Lecture analytique de II, 6, Mithridate

Ce deuxième extrait est intéressant parce qu’il va développer l’image des amants maudits. Dans la scène, Monime va avouer qu’elle aime du même amour Xipharès qui l’aime. Mais, comme tous les deux sont héroïques, ce qui explique, d’ailleurs, pourquoi ils peuvent s’aimer et que les spectateurs puissent faire confiance en cet amour, elle va lui demander de fuir cet amour puisqu’elle a donné sa parole à Mithridate. Toute la scène sera une lutte entre le désir amoureux et le devoir.

Monime s’exprimera sur cinquante-neuf vers, tandis que Xipharès lui parlera sur dix-huit vers ! c’est donc Monime qui est la personnage principale de ce texte. En même temps, elle a deux actions à effectuer : avouer son amour à Xipharès et se défendre contre ce sentiment. Xipharès, lui, n’a qu’à réagir à cette défense de sentiment puisqu’il a déjà exprimé son amour à l’acte I.

C’est du vers 1 au vers 21, elle va avouer son amour. Jean Racine va travailler sur le schéma du parallèle. En effet, Monime ne parlera de l’éveil de son sentiment amoureux qu’en parallèle de l’éveil de l’amour chez Xipharès. Si du vers 1, au vers 5, elle annonce qu’elle va avouer, et laisse déjà sous entendre avec « pour la première et la dernière fois » que cet aveu n’aura pas de suite, le vers suivant, coupé à l’hémistiche, mettra en balance « vous m’aimez » et « égale tendresse », avec, en plus, l’utilisation de l’adjectif « égale » qui renforce cette idée de parallèle. On notera, encore, au niveau de la construction, le jeu d’écho entre les débuts des vers 6 et 7 « Pour vous », répondant à « Vous ».

La suite qui va du vers 8 au vers 14, va reprendre la narration de la rencontre de Monime avec son père mais aussi avec Xipharès. Son discours qui met en avant le « vous » représentatif de Xipharès, retrace l’ensemble du cheminement de l’amour, Monime plaît à Mithridate, et Xipharès la rencontre et tombe amoureux tout en sachant la cause perdue puisque son père a la gageure de cette rencontre. Monime met bien en avant le ressenti de Xipharès, non parce qu’elle l’a compris mais parce qu’elle a essentiel même pour lui. Ce qu’elle avoue avec « sans conter mon histoire ». il faut reconnaître une certaine beauté stylistique à mettre en avant son amour en mettant en avant l’amour de l’autre.

La deuxième partie de l’aveu renvoie à l’acte I. « ce matin », et, encore, le parallèle, « vous répondait tous vos mêmes discours ». Monime n’exprime, pour le spectateur, son amour qu’à l’image de celui de Xipharès.

Les vers suivants vont amener une énonciation intéressante de l’impossible : « inutile », « funeste » « sympathie », l’amour, diminuée en « sympathie » prend deux valeurs, elle ne sert à rien mais elle est mauvaise dans sa destinée. L’idée va être développée au vers suivant opposant le « trop parfaite » à « démentie », l ‘amour totalement logique et compréhensible est réduit par le destin. Les deux vers qui s’enchaînent continuent en accusant le « ciel », le lieu du destin donc du « sort », d’être à la fois responsable de l’amour et « joint deux cœurs », on notera l’enjambement qui se détruira avec « ne destinait point ». il y a une confrontation entre le destin attendu de l’amour et le destin obligatoire du devoir. Le vers suivant « quel que soit le penchant qui m’attire » est un renvoi au « quelque amour encor qui me pût éblouir » de Xipharès acte I scène 5 qui entraînera la même solution : le devoir sera plus fort que le cœur. « je vous le dis, pour ne plus vous le dire », « vous jurer un silence éternel ». Monime s’engage, au nom du devoir à ne plus exprimer son amour. Il y a une certaine beauté dans la construction :

« J’entends, vous gémissez ; mais telle est ma misère

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« Moi » « vous » => « misère »

cette construction équilibrée donnera alors : « je ne suis point à vous, je suis à votre père », où est résumé en deux hémistiches l’ensemble du drame.

La suite, alors, sera une prière, Monime demandera à Xipharès de s’éloigner pour qu’elle ne ressente, près de lui les affres de l’amour et met en jeu la valeur de l’amour de Xipharès contre la valeur de son devoir.

La réponse de Xipharès est à la hauteur de la tirade de Monime. Il va juxtaposer le plus souvent la joie de connaître l’amour de Monime et la souffrance de voir cet amour déjoué par le destin. Ainsi, l’oxymore « amour déplorable », au vers 35. L’opposition « heureux et misérable », et l’opposition sur deux vers : « moment heureux et misérable », face à « abîme affreux ». Il continuera avec un futur antérieur à valeur de regret « vous aurez pu m’aimer » et il présente son rival comme « un autre », puis « père injuste », mais aussi « malheureux »… Il y a chez Racine le désir de construire le trouble amoureux dans lequel se trouve Xipharès. Cependant, la narration doit reprendre ses droits. Mithridate lui a demandé de protéger Monime, alors que Monime lui demande de s’éloigner…

Cela permet le retour, dans le discours, de Monime. Elle essaie de pousser Xipharès à un subterfuge pour s’éloigner d’elle. Elle invoque ainsi la ruse de l’amour. Elle retourne alors sur cet amour qu’elle ressent pour Xipharès et le met en jeu en le tissant sur sa faiblesse. Le thème devient particulièrement intéressant puisque Monime met en avant toutes les raisons de sa résistance et tous ses points faibles. « de mes faibles efforts », vers 53, « indigne soupir », mais ces effets de sa faiblesse sont contrecarrés et par sa volonté de ne pas céder à son cœur pour son devoir, « n’en punisse aussitôt la coupable pensée », vers 61, « ma main »… « vous en arracher », vers 62 & 63, et par la demande qu’elle fait à Xipharès de l’y aider « Vous n’empêcherez pas »…

Arrive un passage particulièrement délicat dans l’écriture de Jean racine. Alors qu’elle essaie de convaincre Xipharès, elle comprend qu’en restant là, près de lui, elle entre déjà en lutte entre son désir et son devoir

«Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis

Je cherche à prolonger le péril que je fuis »

Dans la représentation ce moment devient particulièrement intéressant parce qu’on quitte le discours général et théorique de la lutte contre ses sentiments pour l’instant même de cette lutte. Dans le moment même de ce dilemme, elle choisit la fuite tout en demandant une dernière fois à Xipharès de ne plus l’approcher.

C’est Xipharès qui conclue la scène. Monime est partie, elle lui a avoué son amour. Elle l’a aussi mis en face de sa volonté de respecter le devoir sous tendu de sa parole. La première hémistiche du vers 74 résume totalement, dans ces écritures simples et géniales de Racine, la situation « On t’aime, on te bannit ». La résolution de Xipharès est simple, pour ne pas mettre en danger Monime, il ira se faire tuer. Mais, toujours amoureux, il ne le fera que pour permettre à Monime de respecter son devoir. Il restera vivant pour la défendre d’autres prétendants, notamment son frère. « En expirant, ne la cédons qu’au roi ».

Le thème de l’amour face au devoir contraignant est un thème ancien, et plutôt souvent utilisé par le théâtre classique et notamment Racine, avec Phèdre par exemple, ou Corneille, dans le Cid. Ici, pourtant, la démarche est à la fois moins contrainte, les deux amoureux pourraient s’enfuir, Mithridate n’est pas un héros extraordinaire comme Thésée, et plus extraordinaire, puisque c’est a noblesse extrême de ces deux cœurs qui crée le dilemme. En matière de représentation, cela obligerait à réfléchir comment mettre en avant cette grandeur d’âme tout en ne la caricaturant pas, ce qui est plutôt extraordinaire...