Lecture analytique, le vin et le haschisch, Baudelaire

Cet avant dernier texte va comparer les effets du vin et du haschisch, deux produits stupéfiants. Un est consommé, encore aujourd’hui, de manière légale et sociale, le vin, l’autre est réservé, autrefois, puis interdit aujourd’hui, en France et en Tunisie, malgré une consommation illégale assez renforcée. L’argumentation de Baudelaire préférera visiblement le vin. Nous verrons comment sa démonstration cherche à mettre en avant les qualités du vin tout en minimisant des effets secondaires.

Le texte commence par une observation de son siècle qui concerne un pays éloigné de la France « En Égypte ». Là bas, écrit-il, « la vente et le commerce du haschisch » sont interdits. Ceux qui ne peuvent s’empêcher de consommer ce produit « les malheureux », on notera le choix du terme, « qui ont cette passion » en consomme de manière organisée et précise dans les pharmacies. Le choix du terme « passion1 » est assez intéressant. On ne parle d’addiction, terme qui entrera dans le vocabulaire que bien plus tardivement.

Cet exemple va permettre à Baudelaire de développer sa première argumentation contre le haschisch. « Le gouvernement égyptien a bien raison ». Ce jugement est développé dans le paragraphe suivant. Il y a un danger politique à autoriser l’usage du haschisch. La drogue dont il est question. Il va « déranger les conditions primordiales de son existence » et « rompre l’équilibre des facultés avec les milieux ». Sous l’effet du haschisch, selon Baudelaire, l’individu perd sa volonté. Il n’est donc plus un citoyen ni un guerrier. Le haschisch a ce double effet de « déranger les conditions primordiales de son existence », en entraînant un abandon de volonté et de « rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux », puisque les effets entraînent à une rêverie permanente. Il achève son paragraphe en inversant l’argument l’autorisation par un gouvernement de « l’usage du haschisch » aurait pour but de « corrompre les gouvernés »

Il va, ensuite, se pencher plus directement sur les effets individuels de la drogue. Il reconnaît ce qu’en pense une majorité indéfinie « on dit que », à savoir que le haschisch ne « cause aucun mal physique ». Il le reconnaît « cela est vrai », mais réduit tout au moins l’impact de cette reconnaissance « jusqu’à présent du moins ». Il définit cette réduction en entamant la phrase suivante par la conjonction de coordination « car » et développe l’idée que le haschisch entraînant à rêver et à limiter les actions, il semble difficile de prétendre alors qu’il n’y a pas de « mal». Puisque, certes, il n’y a pas de marque physique « tous ses membres seraient en bon état », mais est-ce pour autant « se porter bien » ? Selon lui c’est « la volonté » qui est attaquée et il le juge comme un « organe » et « le plus précieux ». Il juge donc qu’il y a quand même un « mal » même s’il n’est pas physique. Il va développer ensuite ce qu’est la perte de volonté. Le haschisch, qu’il nomme, ici « confiture », avec une cuillerée donne l’idée de « se procurer instantanément tous les biens du ciel ». Pourquoi, alors, essaierait-on de les acquérir par le travail ? Cette démonstration est appuyée par l’aphorisme « il faut avant tout vivre et travailler ». Ainsi, cette première partie est une tentative d’argumentation contre le haschisch qui empêche le consommateur d’avoir suffisamment de volonté pour être un citoyen à part entière qui « vit et travaille ». Il est très clair que Baudelaire a une position très dépréciative de ces effets.

La deuxième partie, elle va essayer de défendre le vin contre le haschisch. On verra qu’à la fin de son argumentation, il soutiendra le vin parce que « le vin est pour le peuple qui travaille», revenant, ainsi, à son aphorisme « vit et travaille »…

Mais d’abord, parce que, contrairement à Balzac, Baudelaire est très construit, il va répondre à la question, en quoi le vin et le haschisch sont comparables ? Ce qu’il trouve de commun c’est « le développement poétique excessif de l’homme » et comme ce qu’il énonce peut paraître obscur au lecteur, il va, dans les deux phrases suivante, l’expliquer. Il parle de ce « goût frénétique » de l’homme à chercher, par tous les moyens, et, notamment « toutes les substances, saines ou dangereuses » à aller au-delà de lui- même « exalter sa personnalité », première définition, « témoigner de sa grandeur », deuxième définition. Il en rajoute une troisième « s’élever vers l’infini ». On notera l’étonnant « réchauffer ses espérances » qui par rapport à la volonté de se dépasser peut paraître bien inférieur, mais il est possible qu’il faille comprendre les « espérances » d’apparaître plus grand qu’il n’est. Ainsi donc, le vin et le haschisch correspondent à ces substances. On sait que Baudelaire classe, déjà, le haschisch parmi les substances « dangereuses ». Qu’en est-il du vin ?

Il va introduire la comparaison par « il faut voir les résultats ». C’est-à-dire qu’il va comparer les effets des deux substances. Le paragraphe se construira sur une comparaison en deux parties « voici une liqueur», pour le « vin » avec deux phrases. « Voilà une substance», pour le haschisch en une phrase.

« voici » : « qui active la digestion » ≠ « voilà » : « qui interrompt les fonctions digestives »

« voici » : « fortifie les muscles, et enrichit le sang » ≠ « qui affaiblit les membres »

« voici » : Prise en grandes quantités, elle ne cause que des désordres assez courts » ≠ « qui peut causer une ivresse de vingt-quatre heures »

On s’étonnera, aujourd’hui, du dernier argument. Certes, il ne parle que du vin, pas de l’alcool, mais « la grande quantité » semble avoir des effets bien limités… ou alors, il s’agit d’un vin avec un degré d’alcool très peu élevé…

Le paragraphe suivant va continuer à travailler le parallélisme, mais de façon plus syntaxique, c’est-à-dire phrase à phrase. On pourrait presque construire un tableau.

« le vin exalte la volonté » ≠ « le haschisch l’annihile », même phrase

« le vin est support physique » ≠ « le haschisch est une arme pour le suicide », même phrase. On s’étonnera, toutefois que la ligne de travail argumentaire ne soit pas la même pour les deux comparés.

« le vin rend bon et sociable » ≠ « le haschisch est isolant » deux phrases

« L’un est laborieux » ≠ « l’autre essentiellement paresseux », ici le vin « l’un », aiderait à travailler…

La phrase suivant développe l’idée de ce que le haschisch, « l’autre », rende paresseux, qui est une reprise du « se procurer instantanément tous les biens du ciel » du troisième paragraphe.

« Le vin est pour le peuple qui travaille et qui mérite d’en boire » ≠ « le haschisch appartient à la classe des joies solitaires : il est fait pour les misérables oisifs ». La ligne d’opposition est ici le rapport au travail.

« Le vin est utile, il produit des résultats fructifiants » ≠ « le haschisch est inutile et dangereux ».

Ainsi, donc, toute la fin de ce texte va être de trouver des points d’opposition entre le haschisch et le vin. Très clairement, le vin a la faveur de l’auteur. Cependant, à la lumière d’aujourd’hui, on ne peut que s’étonner des points positifs qu’il donne au vin. En effet, le vin, ne peut être séparé de la sémantique de l’alcool. Nous avons vu, depuis le vingtième siècle au moins, et c’est sans compter sur L’Assommoir de Zola, par exemple, que l’alcool est mauvais pour la santé. Il semble, cependant, que Baudelaire n’associe pas le vin et l’alcool. Deux possibilités, soit le vin que connaît le poète est un vin à faible taux d’alcool et on ne s’étonnera pas qu’il puisse ne voir que « des désordres assez courts » lorsque le consommateur en prend trop, soit, pris par la culture du XIXème siècle, héritière des siècles précédents qui met le buveur de vin en bonne place dans la mythologie des personnages de référence, il est aveugle aux mauvais effets du vin et transcrit donc la position globale de la société face au vin. Nombre des aspects positifs, en effet, laissent interrogateur aujourd’hui.

La contrepartie, concernant le haschisch permet aussi de remettre à jour des idées un peu fausses en ce qui concerne cette drogue. En effet, comme elle n’était pas interdite, on pouvait penser qu’à l’époque sa consommation était plutôt bien vue. Par exemple, le club des Hashishins qu’avait fondé Théophile Gauthier pourrait laisser entendre une certaine opinion positive pour ce produit. Ce n’est pas du tout le cas à la lecture de cet article. L’auteur semble parfaitement conscient des effets de la « confiture » et montre qu’il n’y est pas favorable du tout.

Enfin, la démarche d’opposer deux produits qui jouent sur « le développement poétique excessif de l’homme » nous montre, quand même une société du XIXème siècle, celle des poètes, en tout cas, attentive à la consommation de produits particuliers et qui, comme de tous les temps, essaie de construire une échelle de valeur à ces produits. Il n’est donc pas si nouveau, alors qu’on pourrait le croire, que la société des hommes se soit interrogée sur ces produits, stupéfiants, drogues ou autres qui agissent physiquement sur la pensée...

1Tendance d'origine affective caractérisée par son intensité et par l'intérêt exclusif et impérieux porté à un seul objet entraînant la diminution ou la perte du sens moral, de l'esprit critique et pouvant provoquer une rupture de l'équilibre psychique.