L'extrait du "prologue au lecteur"

De son temps, il y avait un pauvre homme, villageois natif de Gravot[Note_30], nommé Couillatris, abatteur et fendeur de bois, et dans ce bas état, gagnant cahin-caha sa pauvre vie. Il arriva qu’il perdît sa cognée. Qui fut bien fâché et marri, ce fut lui. Car de sa cognée dépendait son bien et sa vie ; grâce à sa cognée, il vivait en honneur et réputation parmi tous les riches bûcherons ; sans cognée, il mourrait de faim. La mort, six jours après, le rencontrant sans sa cognée, l’eût fauché avec sa faux et l’eut arraché à ce monde.

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Dans cet embarras, il commença à crier, prier, implorer, invoquer Jupiter par des oraisons très éloquentes (car vous savez que la nécessité fut l’inventrice de l’éloquence), levant la face vers les cieux, les genoux en terre, la tête nue, les bras hauts en l’air, les doigts des mains écartés, répétant sans cesse le refrain de ses prières à haute voix infatigablement.

Ma cognée, Jupiter, ma cognée. Rien de plus, ô, Jupiter, que ma cognée, ou des deniers pour en acheter une autre. Hélas, ma pauvre cognée.

Jupiter tenait conseil sur certaines affaires urgentes, et alors la vieille Cybèle s’exprimait, ou bien le jeune et clair Phébus, si vous voulez. Mais si grande fut l’exclamation de Couillatris, qu’elle fut entendue en grand effroi en plein conseil et consistoire des Dieux.

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— Quel diable, demanda Jupiter[Note_31], est là-bas, qui hurle si horriblement ? Vertu du Styx, n’avons-nous pas déjà été, ne sommes-nous pas actuellement assez occupés ici à décider de tant d’affaires et controverses d’importance. Nous avons vidé le débat de Presthan, roi des Perses, et du Sultan Soliman[Note_32], empereur de Constantinople. Nous avons clos le passage entre les Tartares et les Moscovites[Note_33]. Nous avons répondu à la requête du Chérif[Note_34]. Nous avons aussi répondu à la dévotion de Guolgotz Rays[Note_35]. L’état de Parme est expédié : aussi celui de Magdebourg, de la Mirandole, et d’Afrique[Note_36]. Ainsi nomment les mortels, ce que sur la mer méditerranée nous appelions Aphrodisium. Tripoli[Note_37] a changé de maître, par mégarde. Son temps était venu. Ici, les Gascons sont repentants, et demandent le rétablissement de leurs cloches[Note_38]. Dans ce coin sont les Saxons, Estrelins[Note_39], Ostrogoths, et Allemands, peuples jadis invincibles, maintenant déchus, et conquis par un petit homme tout estropié[Note_40]. Ils nous demandent vengeance, secours, restitution de leur premier bon sens, et de leur liberté antique. Mais que ferons-nous de ce Ramus et de ce Galland[Note_41], qui caparaçonnés de leurs marmitons, suppôts, et garants brouillent toute cette Académie de Paris ? J’en suis en grande perplexité. Et je n’ai pas encore résolu de quel côté je dois incliner. Tous deux me semblent autrement de bons compagnons, et bien couillus. L’un a des écus au soleil qui sont beaux et trébuchants ; l’autre voudrait bien en avoir. L’un a quelque savoir, l’autre n’est pas ignorant. L’un aime les gens de bien, l’autre est aimé des gens de bien. L’un est un fin et chaud renard, l’autre médit, écrit en mal et aboie contre les philosophes et les orateurs antiques comme un chien. Qu’en penses-tu, grand vit d’âne Priape[Note_42] ? J’ai maintes fois trouvé ton conseil et ton avis équitables et pertinents.

et habet tua mentula mentem[Note_43].

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— Roi Jupiter, répondit Priape, dégrafant son capuchon, la tête levée, rouge, flamboyante, et assurée, puisque vous comparez l’un à un chien aboyant, l’autre à un malicieux renard, je suis d’avis, que sans plus vous fâcher ni altérer, vous fassiez d’eux ce que jadis vous fîtes d’un chien et d’un renard.

— Quoi ? demanda Jupiter. Quand ? Qui étaient-ils ? Où était-ce ?

— Ô la belle mémoire, répondit Priape. Ce vénérable père Bacchus, que vous voyez ici avec la face cramoisie, avait pour se venger des Thébains un renard magique, de telle sorte que, quelque mal et dommage qu’il fit, par aucune bête au monde, il ne serait pris ni offensé.

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Ce noble Vulcain avait fait un chien en airain monésien[Note_44], et à force de souffler l’avait rendu vivant et animé. Il vous le donna ; vous le donnâtes à Europe[Note_45], votre mignonne. Elle le donna à Minos, Minos à Procris, Procris enfin le donna à Céphale[Note_46]. Il était lui aussi magique, si bien que, à l’exemple des avocats de maintenant, il attrapait toute bête rencontrée, rien ne lui échappait. Il arriva que le renard et le chien se rencontrassent. Que firent-ils ? Le chien par son destin fatal devait prendre le renard : le renard par son destin ne devait pas être pris. Le cas fut rapporté à votre conseil. Vous avez protesté ne pas vouloir contrevenir aux destins. Les destins étaient contradictoires. La vérité, la fin, l’effet de deux contradictions ensemble fut déclaré impossible dans la nature. Vous en avez sué à grand-peine. De votre sueur tombant à terre, naquirent les choux pommés. Tout ce noble consistoire, faute de résolution catégorique, ressentit une soif mirifique, et il fut en ce conseil bu plus de soixante-dix-huit fûts de nectar. Sur mon avis, vous les avez convertis en pierres. Soudain, vous fûtes hors de toute perplexité ; soudain, on cria trêve de soif dans tout ce grand Olympe. Ce fut l’année des couilles molles, près de Teumesse[Note_47], entre Thèbes et Chalcide.

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À cet exemple, je suis d’avis que vous pétrifiez ce chien et ce renard. La façon de les métamorphoser n’est pas inconnue. Tous deux portent le prénom de Pierre. Et parce que, selon le proverbe des Limousins, pour faire la gueule d’un four, trois pierres sont nécessaires, on les associera à maître Pierre du Coignet[Note_48], pétrifié par vous jadis pour les mêmes causes. Et ces trois pierres mortes seront disposés en triangle équilatéral dans le grand temple de Paris, ou au milieu du parvis, afin d’éteindre avec le nez, comme au jeu de fouquet[Note_49], les chandelles, torches, cierges, bougies, et flambeaux allumés sur ces pierres qui vivantes allumaient stupidement le feu des factions, partis, sectes de couillons et créaient des querelles entre les étudiants oisifs. De mémoire éternelle, que ces petits amours-propres de couillons soient méprisés par vous plutôt que condamnées. J’ai dit.

— Vous les favorisez, dit Jupiter, à ce que je vois, mon beau monsieur Priape. Vous n’êtes pas aussi favorable à tous. Car vu qu’ils espéraient tellement perpétuer leur nom et leur mémoire, ce serait bien le mieux pour eux d’être ainsi, après leur vie, convertis en pierres dures et en marbres, plutôt que de retourner en terre et en pourriture.

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Là-bas, vers la mer Tyrrhénienne et les lieux proches de l’Apennin, voyez-vous quelles tragédies sont excitées par certains Pastophores[Note_50]. Cette furie durera son temps, comme les fours des Limousins[Note_51] : puis finira : mais pas de sitôt. Nous y aurons beaucoup d’occupation. J’y vois un inconvénient. C’est que nous n’avons qu’une petite munition de foudres, depuis le temps que vous autres les dieux, avec mon accord particulier, en jetez sans compter, pour vos ébats, sur Antioche la Neuve. Comme depuis, à votre exemple, les élégants champions, qui entreprirent de garder la forteresse de Dindenaroys contre tous ceux qui venaient, consommèrent leurs munitions à force de tirer sur les moineaux. Puis ils n’eurent plus de quoi se défendre lorsque ce fut nécessaire ; et vaillamment, ils cédèrent la place, et se rendirent à l’ennemi, qui déjà levait le siège, le trouvant forcené et désespéré, et qui n’avait pas de pensée plus urgente que la retraite accompagnée d’une courte honte[Note_52]. Mettez-y bon ordre, mon fils Vulcain ; éveillez vos Cyclopes endormis : Astéropès, Brontès, Argès, Polyphème, Stéropès, Pyracmon[Note_53] ; mettez-les à l’ouvrage et faites-les boire d’autant. Pour les gens qui vont au feu, il ne faut pas épargner le vin. Aussi, débarrassons-nous de ce braillard là-bas. Mercure, voyez qui c’est ? et sachez ce qu’il demande.

Mercure regarde par la trappe des cieux, par laquelle ils écoutent ce que l’on dit ici-bas sur la Terre, et qui ressemble exactement à une écoutille de navire. (Icaroménippe[Note_54] disait qu’elle ressemble à l’ouverture d’un puits.) Il voit que c’est Couillatris, qui demande sa cognée perdue, et il en fait le rapport au conseil.

[O]

— Vraiment, dit Jupiter, nous voilà bien. Maintenant, nous n’avons sûrement rien d’autre à faire, que de rendre des cognées perdues ? Mais il faut la lui rendre. Cela est écrit dans sa destinée, comprenez-vous ? Comme si elle valait le duché de Milan. À la vérité, sa cognée est pour lui d’un prix tel que son royaume pour un roi. Eh bien, que cette cognée lui soit rendue. Qu’il n’en soit plus parlé. Résolvons maintenant le différend du clergé et de la Taupetière[Note_55] de Landerousse. Où en étions-nous ?

Priape restait debout au coin de la cheminée. Entendant le rapport de Mercure, il dit en toute courtoisie et avec une honnêteté joviale :

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— Roi Jupiter, au temps où, par votre ordonnance et votre bienfait particulier, j’étais gardien des jardins sur la terre[Note_56], je notai que ce mot « cognée » signifiait plusieurs choses. Il signifie un certain instrument, qui sert à fendre et à couper le bois. Il signifie aussi (au moins, il le signifiait jadis) la femelle bien à point et souvent gimbretiletolletée[Note_57], vu que tout bon compagnon appelait sa fille de joie, ma cognée. Car avec ce ferrement (en disant cela, il exhibait son instrument frappant de neuf pouces), ils cognent si fièrement et avec tant d’audace leur emmanchoir, qu’elles en sont exemptes d’une peur épidémique au sexe féminin : c’est que du bas ventre il leur tombe sur les talons, faute de telles agrafes. Et je me souviens (car j’ai la mentule[Note_58], c’est-à-dire la mémoire, bien belle et grande, assez pour emplir un pot à beurre) avoir un jour de Tubilustre[Note_59], aux fêtes de ce bon Vulcain en mai, entendu jadis dans un beau parterre Josquin des Prés, Ockeghem, Hobrecht, Agricola, Brumel, Camelin, Vigoris, de la Fage, Bruyer, Prioris, Seguin, De la Rue, Midy, Moulu, Mouton, Gascogne, Loyset Compère, Penet, Fenin, Rouzée, Richardfort, Rousseau, Consilion, Constantio Festi, Jacquet Bercan[Note_60], chantant mélodieusement.

Grand Thibault se voulant coucher

Avec sa femme nouvelle,

S’en vint tout bellement cacher

Un gros maillet en la ruelle.

Ô mon doux ami (ce dit elle)

Quel maillet vous vois-je empoigner ?

C’est (dit-il) pour mieux vous cogner.

Maillet ? dit-elle, il n’y faut nul.

Quand gros Jean me vient besogner,

Il ne me cogne que du cul.

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Neuf Olympiades[Note_61], et une année bissextile après (ô belle mentule, c’est-à-dire, mémoire. Je me trompe souvent en confondant ces deux mots), j’ai entendu Adrian Willaert, Gombert, Janequin, Archadelt, Claudin, Certon, Mancicourt, Auxerre, Villiers, Sandrin, Sohier, Hesdin, Morales, Passereau, Maille, Maillart, Jacotin, Heurteur, Verdelot, Carpentras, L’Héritier, Cadéac, Doublet, Warmont, Bouteiller, Lupi, Pagnier, Millet, Du Mollin, Alaire, Marault, Morpain, Le Gendre, et autres joyeux musiciens dans un jardin secret sous une belle feuillée, autour d’un rempart de flacons, jambons, pâtés, et diverses cailles coiffées, chantant gentiment :

S’il est ainsi que cognée sans manche

Ne sert à rien, ni outil sans poignée.

Afin que l’un dedans l’autre s’emmanche

Prends que sois manche, et tu seras cognée.

Alors il faudrait savoir quelle espèce de cognée demande ce braillard de Couillatris.

[O]

À ces mots, tous les vénérables Dieux et Déesses éclatèrent de rire comme un microcosme de mouches. Vulcain avec sa jambe boiteuse en fit pour l’amour de sa mie trois ou quatre beaux petits sauts sur la piste.

— Bien, bien, dit Jupiter à Mercure, descendez maintenant là-bas, et jetez aux pieds de Couillatris trois cognées : la sienne, une autre d’or, et une troisième d’argent, toutes aussi massives. Lui ayant accordé l’option de choisir, s’il prend la sienne et s’en contente, donnez-lui les deux autres. S’il en prend une autre que la sienne, coupez-lui la tête avec la sienne, et désormais faites ainsi à ceux qui perdent leur cognée.

Ces paroles achevées Jupiter tournant la tête comme un singe qui avale des pilules, fit une mine si épouvantable, que tout le grand Olympe en trembla.

[O]

Mercure avec son chapeau pointu, sa capeline, ses talonnières et son caducée[Note_62] se jette par la trappe des cieux, fend le vide de l’air, descend légèrement sur la terre : et jette aux pieds de Couillatris les trois cognées : Puis il lui dit :

— Tu as assez crié pour boire. Tes prières sont exaucées par Jupiter. Regarde laquelle de ces trois est ta cognée, et emporte-la.

Couillatris soulève la cognée d’or ; il la regarde et la trouve bien pesante ; puis il dit à Mercure.

— Sur mon âme, celle-ci n’est sûrement pas la mienne. Je n’en veux pas.

Il fait pareil avec la cognée d’argent, et dit :

— Ce n’est pas celle-ci. Je vous la laisse.

[O]

Puis il prend en main la cognée en bois, il regarde au bout du manche, dessus, il reconnaît sa marque, et tout tressaillant de joie, comme un renard qui rencontre des poules égarées, et souriant du bout du nez, il dit.

— Mère de Dieu, celle-ci était la mienne. Si vous voulez me la laisser, je vous sacrifierai un bon et grand pot de lait finement couvert de belles fraises aux ides (c’est le quinzième jour) de mai.

— Bonhomme, dit Mercure, je te la laisse, prends-la. Et parce que tu as opté et souhaité la médiocrité en matière de cognée, par la volonté de Jupiter, je te donne ces deux autres. Tu as de quoi dorénavant devenir riche. Sois homme de bien.

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