Gapone, arrive au Palais d’Hiver via la perspective Nevski.
Le Tsar est au courant de cette manifestation, pourtant il est absent. Il ne comprend pas ces grèves et émeutes populaires. Le Ministre de l’Intérieur a fait masser des troupes de Cosaques aux abords du Palais. Face à cette foule silencieuse et désarmée, ordre est donné de tirer. Hommes, femmes et enfants sont assassinés, la neige est rougie par le sang. Quelques survivants s’enfuient comme ils le peuvent, entre les cadavres. Le gouvernement s’explique en invoquant l’agressivité de la foule, ce qui est totalement faux. Nicolas II n'a peut-être pas donné l'ordre de tirer, mais sachant qu’une marche était organisée, il aurait dû être présent.
A propos du Dimanche Rouge, il écrit dans son journal : « Journée pénible. De sérieux désordres se sont produits à Saint-Pétersbourg, en raison du désir des ouvriers de se rendre au palais d’Hiver. Les troupes ont dû tirer dans plusieurs endroits de la ville. Il y eut beaucoup de tués et de blessés. Seigneur, comme tout cela est pénible et douloureux ! Maman est venue de la ville juste à l’heure du service religieux. Nous avons déjeuné en famille. Je me suis promené avec Michel. Maman est restée chez nous pour la nuit ».
Une semaine plus tard, Nicolas II reçoit quelques manifestants qui ont survécu. Ses paroles sont malheureuses : « Ces événements déplorables sont, certes, affligeants, mais ils devaient se produire car vous vous êtes laissé séduire par des traîtres, ennemis de notre patrie. Lorsqu’ils vous ont invités à m’adresser une pétition faisant état de vos doléances, vous vous êtes soulevés dans une révolte contre moi et mon gouvernement. Vous vous êtes ainsi laissé convaincre d’abandonner votre travail dans ce moment où les vrais Russes doivent œuvrer contre l’obstination de notre ennemi. Dans le souci que j’ai de la condition des ouvriers, je vais prendre les mesures nécessaires et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’améliorer ». Cette déclaration plus que maladroite montre qu’il n’a aucune compassion pour les victimes et leurs familles, mais qu’en outre, les changements promis seront inexistants. De petit père de son peuple, le souverain devient « Nicolas le Sanglant ». La confiance populaire est rompue et ne reviendra jamais. Loin de calmer les tensions, Nicolas II vient de provoquer une nouvelle vague de grèves au point que le pays est quasiment paralysé. C’est l’assassinat de son oncle Serge le 4 février qui va le pousser à accepter des changements. Il demande alors à des volontaires, issus du peuple, de s’en faire les représentants afin de « participer à l’élaboration préalable et à la discussion des propositions législatives ».
Le Comte de Witte est le principal ministre de Nicolas II et officiait déjà du temps d'Alexandre III. Contrairement au Tsar, il a des idées novatrices et veut sauver la Russie d’un naufrage annoncé.
Partisan de réformes populaires, il présente, à l’automne 1905, un programme similaire à celui mené par Alexandre II. Mais le Tsar voit ce programme annonciateur de liberté et de réformes d’un mauvais œil, parce qu’il impose de renoncer à certaines prérogatives de son pouvoir. Au lieu de profiter de cette vague révolutionnaire naissante et de la reprendre à son compte, faisant de son Empire un Etat moderne, Nicolas II se ferme comme une huître. Il lance à ses ministres : « le moujik ne comprendra pas la Constitution. Il ne comprendra qu’une chose : c’est que l’empereur a les mains liées ; et alors, mes félicitations, messieurs ! ». Le 17 octobre, il signe le manifeste créant la Douma, à qui il a laissé le pouvoir législatif. Witte devient le premier Président du Conseil des Ministres. Le Tsar voit son pouvoir diminué, ce qui lui déplaît fortement. Malgré ces quelques changements, il est trop tard et les revendications populaires ne s'apaisent pas. Les grévistes sont maintenant au nombre de deux millions et le réseau ferroviaire est totalement bloqué. Une émeute a lieu à Moscou durant quatre jours, réprimée violemment par l’armée. Nicolas II s’en sent soulagé. En apprenant la fin de cette révolte, il écrit à sa mère : « l’abcès mûrissait depuis longtemps, il causait de grandes souffrances et voilà qu’enfin il est crevé ».
En 1906, Witte démissionne. Après la première séance de la Douma qui est dissolue, le nouveau Premier ministre est nommé, c'est Piotr Stolypine. Contrairement à son prédécesseur, il est apprécié du souverain car les deux ont en horreur la révolution. Le choix n'est sans doute pas le plus adapté. Durant le mandat de Stolypine, presque 800 personnes proches du pouvoir sont la cible d'attentats et 3.500 révolutionnaires sont arrêtés et exécutés, soit par leurs activités, soit parce qu'on les suspecte d'être dangereux. En même temps, il entend marcher dans les pas de Witte. Politique avisé, il a pour la Russie des ambitions à long terme : sortir le pays de sa léthargie administrative, le moderniser et apporter davantage d’égalité entre les couches populaires. Il crée par ailleurs la Banque paysanne, dont le but est que les paysans aient leurs propres terres à exploiter, et qu’ils sortent enfin de la misère. Nicolas II, qui n’apprécie plus son Premier Ministre, est inquiet de la situation politique. Ses relations avec la Douma sont complexes. Le décalage est grand et ils ne se comprennent pas, on n’arrive à aucun compromis. L’Assemblée, qui est la deuxième session, est dissoute le 3 juin 1907 sur demande de Stolypine. Le Premier Ministre est effaré de voir que cette session, en place depuis le 20 février, n’a produit qu’une seule loi ! La troisième Douma est inaugurée le 1er novembre 1907. Stolypine en ressort encore plus populaire. Nicolas II ne comprend pas la popularité grandissante de cet homme aux idées si éloignées des siennes. Sans doute ignore-t-il à quel point la sienne est basse… Stolypine sera assassiné le 1er septembre 1911, au soulagement du Tsar, puis remplacé par Kokovstov, aux idées alignées avec celles de Nicolas.
Le souverain, qui n’a jamais aimé la politique, travaille malgré tout au moins huit heures par jour aux affaires de l’Etat. Il préfère toutefois sa vie de famille. Père aimant et attentionné, Nicolas II passe beaucoup de temps avec son fils. Il lui donne des leçons et crée même des jeux pour qu’Alexis puisse s’amuser presque comme les autres enfants de son âge. Le Tsar prend également quotidiennement le thé avec ses filles, une habitude anglophile que lui et Alexandra ont depuis toujours.
Le souverain apprécie aussi les manifestations officielles. Par ses liens familiaux, il cousine avec beaucoup de dirigeants européens. Il reçoit Guillaume II et entretient des liens étroits avec le Prince de Galles, futur George V, son presque jumeau. Ces visites diplomatiques sont le théâtre de retrouvailles familiales en Angleterre, parfois en Allemagne, au Danemark ou en Suède. Les voyages se font en yacht et ressemblent à s’y méprendre à des délégations venues de chaque royaume ou empire. Durant ces événements, les appareils photos sont de sortie, ce qui donnera beaucoup de clichés de cette époque heureuse d’avant-guerre. Nicolas, Alexandra et leurs enfants sont en effet passionnés de photographie et chaque membre (sauf Alexis, qui partage avec sa mère) a son propre appareil. L’ultime rencontre familiale de ce genre est le mariage de la fille unique de Guillaume II, en 1913.
Du 21 février à mai 1913, Nicolas II et Alexandra préparent les festivités en l’honneur des trois-cents ans de la dynastie, née avec Michel Romanov en 1613 au monastère Ipatiev. Un nom lourd de présages. Les Russes n'ont pas l'habitude de voir la famille impériale, qui n'apparaît que peu en public. Les Grandes-Duchesses sont appréciée et la maladie du Tsarévitch apparaît clairement au peuple. La liesse populaire qui rassure Nicolas II n'est qu'une illusion.
Le 5 octobre 1908, François-Joseph, l’Empereur d’Autriche-Hongrie, envahit la Bosnie-Herzégovine. La Bulgarie, pourtant une alliée de la Russie, a conclu un accord avec le veuf de Sissi, faisant de son souverain, Ferdinand, le « tsar des Bulgares ». Cette annexion va engendrer des tensions dans le climat politique de la « poudrière des Balkans », qui auront des conséquences néfastes d'ici quelques années.
Le 18 mars 1913, le Roi Georges Ier de Grèce est assassiné. Fin juin, la 2e guerre des Balkans éclate. Le Roi de Bulgarie, ancien allié de François-Joseph, retourne sa veste et est défait en moins de deux mois, perdant une large partie de ses territoires. La Turquie regagne du terrain. Les tensions augmentent encore dans les Balkans. La famille impériale est en croisière sur la Baltique quand, le 28 juin 1914, Nicolas II reçoit un télégramme l’informant de l’attentat de Sarajevo, perpétré contre l’Archiduc Ferdinand, héritier de François-Joseph. Le Tsar, peu clairvoyant, estime que l’affaire restera sans suite. L'assassin, un bosniaque nommé Gavrilo Princip, a-t-il été armé par la Serbie ? François-Joseph ne se pose pas la question longtemps et lance un ultimatum à ce pays allié de la Russie, de la France et de l'Angleterre. Guillaume II, quant à lui, se rapproche de l'Autriche, faute d'avoir pu s'allier à la France et à son cousin Nicolas.
Le 28 juillet, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie. Nicolas II tient son armée prête. Quand François-Joseph fait bombarder Belgrade, le Tsar ne démobilise toujours pas. Le Kaiser déclare alors la guerre à son cousin. Le 1er août, Nicolas l'annonce à sa famille et dit « C’est arrivé quand même… ». L'Angleterre et la France s'ajoutent au conflit, qui devient mondial. Angleterre, Allemagne, Russie. Trois cousins, trois monarques. Deux petits-fils de Victoria et un marié à l’une de ses petites-filles. Deux d’entre eux vont perdre leurs trônes, le troisième le sauvera de justesse. Raspoutine est en Sibérie lorsque le conflit mondial éclate. Il télégraphie aussitôt au Tsar : « Ne fais pas la guerre ! Un nuage effrayant s’étalera sur la Russie. Malheur et chagrin immenses ! Elle sera tout entière submergée de sang. Et sa perte sera totale ». Trop tard. Et pourtant, le Starets a vu juste. Déjà en 1908, il avait déclaré au Tsar que « les Balkans ne valent pas une guerre ». C’est cette guerre européenne, dont les défaites vont s’enchaîner pour la Russie, qui va permettre aux révolutionnaires de sortir de l’ombre, profitant du chaos ambiant et de l’affaiblissement à la fois du pays et du trône.
La famille impériale regagne Saint-Pétersbourg le 2 août. Nicolas II prononce un discours ferme : « Je déclare ici que je ne signerai pas la paix avant que le dernier ennemi n’ait quitté notre sol ». C’est un succès, il est acclamé. Il va ensuite au balcon du Palais d’Hiver, Alexandra à son bras. La ferveur populaire est immense, là encore il est acclamé. Peu importent le bord politique et l’origine sociale, les Russes sont derrière leur Tsar et approuvent cette guerre. Mais Nicolas II n’est pas un stratège militaire. C’est donc son oncle, le Grand-Duc Nicolas Alexandrovitch, qui va commander les 2.000.000 d’hommes qui forment l’armée impériale. Le personnage est très populaire, emporte tous les suffrages et convainc tout le monde. Quant au Tsar, ne pouvant se rendre sur le front pour diriger lui-même ses troupes, il souhaite marquer le coup en changeant le nom de Saint-Pétersbourg, trop germanisant, en Petrograd. Les premiers temps, les victoires s’enchaînent. La ferveur populaire est toujours là.
L’armée est mal préparée et les officiers sont souvent incompétents. L’armée n’est pas moderne et se bat encore comme au siècle précédent, face à Napoléon Ier. On manque de matériel : chaussures, cartouches, fusils, obus, véhicules, téléphones de campagne… Au début de l’année 1917, le nombre de déserteurs est supérieur au nombre d’hommes partant à la guerre. Aussi, la Russie connaît très vite une série de revers. Nicolas II reçoit une dépêche de son oncle l’informant que l’avancée allemande en France menace Paris. Au nom de l’alliance signée par son père, le Tsar donne l’ordre de diviser une partie de l’armée afin qu’un régiment bloque celle du Kaiser à Königsberg. Forcé de retirer une partie de ses troupes en France pour combattre ce nouveau front, Guillaume II perd de son avancée. La bataille de la Marne, avec ses fameux taxis, est une victoire. Paris est sauvée grâce à la Russie ; cette décision, prise par Nicolas II seul, sans aucun conseil, est pourtant très souvent oubliée. Sans elle, Paris devenait allemande, reproduisant le schéma de 1870. Mais cette décision va avoir des conséquences néfastes pour l’armée russe, qui perd une bataille cruciale à Tannenberg. Le « rouleau compresseur russe » a montré sa faible préparation et ses limites.
Même sur mer, rien n’est acquis et la flotte allemande coule un cuirassé. L’Empire Ottoman bombarde les positions impériales en Mer Noire, sans déclaration de guerre, ultimatum ou préavis. La France et l’Angleterre ripostent en lui déclarant la guerre. A la fin de l’année 1914, après seulement six mois de conflit, la Russie pleure déjà plus d’1.200.000 soldats (morts, blessés, disparus ou prisonniers). Il faut mobiliser d’autres hommes pour renflouer les armées du front. Face aux défaites de son armée, la Russie doit abandonner la Pologne et la Lituanie. Une partie du pays est occupée ; l’économie, qui avait connu un sursaut, s’écroule. Le matériel militaire manque et les usines d’armement ne peuvent pas produire assez. On est presque à 4.000.000 de victimes. C’est un immense gâchis et Nicolas II regrette de s’être lancé dans cette guerre perdue d’avance.
Nicolas II révoque son oncle et prend sa place à la tête de l’armée impériale. Cette décision est catastrophique, comme le résume parfaitement l’historien Jean des Cars : « En effet, c’est une triple faute. Premièrement, malgré les défaites, le grand-duc reste très apprécié parmi les troupes et il bride un début de défaitisme. Pour l’instant. Deuxièmement, en se plaçant lui-même à la tête de ses armées, Nicolas II sera responsable de tout. Surtout des revers. Il personnifiera l’échec. Troisièmement, encore plus grave, le tsar quitte Petrograd et s’installe au grand quartier général de Moguilev, sur les bords du Dniepr, à 784 kilomètres au sud. En abandonnant Petrograd, Nicolas II laisse un vide institutionnel impossible à combler et prouve aussi qu’il n’est pas indispensable, ce qui le hantait[1] ».
Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, Raspoutine est assassiné par un groupe de 5 hommes, dont 2 sont des proches de Nicolas II. Si, au début, la disparition du Starets a provoqué une ferveur populaire, très vite elle ravive l’hostilité du peuple envers ce Tsar en totale inertie. Même George V le pousse à adopter une monarchie constitutionnelle, à se montrer fort. Lisant la lettre de son cousin apporté par l’ambassadeur britannique Sir Buchanan, le Tsar répond : « Voulez-vous dire qu’il me faut regagner la confiance de mon peuple ou qu’il faut qu’il regagne ma confiance ? ».
Des mutineries ont lieu un peu partout. L’hiver est rude et le rationnement difficile pour toutes les couches sociales. Certaines denrées sont envoyées au front pour approvisionner les soldats (notamment la farine et le charbon). Le manque s’en fait sentir dans les villes.
Faute de charbon, les usines sont au chômage technique et doivent donc licencier les ouvriers. C’est un cercle vicieux. Le 23 février, une délégation de femmes marche sur l’Hôtel de ville. Démarche totalement apolitique, elles ont faim et veulent nourrir leurs familles. Dispersées par les Cosaques, elles reviennent le lendemain, rejointes par des ouvriers d’usine et quelques socialistes, qui souhaitent profiter du mouvement. Le mot est lancé : on veut la chute du régime impérial et la paix. Les manifestants sont, pour la première fois, armés, et quelques soldats rallient leur cause. Persuadée que tout va rentrer dans l’ordre, Alexandra télégraphie à son époux : « Tout va bien en ville ». Les nouvelles qu’elle lui adresse sont positives et encourageantes. Nicolas II reçoit aussi des informations de son état-major. Mais en dehors de ces deux sources, il est coupé du monde. Face à ces nouvelles la plupart du temps opposées, il fait davantage confiance à son épouse qu’à ses ministres, et attend que l’armée mate cette révolte, comme d’habitude.
Dans la nuit du 26 au 27 février 1917, une insurrection éclate. Les prisons, les commissariats et le palais de justice sont pris d’assaut. Les émeutiers envahissent l’Arsenal pour prendre des armes puis prennent la forteresse Pierre-et-Paul, symbole du pouvoir impérial. Le drapeau rouge flotte à son sommet. C’est l’anarchie dans Petrograd. On compte presque 1.500 morts. La foule se présente ensuite devant la Douma. Elle envahit les lieux et Kerenski, jeune avocat socialiste d’une trentaine d’années, déclare l’instauration d’un gouvernement provisoire. Le Président de la Douma écrit au chef de l’état-major à Moguilev : « Les institutions gouvernementales ont cessé de fonctionner à Petrograd. Le seul moyen d’éviter l’anarchie est d’obtenir l’abdication du Tsar en faveur de son fils ». Le souverain, mis au courant, prend le train vers la capitale, mais celui-ci est dévié et arrêté à Pskov le 1er mars. Le 3 mars, Nicolas se résout à abdiquer en faveur d’Alexis, puis une nouvelle fois, au nom d’Alexis, en faveur de son frère cadet, Michel.
Le 7 Mars, la famille est en état d’arrestation et consignée au Palais Alexandre de Tsarskoïe Selo. Nicolas, toujours à Moguilev, est informé de la situation. On organise son retour à Petrograd. Officiellement, cette mise aux arrêts n’est pas une mesure hostile, mais un moyen de prévention pour éviter tout mouvement populaire à l’encontre de la famille impériale honnie. En réalité, les Romanov sont bel et bien prisonniers. Se pose alors la question de l’avenir de ces encombrants otages. Nicolas est presque soulagé du poids de cette couronne qu’il n’a jamais voulue. Son plus grand souhait est de se retirer à Livadia avec sa famille, afin d’y mener la vie bourgeoise à laquelle il a toujours aspiré. On parle aussi d’un accueil en Angleterre ou au Danemark. Ce ne sont que des rumeurs infondées. George V et son gouvernement se refilent le bébé. Aucun des deux ne souhaite accueillir Nicolas et sa famille. Quant au Danemark, il ne souhaite pas non plus s’en encombrer.
De toute façon, quand bien même l’un des deux pays aurait accepté de recevoir les Romanov, Nicolas aurait catégoriquement refusé de quitter la Russie, voyant cet acte comme une désertion. Profondément patriote, l’ancien souverain n’a pas hésité à rapatrier une partie de sa fortune personnelle, placée à l’étranger, afin de financer la guerre. En outre, même déchu et jusqu’à la fin de sa vie, il se réjouira de chaque victoire russe et sera furieux de la paix signée par Lénine. En parallèle, le nouveau gouvernement rassemble les preuves de la trahison impériale en vue d’un possible procès.
Le 9 mars, Nicolas arrive enfin à Petrograd. Devenu le citoyen Nicolas Romanov, il veut juste retrouver sa famille et passer du temps avec ses enfants. Les prisonniers du Palais Alexandre n'ont aucun contact avec l’extérieur et les appels sont scrupuleusement contrôlés. Nicolas et ses filles, qui adorent les balades, profitent de quelques sorties dans le parc, celles-ci étant très réglementées et surveillées. Lui qui a toujours privilégié sa vie privée à sa vie publique s’accommode plutôt bien de cette nouvelle situation. Ce début de détention est correct, la famille est plutôt bien traitée et elle dispose encore d’une table garnie. Nicolas semble presque apaisé et profite de cette nouvelle forme de liberté pour s’adonner à sa passion de l’histoire.
Avec Alexandra et les professeurs d'Alexis qui ont pu rester, Nicolas crée un programme éducatif pour les enfants : arithmétique, français, anglais, russe, histoire, histoire de l’art, littérature russe et sciences. Il fait aussi aménager un potager dans la partie des jardins qui leur est encore accessible. Les prisonniers sont surveillés et observés, le peuple se masse aux grilles pour tenter de les apercevoir. Les gardes sont hostiles à la famille impériale et n’hésitent pas à les insulter ou leur faire subir des vexations.
Le retour de Lénine et son association avec Trotski inquiètent Kerenski, devenu Premier ministre. Parti au front, il estime que la sécurité des Romanov n'est plus assurée. Il organise donc leur départ pour Tobolsk, en Sibérie, au-delà de l’Oural.
Le 1er août, à 4 heures du matin, les bagages sont emmenés. Deux heures plus tard, c’est la famille, quelques domestiques et une poignée de fidèles qui quittent le Palais Alexandre. Ils empruntent la voie du Transsibérien dont Nicolas, alors encore Tsarévitch, avait posé la première pierre. Après une correspondance à Ekaterinbourg, l’équipée monte dans un second train jusqu’à Tioumen, embarquent dans un bateau qui remonte l’Irtych, un affluent de l’Ob et enfin arrivent à Tobolsk. La maison, ironiquement située rue de la Liberté, est délabrée et pas prête à accueillir les nouveaux venus.
On achète du mobilier et on renforce les palissades autour de la maison. Les travaux durent une semaine durant laquelle la famille, les amis et les domestiques restent confinés à bord du bateau. Quand enfin la maison est prête, tous s’y rendent à pied, sauf Alexandra et Alexis, pour qui on a acheté une carriole. Les fidèles de la famille sont logés dans la maison d’en face.
L’hiver est rude, la température atteint les -38°C. Le manque de place, d’exercice et d’activité aboutissent à l’ennui. Afin de s’occuper, les Romanov organisent des petites pièces de théâtre où tout le monde participe. Les conditions de détention, bien que moins bonnes qu’à Petrograd, restent cependant correctes. La famille peut écrire et recevoir des lettres, qui sont bien entendu ouvertes. En revanche, aucune visite n’est autorisée. Après la Révolution d'Octobre, les fouilles et les vexations se multiplient. En quittant le Palais Alexandre, Nicolas a emporté une somme d’argent assez importante, mais celle-ci ne suffit plus et le nouveau gouvernement ne semble pas pressé de remédier à la situation. La population de Tobolsk offre alors clandestinement aux prisonniers des œufs, de la farine, du sucre, du café, du lait, du beurre, de la confiture et des gâteaux.
Nicolas est furieux d'apprendre que Lénine a signé la paix. Il se sent trahi, lui qui avait juré de ne rien signer tant que le pays serait occupé par l’ennemi. Tensions et suspicions ne font qu'augmenter. On veut juger le Tsar, mais le temps presse, car les Blancs avancent à travers la Sibérie depuis l’Est. Le 6 avril 1918, ordre est donné d'envoyer Nicolas et les siens à Ekaterinbourg, de l'autre côté de l'Oural.
Le 26 avril, Nicolas, Alexandra et Maria quittent Tobolsk en charrette jusqu'à Tioumen. Ils prennent un train qui s'arrête à Omsk avant de repartir dans l'autre sens pour s'arrêter à Ekaterinbourg le 29 du même mois. Ils sont conduits à la maison Ipatiev en camion. Nicolas retrouve ses trois autres filles et son fils le 23 mai, ainsi que le Dr Botkine, les valets Trupp et Kharitonov, Demidova la femme de chambre et Sedniev le commis de cuisine. Tous les autres ont été arrêtés et emprisonnés, ou remis en liberté loin des prisonniers. La famille se réorganise et Nicolas attribue à chacun une pièce de vie. La maison est sous la responsabilité d’Avdeïev, un alcoolique qui abhorre les Romanov. Les conditions de détention sont bien pires ici qu’à Tobolsk et seule l’intervention des religieuses d’Ekaterinbourg, qui apportent du beurre, du lait, des œufs et des gâteaux, réchauffe l’atmosphère.
Moscou, qui jusqu’au bout espérait rapatrier la famille en vue d’un procès, renonce. Ce voyage est trop risqué et incertain pour être tenté. Le 16 juillet, les Blancs sont dangereusement proches d’Iekaterinbourg. Le commandant en chef de l’armée Rouge, le général Berzine, télégraphie que toute la famille doit être tuée. Les corps doivent disparaître. En attendant, on sécurise les palissades autour de la maison, afin de la rendre encore plus anonyme. La famille ressent l’angoisse des gardiens. Avdeïev est remplacé par Iourovski, chargé d'une mission spéciale : organiser le massacre des Romanov.
Durant la nuit du 16 au 17 juillet, vers deux heures du matin, il réveille les prisonniers, annonçant qu’une insurrection gronde en ville et qu’ils doivent partir au plus vite. En attendant le départ, tous doivent descendre au sous-sol. Nicolas descend l'escalier avec son fils dans les bras. Il arrive dans une petite pièce de vingt-quatre mètres carrés. Il demande de quoi s’asseoir et on apporte trois chaises. Lui, Alexandra et Alexis prennent place. Vers trois heures, un camion démarre.
Ce leurre maintient la famille dans l’idée d’un départ proche. Au passage, le bruit du moteur va couvrir les cris des victimes et les coups de feu. Tout le monde attend en silence quand Iourovski arrive, suivi par douze hommes. Il déclare : « Nicolas Alexandrovitch, les vôtres ont voulu vous sauver, mais ils n’ont pas réussi… et à cause de cela, nous devons vous fusiller tous… ». Interloqué, Nicolas prononce un « quoi ? » (ou « comment ? », selon les sources) qui sera son dernier mot. Il reçoit une balle dans la carotide, tombe au sol, ressent quelques convulsions puis décède. Le reste de la famille est massacré aussi. Les restent sont enterrés dans la forêt de Koptiaki, puis déplacés le lendemain dans le Ravin des Porcelets. Ils vont reposer là jusqu’en 1991, puis seront ramenés et inhumés à Saint-Pétersbourg en 1998.
[1] Nicolas II et Alexandra de Russie, une tragédie impériale, Des Cars J., Perrin, 2016