Lecture analytique de "Au-delà" de Louise de Vilmorin

C’est le dernier texte du corpus, c’est aussi le plus récent, il date de 1937. Bien que le thème érotique ne soit pas particulièrement évident, on peut le trouver à travers un lexique « plaisir », « j’aime », « dernier soupir », laisse entendre la possibilité d’un jeu érotique. Mais l’ensemble est particulièrement diffus. Il faudra alors regarder de près ce texte pour essayer d’en percevoir les sens.

La structure du poème qui, bien qu’il ait choisi l’hexasyllabe, et une forme qui semble simpliste est beaucoup plus travaillée qu’elle en a l’air. Ainsi, à la première lecture, comme pour le texte de « première soirée » de Rimbaud, le premier et le dernier quatrain sont identiques. Mais le jeu va plus loin. En effet, on observe que le dernier vers de chaque quatrain, sauf pour l’avant-dernier quatrain, est repris au premier vers du quatrain. Si on se tourne vers les rimes on s’aperçoit que le quatrain un, le quatrain quatre et le quatrain cinq, identiques, ont des rimes embrassées en « là » et « -ir », alors que les quatrains deux, trois, ont des rimes croisées avec, pour le quatrain deux, les rimes « là » ;« rire » ; « là » ; « rire » et le quatrain trois « -ire » ; « là » ; « ire » ; « là », comme si, au niveau des rimes ces deux quatrains étaient symétriques. On notera le léonin des rimes « ce jeu-là », au vers 13 et 16 du quatrain quatre.

Ainsi, bien que l’ensemble donne l’impression d’une ritournelle, notamment avec dix occurrences du son « là » sur vingt vers, six occurrences de « choisir » et la répétition quasi anaphorique de « préposition- ci, préposition- là », vers sept, dix, et la répétition paronymique «[i- syllabe- syllabe-la] aux vers 1, 4, 5, 7, 10, 16, 20 ; le texte est particulièrement structuré. C’est donc la preuve d’une grande maîtrise de l’écriture que d’être très construit tout en donnant l’impression d’être très léger.

Sémantiquement parlant, le lecteur devra alors se douter que les jeux proposés sont autant de possibilités que son imagination peut en inventer. Ainsi le jeu « Eau-de-vie ! Au-delà » qui répète la structure phonétique initiale « ode » et différencie la syllabe finale en « vie » et « là », si elle est déjà une introduction à la répétition paronymique citée au- dessus, devient aussi un possible ou eau-de » renverrait à l’ode mettant en jeu « la vie », peut-être est-ce aussi un renvoi à l’ivresse où l’alcool « eau-de-vie », emmènerait dans un « au-delà », ou même une allusion érotique plus précise, en rapport avec la petite mort ou, enfin, on le verra par la suite, un jeu sur « l’encre » qui serait « l’eau-de-vie » de l’invention « l’au-delà ». Ainsi, dès le premier vers, le texte confronte une multitude de possibles qui laisse le lecteur dans une position quelque peu perdue. Les deux vers suivants, réduisent un peu le champ des possibles puisqu’il s’agit de « choisir » « à l’heure du plaisir », mais de quel plaisir est-il parlé ? Celui du corps et « celui-là », serait une personne ou un plaisir, celui de l’écriture ? Et le « celui-là », serait le mot ou le poème, lui-même… Reste à résoudre le « choisir n’est pas trahir » qui laisse sous entendre que le choix élimine, reste à savoir quoi.

Le vers 5, reprise du vers 4, permet d’introduire le « qui sait me faire rire, d’un doigt de-ci, d’un doigt de là ». Là encore la connotation hésite sur les signifiants. « celui-là », certes peut faire rire, mais un mot, un texte, une personne peut tout autant faire rire et le « doigt de ci, de là », qui réinstalle la ritournelle, avec une unité de mesure « doigt », laisse perplexe. L’image érotique est-elle plus développée ou l’allusion aux doigts est une allusion à la main qui écrit ? Le vers suivant « comme on fait pour écrire » renforce la dualité entre ce qui semble consacré au plaisir charnel et ce qui concerne le plaisir de l’écriture. Le « comme » qui permet de revenir au « doigt de-ci, de-là », détruit la lecture caressante et renforce la problématique du choix.

Au quatrain suivant, le « comme on fait pour écrire » est, évidemment repris. Mais, ce qui devient amusant c’est que « un doigt de-ci, de là » est sémantiquement repris avec « il va par-ci, va par là » où l’hésitation entre « ci » et « là » se trouve réinstauré. Le « doigt », peut devenir le pronom personnel « il », qui peut prendre toute une série d’autres sens, mais le jeu sonore repris, laisse encore la possibilité d’y voir une lecture du hasard dans l’imaginaire de l’écrivain. Mais « lui », du vers suivant gâte l’idée que « il » pouvait être le « doigt » et ramène le lecteur aux possibilités d’un jeu amoureux, avec l’amant, qui serait « il », ou un jeu d’invention, avec le hasard qui serait, tout aussi bien, « il ». « Je », est partenaire du jeu avec « il », le problème c’est que, plus le texte avance, moins on est sûr de qui est représenté par ces pronoms personnels. Impossible, par exemple, de certifier que « je » serait un narrateur représentatif de l’auteure puisque aucun adjectif, ni aucun déterminant peut certifier la qualité féminine de ce « je ». Il y a donc un jeu, tant sonore, on note la proximité phonétique entre « je » et « jeu », entre signifiant, les mots, et signifié, l’interprétation que peuvent donner les lecteurs.

Le déplacement de « il », qui renvoie à l’hésitation du « doigt », crée chez « je » une envie non déclarée « sans que j’ose lui dire » d’un « jeu », « ce jeu-là », dont le lecteur est bien en veine de dire exactement lequel. Mais ce jeu s’achève, à la strophe suivante et il s’achève avec la respiration : « souffle », « soupir ». Avec, d’ailleurs « dernier soupir », qui renvoie à l’idée de mortalité. Ainsi donc, peut-être, le jeu ne serait donc que celui de la vie ?

Bien obscur poème amusant. Si on y introduit la grille de lecture érotique, il n’est pas difficile, du fait de la permanente imprécision des mots de faire concorder une telle lecture. Mais cette imprécision crée obligatoirement le doute. Si on pouvait rapprocher ce poème de celui d’Anna de Noailles, c’est par le rapport « vie » et « mort » qui existe dans les deux. On pourrait, tout autant, le rapprocher du texte de Rimbaud par la joie qui semble en découler. Mais il garde aussi ses propres possibilités, bien complexes puisque on y retrouve une signifié possible lié à l’écriture ou simplement à la vie. Finalement, ici l’érotisme n’est pas un moyen d’ouverture d’autres sens, il est un sens parmi d’autres.