"L'Espagnole"
Maria Eugenia Ignacia Augustina naît le 5 mai 1826 à Grenade, en Espagne. Elle est la 2e fille du Comte de Teba, Don Cipriano de Guzman y Palafox y Portocarrero, un ancien officier du roi d’Espagne Joseph Bonaparte, et de son épouse, Manuela Kirkpatrick.
Elle a une sœur, son aînée de presque deux ans, qui se prénomme Francesca, mais que tout le monde surnomme Paca. Lors de sa naissance, un grand tremblement de terre se produit et sa mère doit accoucher dans les jardins de la maison familiale. Plus tard, cet évènement lui fera dire : « C’était le présage de ma destinée ».
Elle adore son père et lui ressemble beaucoup. Lui la la voit comme le fils qu’il n’a jamais eu : il lui apprend l’équitation, la natation et l’escrime, lui inculque ses idées libérales.
Nommer l'Impératrice « Eugénie de Montijo » est une erreur. Ce titre était celui de son oncle Eugenio de Montijo. Son père étant un cadet, il est titré Comte de Teba et ne récupère le titre de Comte de Montijo qu’à la mort de son frère aîné. Eugénie devient alors « Mlle de Montijo » mais son titre est Comtesse de Teba.
A la mort de Ferdinand VII, sa fille Isabelle monte sur le trône. La nouvelle souveraine ne fait pas l'unanimité et une guerre civile éclate. La petite Eugénie est traumatisée par ce conflit intérieur. Pour protéger ses filles, Cipriano de Teba les envoie en exil en France avec leur mère. Passant par Barcelone, puis Perpignan, Manuela, Paca et Eugénie rallient Paris et s'installent dans le quartier des Champs-Elysées, qui n'était à l'époque qu'une vaste allée campagnarde. La Comtesse mène une vie mondaine bien remplie et inscrit ses filles au couvent des Dames du Sacré-Cœur de Jésus, rue de Varenne. Eugénie, qui se languit de son père, est une bonne élève en manque de liberté. Afin de l’aérer, son père, en visite à Paris, l’inscrit dans un gymnase où se pratiquent de façon mixte des activités sportives de plein air.
Du jour au lendemain, Manuela quitte Paris pour l'Angleterre. Eugénie, âgée de 12 ans, se sent seule : son père est en Espagne et sa mère ne s'occupe pas d'elle. Bien qu'inscrite au collège de Clifton, près de Bristol, son éducation reste d’un faible niveau. En revanche, elle pratique pas mal d’exercices physiques. Quatre mois plus tard, la Comtesse de Teba retire ses filles de leur école, quitte Bristol et retourne en France. Elle confie l’éducation d'Eugénie et Paca à une gouvernante, Miss Flowers, et leur instruction à l'ami de la famille, Prosper Mérimée. Entre deux voyages professionnels, il les emmène au théâtre. Eugénie rêve de devenir actrice. Plus tard, elle dira « A l’âge de douze ans, je voulais devenir actrice. Je n’ai pas eu de chance : je suis devenue impératrice ».
En mars 1839, le père d'Eugénie (devenu entretemps Comte de Montijo) décède en Espagne. La jeune fille est terrassée par ce décès et se renferme sur elle-même. Sa mère, qui a hérité de la fortune des Montijo, est riche et régente la vie de ses enfants. Mère et fille ne s'entendent plus. Elle se montre beaucoup en public, monte à cheval durant des heures, participe à des corridas en tant que spectatrice mais aussi en tant que cavalière, sans selle avec un poignard face à un taureau. Elle parle littérature, liberté et met en avant ses idées de politique égalitaire. Son attitude choque sa mère, qui espère pour elle un parti aussi prestigieux que celui de Paca, devenue Duchesse d'Albe. Manuela et Eugénie entament alors un voyage visant à trouver un époux pour la jeune femme. Après un séjour en Espagne, la revoilà à Paris, où elle fréquente le salon de la Princesse Mathilde, cousine de Louis-Napoléon Bonaparte. L'homme apprécie les belles femmes et repère vite cette jolie andalouse au caractère trempé et à la conversation intéressante. Il lui offre des cadeaux et la courtise officiellement.
Devenu l'Empereur Napoléon III en 1851, il cherche une épouse. Eugénie refuse d’être une simple maîtresse. Elle refuse de céder à ses avances, il lui demande alors : « Mais enfin, par quel chemin arrive-t-on à votre chambre ? ». La réponse est cinglante : « Par la chapelle ! ». Le clan Bonaparte n'aime pas la jeune Comtesse (Joséphine, en son temps, avait aussi été rejetée). N'écoutant que son cœur, Napoléon III l'épouse. Le 29 janvier se déroule le mariage civil à l'Elysée, le 30 a lieu le mariage religieux à Notre-Dame. Bien qu'elle ne fasse pas l'unanimité (elle passe pour une intrigante), la nouvelle Impératrice a à cœur de se faire accepter des Français et de sa belle-famille.
Ses débuts à la Cour se résument à des fêtes et des mondanités, ce qu'elle déteste. Son seul intérêt à la Cour se résume à la décoration des Tuileries et au choix des meubles. Passionnée de mode, elle achète moult robes et bijoux. Elle se change plusieurs fois par jour, ce qui n'est pas sans rappeler Marie-Antoinette en son temps, et se voit surnommée « la Fée Chiffon ». Son cercle, qu'elle n'a pas choisi, n'a pas le même prestige que le salon de Mathilde. Les deux cousines seront en totale opposition jusqu'à la fin du Second Empire.
Au-delà de sa vie mondaine, Eugénie tient à assurer pleinement son rôle de Première Dame. Très altruiste, elle se fait un devoir de participer à des œuvres de bienfaisance. Les parures qu'elle a reçues pour son mariage deviennent des dons pour les miséreux, elle favorise la création d’asiles, d’hôpitaux, fait des dons aux sociétés de charité maternelle (elle qui, après une fausse-couche, craint de n’être jamais mère) et aide les plus démunis.
Le matin, elle s’habille le plus simplement du monde et se faufile dans Paris pour aider les pauvres. Malgré tout, ses bonnes actions (sincères !) ne seront jamais vues, ou du moins seront détournées. Vers la fin de sa vie, elle dira : « Ma légende est faite ; au début du règne, je fus la femme frivole, ne s’occupant que de chiffons […] ». Sans avoir de rôle politique, elle siège au Conseil, sur demande de Napoléon III. Elle sera d'ailleurs plusieurs fois régente.
Lorsqu'éclate la guerre de Crimée, Eugénie rassemble des fonds afin d'envoyer des vêtements chauds aux soldats. Souhaitant se rendre sur le front, le couple impérial se voit convié, par la Reine Victoria, à séjourner en Angleterre. Une réelle amitié va lier les souverains, qui se retrouvent pour l'Exposition Universelle à Paris en 1855.
C'est à cette période qu'Eugénie apprend qu'elle est enceinte. Après sa précédente fausse-couche, elle opte pour un repos total afin de mener sa grossesse à terme. Bien que très heureux de la nouvelle, Napoléon III n'épargne pas son épouse. Outre les attentats dont il est la cible - et qui font trembler de peur l'Impératrice - il enchaîne les liaisons amoureuses, notamment avec Virginia de Castiglione, une envoyée de Victor-Emmanuel II pour soutenir la cause italienne auprès de l'Empereur. Lors d'une réception célébrant la chute de Sébastopol, la Comtesse entre dans la salle, vêtue en Dame de Cœur. Un cœur est cousu au niveau de son entrejambe. Parfaitement au courant de la liaison entre la Castiglione et son mari, Eugénie, après, dit que « le cœur est un peu bas ».
Dans la nuit du 14 au 15 mars 1856, Eugénie est prise des premières douleurs de l’enfantement. Comme sous l’Ancien Régime, elle doit accoucher en public. La naissance est longue et pénible, on doit employer les fers. Finalement, elle est délivrée d'un petit garçon en bonne santé. Elle peine à se remettre de ses couches. En effet, de santé fragile, la grossesse l'a affaiblie. Avoir un autre enfant serait trop risqué. En outre, les fers ont été mal utilisés par le médecin. En plus d’avoir blessé l’enfant au front, ils ont causé une fracture du bassin à la jeune mère.
C'est vers cette période que débutent les séjours à Compiègne, avec les fameuses « séries » auxquelles tout le monde espère être convié. En moyenne, quatre séries sont organisées chaque année, sur des thèmes différents. Elles commencent en octobre/novembre et s'enchaînent sur plusieurs mois. Les séries durent 7 jours et des trains sont mis à la disposition des invités afin qu’ils se rendent tous en même temps sur place. Sur le modèle des réceptions anglaises affectionnées par Napoléon III, une grande liberté d’action leur est accordée et seules 3 cérémonies obligatoires sont organisées. Eugénie se charge de dresser la liste des invités de chaque série, veillant à ne mécontenter qu’un minimum de personnes.
Le 14 janvier 1858, Napoléon et Eugénie se dirigent vers l’Opéra mais une fois sur place, un attentat surgit : trois explosions à quelques minutes d’intervalle font quelques morts et beaucoup de blessés. Eugénie voit sa robe éclaboussée de sang et reçoit un petit éclat dans l’œil mais ni elle ni son mari ne sont blessés. Le couple assiste malgré tout au spectacle dans une ambiance électrique puis va au chevet des blessés. Avant, l'Impératrice avait seulement peur pour son mari. Désormais, elle se rend compte qu'en tant que mère du Prince Impérial et possible régente en cas de conflit ou de décès de l'Empereur, elle devient aussi une cible.
Napoléon III a toute confiance en son épouse, même s'il ne lui raconte pas tout. Sa santé va en se dégradant et il sait qu'il peut compter sur Eugénie. Lors de la guerre contre l'Autriche, elle endosse le rôle de Régente et prend cette mission très à cœur. Elle passe des heures à étudier les dossiers, la Constitution et pose beaucoup de questions. Si les ministres cherchaient à ne faire qu’une bouchée de la débutante politique qu’elle était, elle fait de rapides progrès et s’attire un grand nombre d’éloges sur sa façon de gérer les affaires de l’Empire, notamment de son mari, mais aussi des ministres. Elle en profite pour faire apparaître son fils, symbole du futur de l’Empire, qui lui aussi tient très bien son rôle.
Après un voyage politique, Eugénie apprend la mort de sa soeur Paca. Furieuse contre son mari, qui ne l'a pas prévenue immédiatement, elle passe son temps à l'église de Rueil, où le cercueil de la Duchesse d'Albe attend d'être emmené en Espagne. Fatiguée, en proie à la dépression et lassée des perpétuelles tromperies de Napoléon III, l'Impératrice a besoin d'air. Elle n'organise aucune série en 1860 et part, sous le pseudonyme de Comtesse de Pierrefonds, en Angleterre, puis en Ecosse. Elle pose ses valises à Edimbourg, afin de retrouver Victoria à Balmoral.
Eugénie est aussi une grande amatrice de stations thermales. Avec sa santé compliquée, elle a souvent pris les eaux à Plombières, mais sa préférence va à Biarritz. Elle y fait construire la Villa Eugénie, où elle reçoit des invités choisis, comme Pauline Metternich, épouse de l'ambassadeur d'Autriche, avec qui elle fait une excursion en montagne.
Le couple impérial se délite. L'Impératrice et son époux maintiennent une image d'union parfaite en public (également en raison de son rôle politique), mais la réalité est différente. Ils s'évitent, elle ne supporte plus ses tromperies. Elle préfère se concentrer sur son fils, qu'elle aime plus que tout. C'est donc d'un bon œil que Napoléon III voit la nouvelle lubie de son épouse : instaurer une monarchie catholique durable au Mexique. L'affaire sera un désastre total. Eugénie se verra contrainte de repousser les demandes d'aide de Charlotte de Belgique, éphémère Impératrice du Mexique, et sa cote de popularité chute. Napoléon III reçoit le chef de sa police secrète, Hyrvoix, qui lui donne l’avis des Français : « Sire… Du temps de Louis XVI, on disait ‘C’est la faute de l’Autrichienne’… Sous Napoléon III, on dit ‘C’est la faute de l’Espagnole’ ». Eugénie, qui a tout entendu, s’emporte : « L’Espagnole ! L’Espagnole ! Je suis devenue française mais je montrerai à mes ennemis que je puis être espagnole à l’occasion ! ».
Malgré le fiasco mexicain, l'Impératrice reste clairvoyante. Face à un Napoléon III assommé de laudanum pour soutenir la douleur due à un calcul vésical, elle comprend la menace que représente la Prusse. Vainqueur face à l'Autriche et en pleine unification de l'Allemagne, elle constitue une menace réelle pour la France. L'Empereur ne réagit pas.
Le 8 juin 1867, Rosa Bonheur est la première femme à devenir chevalier de la Légion d’honneur, à la demande de l'Impératrice, qui décore elle-même la peintre.
Bien que toujours présente au Conseil, l'Impératrice n'est plus écoutée et son mari ne la soutient pas. Malade et fatigué, il lui laisse toutefois le soin d'inaugurer le Canal de Suez, creusé sur 10 ans, afin de relier la Méditerranée et la Mer Rouge. Eugénie est la cousine (par leurs mères) de Ferdinand de Lesseps, qui a supervisé le chantier. Elle voit là l'occasion de s'éloigner de l'Empereur et de ses maîtresses. Elle traverse la Savoie, l’Italie, la Grèce et la Turquie, puis va en Egypte où elle retrouve son cousin. Elle est vivement saluée et applaudie, son yacht, l'Aigle, est le premier, suivi par ceux des autres puissances d’Europe (Allemagne, Autriche, Angleterre, Espagne, Portugal…), à traverser le canal et à rejoindre l’autre bout du chemin. Puis Eugénie remonte la Méditerranée et retourne vers Paris.
A son retour, la jeune femme est encore plus écartée du pouvoir. Le principal ministre, Emile Ollivier, la déteste et fait tout son possible pour la tenir à distance. Si elle a eu une influence sur la politique extérieure, ça n'est pas le cas de celle intérieure à l'Empire. Malgré sa colère, la situation ne change pas et son mari, dont la santé ne cesse de se dégrader, n'est plus en état de lutter. Malgré et contre Eugénie, l'Empire devient social. Un dernier sursaut avant l'écroulement.
Suite à la candidature du Prince de Hohenzollern au trône d'Espagne et à la dépêche d'Ems, du 14 juillet 1870, la guerre face à la Prusse se dessine. L'Impératrice est favorable à ce conflit, comme les Français.
Face à un Napoléon III qui tient à peine debout, Mathilde lance à sa cousine : « C’est cet homme-là que vous envoyez à la guerre ? ». Eugénie ne répond pas et reprend la régence. Elle redoute pour la vie de son mari, mais aussi celle de son fils, qui part sur le front. Les mauvaises nouvelles s'enchaînent. Plus écoutée politiquement, elle force toutefois l'admiration par son comportement : elle dort à peine, mange peu, tente tout pour sauver le régime et se montre déterminée dans son rôle de Régente. Le 2 septembre, elle lit le télégramme lui annonçant la capitulation de Sedan. Ses nerfs lâchent et elle se met à hurler. Ignorant où se trouve son fils (mis à l'abris par son père), elle voit Paris se soulever et réclamer la République.
Après la déchéance de l'Empire, déclarée le 4 septembre après-midi, la jeune femme doit fuir. Elle ne peut pas sortir par la Concorde et emprunte la même porte jadis traversée par Louis XVI et Marie-Antoinette, puis par Louis-Philippe. Le Louvre étant devenu un musée relié aux Tuileries, Eugénie, accompagnée par Metternich, s'échappe par là et dit adieu à son ami devant le tableau Le radeau de la Méduse. Elle monte en voiture avec sa lectrice, Mme Lebreton, qui décide de la suivre dans son exil. Après des tentatives ratées, les fuyardes se rendent chez le dentiste de la famille impériale, le Dr Evans. Celle qui, quelques heures plus tôt, était encore l’Impératrice-Régente est à bout de forces et de nerfs, elle a besoin de repos avant de partir pour l’Angleterre où Victoria, sûre de l’échéance de la guerre, lui avait fait préparer plusieurs passeports. Eugénie va pouvoir manger et boire, ce qu’elle n’a pas fait depuis le matin, et dormir.
Le lendemain dès cinq heures, elle quitte Paris avec Mme Lebreton, le Dr Evans et le Dr Crane, ami d’Evans et attaché à la cause de l’Impératrice. Ils enchaînent alors les voitures, plus discrètes que le train, pour se rendre à Deauville et de là aller en Angleterre. Avec en mémoire le funeste destin de la fuite à Varennes, ils multiplient les précautions alors qu’en soi, Eugénie n’est quasiment plus recherchée en France, des fausses rumeurs circulant à Paris et la disant déjà passée en Belgique. Dans le train devant la mener vers Cherbourg, le chef de gare la regarde fixement, les yeux haineux : il l’a reconnue mais ne dit rien. Au bout de deux jours, Eugénie arrive enfin à l’hôtel du Casino de Deauville, créé il y a plusieurs années par son beau-frère le Duc de Morny. Evans trouve un yacht privé aux couleurs britanniques et, moyennant finance, obtient du propriétaire, Sir John Burgoyne, qu’il emmène Eugénie outre-Manche.
Après dix-neuf heures de voyage et une tempête, Eugénie arrive en Angleterre le 8 septembre, sur la plage de Ryde. Les voyageurs logent au York Hotel et, grâce à la presse du lendemain, l’ex-Impératrice apprend que son fils est lui aussi en terre anglaise, à Hastings, à une centaine de kilomètres de là où elle se trouve. Le soir même, la jeune femme serre son enfant dans ses bras. Eugénie loue une villa nommée Camden Place et située à une demi-heure au sud de Londres, où la rejoignent ses nièces et quelques fidèles. Elle reste attentive à la vie politique en France et se plaît à imaginer le rétablissement d'un Empire pour son fils, qui deviendrait Napoléon IV. Fin octobre, elle obtient l'autorisation de rejoindre son mari. L'écroulement de l'Empire, l'adversité semble avoir soudé ce couple, plus proche que jamais. Après deux jours, elle rentre en Angleterre où elle fait installer la maison pour le retour de Napoléon, libéré en mars 1871. Eugénie et son époux mènent une vie bourgeoise, jusqu'au décès de l'ex-Empereur, en janvier 1873. Elle est veuve à 43 ans. Le soutien apporté par son amie Victoria, veuve elle aussi, est important pour cette jeune femme brisée.
Le 1er juin 1879, son fils unique meurt tué par les Zoulous. Elle n'apprend la nouvelle que 3 semaines plus tard et enchaîne les syncopes. Elle écrit à sa mère : « Rien ne peut remplacer mon fils, tout était pour lui et il était tout pour moi ». Anéantie, elle se renferme sur elle-même et se met à collectionner tout ce qui a trait au Prince Impérial : ses vêtements d’enfant, la selle funeste qu’il avait face aux Zoulous, sa sacoche de voyage, les sagaies mortelles et les vêtements qu’il portait et où sont encore les traces faites par les sagaies. Plus tard, elle dira : « Je suis morte en 1879… ». Après un passage en Espagne pour un adieu à sa mère qui vient de mourir, elle embarque pour l'Afrique. Elle veut se recueillir là où son fils a été tué. Le 1er juin 1880, un an après le drame, elle est face à la croix de marbre blanc offerte par Victoria. Elle prie toute la nuit. Au matin, les bougies qu’elle avait allumées se penchent comme si quelqu’un soufflait dessus et au même moment, elle sent une odeur de verveine, parfum préféré de son fils, qui se répand dans l’air : pour Eugénie, il était là, avec elle…
A son retour en juillet, elle quitte Camden Place pour le manoir de Farnborough Hill, dans le Hampshire, au sud-ouest de Londres. C’est sur ce domaine qu’elle fait bâtir par l’architecte Destailleur sa « basilique impériale », selon son expression, où reposent de façon définitive son mari et son fils. Elle y prépare aussi son futur tombeau. Lorsque la crypte est terminée, les corps de Napoléon III et Louis sont transférés à l’abbaye Saint-Michel le 9 janvier 1888, soit 15 ans après la mort de l’Empereur.
Après ce chantier qui lui tient tant à coeur, elle se sent soulagée. Comme elle se désintéresse totalement de la politique, on lui accorde le droit de revenir en France. Elle loge à l'Hôtel du Rhin, place Vendôme, et visite la Tour Eiffel. Elle apprend, choquée, la destruction des Tuileries et le rasage de Saint-Cloud. Elle a tout de même l’occasion de visiter une dernière fois son cher domaine avant qu’il ne soit détruit et retrouve avec émotion le jardin où son fils aimait jouer lorsqu’il était enfant.
Elle voyage beaucoup, retrouvant Sissi sur sa route. La perte tragique de leurs fils uniques rapproche les deux femmes, jadis rivales. En 1888, Eugénie fait construire, au Cap Martin près de Cannes, une villa nommée Cyrnos, le nom que les grecs donnent à la Corse.
Elle l’aménage au goût Second Empire, y vit durant l’hiver et y reçoit ses neveux. Elle y convie l'Impératrice d'Autriche, avec qui elle entretient de longues conversations. Elles font aussi de longues balades dans le yacht privé d’Eugénie ou à pied, dans les montagnes où malgré ses soixante-dix ans passés, l’ex-Impératrice des Français gambade comme une jeune fille. Seuls ses yeux fatigués lui causent des soucis et pour les reposer, elle porte des lunettes aux verres fumés.
Le 7 août 1910, Eugénie, tout de noir vêtue, se glisse parmi les participants d’une visite guidée à Compiègne. Dans la pièce qui était la chambre de son fils, elle se sent mal et demande à s’asseoir. Certains la reconnaissent et les conservateurs acceptent de la laisser là quelques instants, seule. Elle se remémore sa dernière série dans ce château, il y a quarante-deux ans. Depuis, elle a connu de nombreuses choses, dont l’automobile, le cinématographe, la radio, les premiers avions, l’électricité et l’eau courante… De nombreuses personnes, dont Jean Cocteau qui accompagne le journaliste Lucien Daudet, sont désireuses d’écrire sur elle. La vieille femme en est ravie et surtout intarissable : elle a tant de choses à raconter !
Lorsqu’en la Première Guerre Mondiale éclate en 1914, Eugénie reste éloignée de la politique, d'autant qu'elle est, en partie, une conséquence de celle de 1870. L'ancienne Impératrice offre de faire de sa villa Cyrnos un hôpital pour les blessés, mais la France refuse. Soit, elle se tourne vers l’Angleterre : elle offre son yacht à la Royal Navy et sa demeure de Farnborough Hill devient un hôpital. En 1918, Eugénie tient sa revanche sur Sedan : les Allemands signent l’armistice dans la forêt de Compiègne, dans l’un des anciens wagons que Napoléon III avait offerts à son épouse. Elle est ravie, mais pour que tout soit complet, elle veut que l’Alsace-Lorraine redevienne française. Pour ça, elle recherche dans ses papiers une lettre que Guillaume Ier lui avait envoyée il y a quarante-huit ans où il écrivait qu’il ne considérait pas l’Alsace et la Lorraine comme des territoires germaniques, mais comme des positions stratégiques. Elle envoie cette lettre à Clemenceau, qui malgré sa haine des Bonaparte, l’accepte et l'en remercie. Ce courrier permet à la France de récupérer ses régions perdues. Bien que mal aimée des Français, elle est restée très patriote et moderne, tournée vers l’avenir.
En 1919 Eugénie est presque aveugle, mais pas inactive pour autant. Fin juin 1920, elle arrive à Madrid après un voyage méditerranéen. George V d’Angleterre la décore Chevalier de l’Empire Britannique. Afin de soigner cette cataracte qui l’aveugle, elle se fait opérer début juillet par le Dr Barraguer. L’opération est un succès et elle peut à nouveau voir. Mais le 11 juillet au matin, elle se met à grelotter et son visage devient rouge. Elle meurt à l’âge de 94 ans dans le lit de sa sœur Paca, d’une crise d’urémie, comme son mari. Avant de mourir, elle dira : « Il est temps de m’en aller… ».
Elle est inhumée le 20 juillet dans sa demeure de Farnborough Hill, en présence des couples royaux britannique et espagnol. Seul l’ambassadeur français est absent, pour un dernier défi à l’Impératrice. Son cercueil repose entre celui de son mari et celui de son fils, avec pour seule inscription son prénom en Français : « Eugénie ». Sa tombe n’est jamais fleurie et peu de Français savent qu’elle est inhumée en Angleterre.