Lecture analytique de Fin de partie, Clov et Ham

C’est le dernier texte de la séquence. À nouveau un extrait d’une pièce de Samuel Beckett Fin de partie représentée, la première fois, toujours avec, à la mise en scène, Roger Blin, le 1e avril 1957. Une fois encore, c’est une pièce d’un autre monde. Il y a un personnage sur une fauteuil roulant et son serviteur. Mais il y a aussi, intervenant au cours de la pièce, Nagg et Nell. Deux personnages extraordinaires, au sens propre de l’adjectif, puisqu’ils sont, semble-t-il, un couple et qu’ils vivent chacun dans une poubelle verticale dont ils ne semblent pas sortir. Les didascalies, ici, hors l’initiale, qui présente la structure, seront principalement fonctionnelles. Il s’agit, alors d’indiquer ce que le spectateur verra du mouvement des deux personnages.

En effet, il n’y a qu’une seul didascalie psychologique « élégiaque », l.17, l. 41 et l. 62, chaque fois concernant Nell, personnage asexué, dont on ne peut certifier qu’il est féminin. Seul Nagg semble être masculin avec l’interpellatif « mon gros », prononcé par Nell, l.3. Cette information psychologique, à la fois mélancolique et amoureuse, qui fait écho à la phrase averbale exclamative « Ah hier ! », comme dans En Attendant Godot semble renvoyer à un passé référencé uniquement pour les personnages mais bien général et obscur pour le lecteur ou le spectateur. Dans le même temps, les deux interventions de la sorte, laisse sourire puisqu’elles semblent, sorties de leur contexte, hors du moment et du sujet.

Il y a une autre didascalie, dont Beckett semble friand, il l’a déjà utilisée dans le texte précédent, mais de manière moins répétée, c’est « un temps ». nous retrouvons celle-ci, ici, aux lignes 4, 13, 25, 27, 30, 33, 42, 49, 50, 51, 52, 55, 57, 60, 60. On remarque que plus on se rapproche de la fin de la scène, plus cette didascalie est répétée. Il faut aussi s’interroger sur son rôle. Est-ce une coupure dans le jeu qui va entraîner un arrêt ? Combien de secondes ce « temps », doit-il durer ? Cela devra être, à chaque fois, la même durée ? Quel rôle joue ces temps dans l’ensemble de la représentation ?

l.4, le temps est entre deux phrases interrogatives de Nell, il pourrait indiquer un temps de recherche de questionnement chez le personnage qui cherche les raisons de l’action de Nagg.

l.13, ici le temps marque clairement la fin d’une suite linéaire qui cherche à atteindre un but, non atteint. Le temps séparera, alors deux discours.

l.25, Ici, c’est le discours de Nagg qui est interrompu par le temps. La première partie s’oppose au discours précédent de Nell, la deuxième partie crée une conclusion négative sur l’observation de la vue. Le temps, ici, est un temps dans le discours qui permettrait à Nagg de chercher ses mots et de respirer entre l’ordre négatif « ne dis pas ça » et la conclusion.

l.27, même phénomène qu’à la ligne 13, mais moins marqué puisqu’on reste dans le même champ d’observation de l’évolution des sens. La partie précédente concernait la vue, la suivante concerne l’ouïe.

l.30,c’est un phénomène, en miroir, de la ligne 25. Il n’y a pas, comme à celle-ci, une opposition entre un ordre et une conclusion, mais, et c’est toujours le discours de Nagg, une opposition avec le « oui », d’observation- réponse à « Et toi ? » et la conclusion concernant l’ouïe. On notera la répétition phonétique « oui » et « ouïe » qui peut créer le rire chez le spectateur qui « entend », lui, deux fois « oui »…

l.32, phénomène comique qui brise le miroir. Il est gardé la même structure qu’aux lignes 25 et 30, mais c’est Nell qui prend en charge le discours, construit encore pour que « un temps » sépare deux moments. Mais ici, le premier moment est « non » et s’oppose à « oui » de la ligne 30 et la deuxième partie, qui devrait s’opposer à « notre ouïe n’a pas baissé » puisque la démonstration a été faite qu’ils ne s’entendent pas aussi bien qu’ils le prétendent, va être une ouverture à un autre échange.

l.42, même raison qu’à la ligne 13, changement de discours.

l.45, Encore une fois, dans le discours de Nagg, deux moments, marqués par une réflexion.

l.49, le temps vient en écho de la ligne 33 « As-tu autre chose à me dire » et, ici, « As-tu autre chose à me dire ? » qui se répète. Le temps, cependant, vient, là, après la phrase interrogative. Pour laisser le temps à Nagg de répondre ce que Nell développe ensuite avec « réfléchis bien » et un autre temps, l.50.

l.51, deux temps dans la même réplique de Nagg qui tente une nouveau sujet avec le biscuit, sujet qui ne reçoit aucune réponse de Nell, ni pendant la réplique, ni après.

l.55, le temps, ici, est très révélateur de Beckett. En effet il oppose une réponse négative « non », à une réponse qui sous tend le positif « Où ? ». Comme si le temps permettait, peut-être de faire changer d’avis Nell.

l.57, la réponse de Nagg entraîne un nouveau refus mais Nell, plutôt que sembler changer d’avis, cette fois, propose une solution à Nagg qui ne la fera pas intervenir.

l.60, deux temps dans le même discours de Nagg, le premier sépare un écho de la répétition ternaire de « creux », l. 58, 59 et 60 de la constatation « tu ne peux pas » et un nouveau temps qui constate, encore une fois, un phénomène opposé « hier tu m’as gratté là », entraînant la réponse comique en écho des lignes 17 et 41 « ah hier ! » avec la même didascalie psychologique.

Ainsi, donc, en les observant de près on peut classer les temps, en moment de construction comique, les effets miroirs, plus ou moins variables, en recherche de discours, soit à l’intérieur d’un discours, soit pour séparer deux échanges. Ainsi, les didascalies permettent de voir une démarche d’auteur qui se soucie autant de l’effet d’écriture que l’effet de représentation.

La didascalie initiale, comme les didascalies fonctionnelles, ne se soucieront, elles, que de l’effet représentatif. La longue didascalie initiale, où, d’ailleurs, on voit aussi apparaître « un temps », est la description d’une pantomime générée par Nagg avec un effet de focalisation sur la sortie de Nell plus que celle de Nagg : « Nagg sort de sa poubelle » pour « le couvercle se soulève, les mains de Nell apparaissent, accrochées au rebord, puis la tête émerge. ». La sortie de Nagg est résumée en une seule phrase simple, celle de Nell est une longue phrase composée de trois propositions indépendantes et un groupe apposé. Tant au niveau de l’écriture que de la représentation, il y a une volonté très nette de dissocier les personnages par leur action et leur état. Ainsi, Nagg n’a aucune didascalie décrivant son physique, alors que Nell a une didascalie de costume « Bonnet de dentelle » et une didascalie physique « Teint très blanc ». On remarquera que, comme dans En Attendant Godot, ces indications ne sont pas développées mais averbales.

Les didascalies fonctionnelles des lignes 10-11, 18, et 27, nous montrent un jeu de quasi-marionnette. Le jeu précisé est clairement en description de Nell vers Nagg « l’une vers l’autre », « l’un vers l’autre », « l’un vers l’autre ». Mais il y a la volonté de montrer très clairement un corps qui résiste « péniblement » est répété l.10 et 18. Les deux corps à chaque fois tentent une approche et échouent, en une didascalie pour les lignes 10 et 11, en deux didascalies l.18 « se tournent » et l.27 « se détournent ». Ceci, ajouté aux discours montrent deux personnages dont le corps, comme le texte semble leur échapper.

Il ne reste que les deux didascalies « ils rient », l.37 et « ils rient moins fort », l.39. Le premier rire intervient à contrario puisqu’il s’agit du souvenir d’un accident grave « où nous laissâmes nos guibolles ». mais le souvenir semble atténuer la joie, incompréhensible, lié à l’évènement et l’évocation des Ardennes, référence à la bataille des Ardennes de 1944- 1945 ?, diminue l’effervescence joyeuse.

En observant l’ensemble des didascalies du passage, on retrouve une coloration d’écriture propre à Beckett, un univers de référence inconnu du lecteur ou du spectateur qui est obligé d’accepter le « flou » général du texte et de ne se tenir qu’aux indications prosaïques qui font clairement référence à ce qu’il lit ou voit et entend. Même si, là encore, il y a des mises en doute. Malgré tout, et ce reste assez mystérieux, il se dégage de l’ensemble un humour bien particulier qui ne cherche pas à faire rire, mais, tout au moins, à faire sourire.