Extrait 4, l'opium, Les Poisons de l'intelligence, Charles Richet, 1877

En Chine, l’opium est devenu un des besoins de la population, comme en Europe l’alcool et le tabac. La consommation de l’opium ne date pas de bien longtemps, et c’est peut-être la seule innovation que la Chine ait acceptée de l’Occident : il n’y a pas lieu de l’en féliciter. Il ne faut pas non plus féliciter les Anglais qui cherchent par toute sorte de moyens à propager une habitude qui leur est aussi lucrative qu’elle est funeste aux Chinois. Voici des chiffres montrant la progression constante qu’a suivie le commerce de l’opium : en 1798, 300 tonnes de 1,000 kilogrammes ; en 1863, 3,000 tonnes ; en 1866, 3,903 tonnes, et dans les dix dernières années la consommation a encore grandi dans de plus fortes proportions. Tout cet opium vient de l’Inde, et les fonctionnaires comme les négocians des Indes réalisent des bénéfices de plus en plus considérables, à mesure que l’usage de l’opium se répand.

Il y a des mangeurs, mais surtout des fumeurs d’opium. On met l’extrait d’opium dans une pipe à long tuyau ; en brûlant, l’opium se boursoufle, adhère aux bords de la pipe, et il faut à chaque instant introduire une aiguille dans la pipe même pour permettre le passage de l’air. De plus, comme l’opium ne brûle pas facilement, il faut avoir constamment une flamme à sa portée, celle d’une bougie ou d’une lampe par exemple, qui sert à empêcher la pipe de s’éteindre.

Le nombre des fumeurs d’opium est considérable ; mais ceux qui en abusent sont loin d’être les plus nombreux. Les plus riches mandarins, les commerçans les plus intelligens, fument l’opium comme les derniers des coulies ; c’est un plaisir analogue au plaisir du tabac chez nous, et qui ne fait guère plus de ravages, au moins parmi la classe aisée ; mais dans le peuple il n’en est pas ainsi. Il y a des établissemens spécialement consacrés à l’opium, des sortes de fumoirs où, moyennant une somme modique, on peut satisfaire cette passion. Il est rare qu’un fumeur en parte avant d’être complètement étourdi, de même qu’un ivrogne ne quitte le cabaret que lorsqu’il est ivre. Certes, compris ainsi, l’opium est un poison dangereux, et, au dire de tous les voyageurs, les malheureux qui font journellement ces excès tombent bientôt dans une effrayante dégradation morale et physique. Pâles, hâves, décharnés, se traînant à peine, ils ne retrouvent un peu d’énergie que si une nouvelle dose de poison leur rend une stimulation factice. Cependant il est très probable qu’on a exagéré les effets funestes de l’opium : le nombre de ceux qui meurent de cet abus est peu considérable ; beaucoup de personnes fumant l’opium, et en fumant des quantités notables, conservent l’intégrité de leurs facultés intellectuelles. Il est vrai que les fonctions digestives restent rarement intactes. La dyspepsie et un amaigrissement général sont la conséquence de cette fâcheuse coutume ; mais, quoi qu’il en soit, la Chine n’est pas encore sur le point de périr, et si elle est en décadence, ce n’est pas l’opium qu’on doit en accuser.

Les Poisons de l’intelligence, Charles Richet,

Revue des deux mondes, 1877