Les chapitres XLVI et XLVII intégraux

Voyant la misère et la calamité du peuple, nous ne voulûmes pas entrer plus avant. Seulement, pour prendre de l’eau bénite et nous recommander à Dieu, nous entrâmes dans une petite chapelle près du port, ruinée, désolée, et sans toit, comme l’est à Rome le temple de Saint-Pierre[Note_449]. Entrés dans la chapelle et prenant de l’eau bénite, nous aperçûmes dans le bénitier un homme vêtu d’étoles, et entièrement caché dans l’eau, comme un canard ayant plongé, excepté le bout du nez pour respirer. Autour de lui, il y avait trois prêtres bien rasés et tonsurés, lisant le Grimoire, et conjurant les diables.

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Pantagruel trouva le cas étrange. Et demandant quels jeux ils jouaient là, il fut averti qu’il y avait trois ans passés, il avait régné sur l’île une pestilence si horrible que pour la moitié et plus, le pays était resté désert, et les terres sans possesseurs. Passée la pestilence, cet homme caché dans le bénitier, labourait un champ grand et fertile, et y semait de la touselle[Note_450] un jour et à une heure où un petit diable (qui ne savait pas encore ni tonner ni grêler, sauf sur le persil et les choux, et ne savait pas non plus ni lire, ni écrire) avait obtenu de Lucifer de venir sur cette île des Papefigues se détendre et s’ébattre, île dans laquelle les diables avaient une grande familiarité avec les hommes et les femmes, et souvent y allaient passer le temps.

Ce diable arrivé sur le lieu s’adressa au laboureur, et lui demanda ce qu’il faisait. Le pauvre homme lui répondit qu’il semait son champ de touselle, pour pouvoir vivre l’année suivante.

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— Peut-être, mais, dit le diable, ce champ n’est pas le tien, il est à moi, et il m’appartient. Car depuis l’heure et le temps que vous fîtes la figue au pape, tout ce pays nous a été adjugé, attribué, et abandonné. Toutefois, semer du blé n’est pas mon rôle. Aussi je te laisse le champ. Mais c’est à la condition que nous partagerons le profit.

— Je le veux bien, répondit le laboureur.

— J’entends bien, dit le diable, que du profit qu’il y aura, nous ferons deux lots. L’un sera ce qui croîtra sur terre, l’autre ce qui sera en terre. Le choix m’appartient, car je suis un diable issu d’une race noble et ancienne et tu n’es qu’un vilain. Je choisis ce qui sera en terre, tu auras le dessus. Quand aura lieu la cueillette ?

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— À mi-juillet, répondit le laboureur.

— Alors, dit le diable, je ne manquerai pas d’être là. Fais au reste comme c’est ton devoir. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les nobles nonnes de Pettesec du gaillard péché de luxure, les cagots et briffeaux[Note_451] aussi. De leurs désirs de luxure, je suis plus qu’assuré. Dès qu’ils se rejoindront, ce sera la rencontre.

Chapitre XLVI.

Comment le petit diable fut trompé par un laboureur de Papefiguière.

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a mi-juillet venue, le diable se représenta au même endroit, accompagné d’un escadron de petits diablotins de cœur. Là, rencontrant le laboureur, il lui dit.

— Et bien vilain, comment t’es-tu porté depuis mon départ ? Il convient de faire maintenant nos partages.

— C’est raisonnable, répondit le laboureur.

Alors, le laboureur, avec ses gens, commença à couper le blé. Les petits diables, en même temps, tiraient le chaume de terre. Le laboureur battit son blé sur l’aire, le vanna, le mit dans des sacs, le porta au marché pour le vendre. Les diablotins firent de même, et ils s’assirent au marché près du laboureur pour vendre leur chaume. Le laboureur vendit très bien son blé, et avec l’argent, il remplit à moitié un vieux brodequin qu’il portait à sa ceinture. Les diables ne vendirent rien, et au contraire les paysans se moquaient d’eux en plein marché.

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Le marché clos, le diable dit au laboureur :

— Vilain, tu m’as trompé cette fois, la prochaine fois, tu ne me tromperas pas.

— Monsieur le diable, répondit le laboureur, comment vous aurais-je trompé, alors que vous avez choisi le premier. C’est vrai qu’en faisant ce choix, vous pensiez me tromper, espérant que rien ne sortit hors de terre pour ma part, et que vous trouveriez dessous entier le grain que j’avais semé, pour avec celui-ci tenter les gens souffreteux, cagots ou avares, et par la tentation les faire trébucher dans vos filets. Mais vous êtes bien jeune dans le métier. Le grain que vous voyez en terre, est mort et corrompu, sa corruption a permis de générer l’autre que vous m’avez vu vendre. Ainsi choisissiez-vous le pire. C’est pourquoi vous êtes maudit par l’Évangile[Note_452].

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— Laissons, dit le diable, ce propos. Que pourras-tu semer dans notre champ l’année prochaine ?

— Pour avoir un bon profit, répondit le laboureur, il conviendrait de semer des raves.

— C’est bon, dit le diable, tu es un vilain de bien, sème des raves en quantité, je les protégerai de la tempête, et ne grêlerait pas dessus. Mais entends bien, je retiens pour ma part, ce qui sera sur terre, tu auras le dessous. Travaille vilain, travaille. Je vais tenter les hérétiques, ce sont des âmes savoureuses en grillade ; monsieur Lucifer a sa colique, cela lui fera une gorge chaude[Note_453].

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Venu le temps de la cueillette, le diable se trouva sur place avec un escadron de diablotins de chambre. Là, rencontrant le laboureur et ses gens, il commença à couper et recueillir les feuilles de raves. Après lui, le laboureur bêchait et retirait les grosses raves, et les mettait en sacs. Alors, ils s’en vont tous ensemble au marché. Le laboureur y vend très bien ses raves. Le diable ne vendit rien. Qui pis est, on se moquait de lui publiquement.

— Je vois bien vilain, dit alors le diable, que tu m’as trompé. Je veux qu’on en finisse avec ce champ entre toi et moi. On va faire ce pacte : nous nous entre-gratterons l’un l’autre, et celui de nous deux qui se rendra le premier, abandonnera sa part du champ. Le champ demeurera entier au vainqueur. Le jour est fixé à huitaine. Va vilain, je te gratterai en diable. J’aurais pu tenter les pillards, chicanous, dissimulateurs de procès, notaires faussaires, avocats prévaricateurs : mais ils m’ont fait dire par un truchement qu’ils étaient tous à moi. D’ailleurs, Lucifer est dégoûté de leurs âmes. Et il les renvoie ordinairement aux diables souillons de cuisine, sauf quand elles sont saupoudrées[Note_454].

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« On dit qu’il n’est de petit déjeuner que d’écoliers, de déjeuner, que d’avocats, de goûter, que de vignerons, de dîner, que de marchands, de soupers, que de chambrières, et tous les repas que de farfadets. Il est vrai, de fait, que monsieur Lucifer se nourrit à tous ses repas de farfadets comme entrée de table. Et il avait l’habitude de déjeuner d’écoliers. Mais, las, je ne sais pas par quel malheur depuis quelques années, ils ont à leurs études adjoint les saintes Bibles[Note_455]. Pour cette raison, nous n’en pouvons plus apporter un au diable. Et je crois que si les Cafards[Note_456] ne nous y aident, leur ôtant par les menaces, les injures, la force, la violence, et les brûlements, leur Saint-Paul d’entre les mains, plus jamais nous n’en grignoterons.

« Des avocats pervertisseurs de droit, et des pilleurs de pauvres gens, il en dîne ordinairement, et il n’en manque pas. Mais on se fâche de toujours manger du pain. Il a dit récemment en plein chapitre qu’il mangerait volontiers l’âme d’un Cafard, qui eut oublié de se recommander[Note_457] dans son sermon. Et il promit une double paye et un appointement notable à quiconque lui en apporterait une immédiatement. Chacun de nous se mit en quête. Mais nous n’en avons rien tiré. Tous, ils admonestent les nobles dames de donner à leur couvent.

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« De goûter, il s’est abstenu depuis qu’il eut sa forte colique, provenant de ce que dans les contrées boréales l’on avait outragé vilainement ses enfants vivandiers, charbonniers, et charcutiers. Il soupe très bien de marchands usuriers, d’apothicaires, de faussaires, faux-monnayeurs, altérateurs de marchandises. Et quelquefois, quand il est dans de bonnes dispositions, il réveillonne de chambrières, qui après avoir bu le bon vin de leurs maîtres remplissent le tonneau d’eau puante.

« Travaille vilain, travaille. Je vais tenter les écoliers de Trébizonde pour qu’ils laissent pères et mères, renoncent à la règle commune, s’émancipent des édits de leur roi, vivent en liberté souterraine[Note_458], méprisent un chacun, se moquent de tous, et prenant le beau et joyeux petit béguin[Note_459] de l’innocence poétique, deviennent tous de gentils farfadets.

Chapitre XLVII.

Comment le diable fut trompé par une Vieille de Papefiguière.

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L

e laboureur retournant dans sa maison était triste et pensif. Sa femme, le voyant ainsi, pensait qu’on l’avait volé au marché. Mais entendant la raison de sa mélancolie, voyant aussi la bourse pleine d’argent, elle le réconforta doucement, et l’assura qu’il ne lui adviendrait aucun mal de s’entre-gratter avec le diable. Qu’il n’avait qu’à se poser et se reposer sur elle. Elle avait déjà réfléchi à une bonne solution.

— Pour le pire, disait le laboureur, je n’en aurai qu’une égratignure, je me rendrai au premier coup, et lui laisserai le champ.

— Non, non, dit la vieille, reposez-vous sur moi, et reposez-vous, laissez-moi faire. Vous m’avez dit que c’est un petit diable, je le ferai soudain se rendre à vous, et le champ nous demeurera. Si c’eût été un grand diable, il y aurait eu à penser.

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C’était le jour de l’assignation que nous arrivâmes sur l’île. De bonne heure le matin, le laboureur s’était très bien confessé, avait communié, comme un bon catholique, et sur le conseil du curé, s’était caché en se plongeant dans le bénitier, dans l’état où nous l’avions trouvé.

À l’instant où l’on nous racontait cette histoire, nous fûmes avertis que la vieille avait trompé le diable, et gagné le champ. La manière fut celle-ci :

Le diable vint à la porte du laboureur, et en sonnant, il s’écria :

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— Ô vilain, vilain. Là, là, à belles griffes.

Puis, entrant dans la maison, alerte et bien décidé, et n’y trouvant pas le laboureur, il aperçut sa femme à terre, pleurant et se lamentant.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le diable. Où est-il ? Que fait-il ?

— Ah ! dit la vieille, où est-il le méchant, le bourreau, le brigand ? Il m’a blessé gravement, je suis perdue, je meurs du mal qu’il m’a fait.

— Comment ? dit le diable : Qu’y a-t-il ? Je vous le régalerai bien de coups bientôt.

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— Ah, dit la vieille, il m’a dit, le bourreau, le tyran, l’égratigneur de diables, qu’il avait aujourd’hui une assignation à se gratter avec vous ; pour essayer ses ongles, il m’a seulement gratté du petit doigt ici entre les jambes, et m’a complètement blessé. Je suis perdue, jamais je ne guérirai, regardez. De plus, il est allé chez le maréchal-ferrant se faire aiguiser et affûter les griffes. Vous êtes perdu, monsieur le diable, mon ami. Sauvez-vous, il va revenir bientôt. Retirez-vous, je vous en prie.

Alors, elle se découvrit jusqu’au menton de la même façon que jadis les femmes perses se présentèrent à leurs enfants fuyant la bataille[Note_460], et lui montra son « comment ça s’appelle ? »

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Le diable, voyant l’énorme solution de continuité dans toutes ses dimensions, s’écria :

— Mahomet, Démiurge, Mégère, Alecto, Perséphone[Note_461], il ne m’aura pas. Je m’en vais à belle allure. Sûr ? Je lui laisse le champ.

Entendant la catastrophe et la fin de l’histoire, nous nous retirâmes sur notre navire. Et nous ne restâmes pas là plus longtemps. Pantagruel mit dans le tronc pour l’entretien de l’Église dix-huit mille écus d’or, en considération de la pauvreté du peuple, et des calamités du lieu.