Lecture analytique de "Pluie"

Ce texte, paru en 1942, dans le recueil Le Parti pris des choses de Francis Ponge, est en prose et travaille à la description de la pluie qui tombe. Tant le sujet, plutôt simpliste, que la forme, en prose, nous mène à nous interroger sur la qualification de « poétique » de ce texte. En se servant des entrées d’un travail phonétique et du travail sur la langue, nous essaierons de construire des pistes de réflexion qui nous amènent à décider clairement pourquoi ce texte peut être qualifié ainsi.

La pluie est une véritable orchestration sonore qui ne ménage pas ses effets. Cependant, contrairement à la poésie en vers qui vise à l’efficacité, le plus souvent parce que la longueur relativement courte du texte et sa construction obligent à une musicalité facilement observable, ici, le texte en prose va jouer avec brio sur différentes harmonisations.

Le premier repérage sera des assonances soit particulièrement proches « une chute », « implacable », qui, en répétant, sur deux syllabes successives, le même son voyelle, implante dans l’oreille du lecteur une série de notes fermées, aigües avec le « i », dans « individué » ou le « é » dans « météore » ou graves et ouvertes comme les »ou » dans « glou-glou », ou les « a » dans « à la fois », voire avec des sons intermédiaires de nasales comme « d’un grain », et crée une partition originale et sonore, propre au poétique.

Cependant, la musicalité, dans ce texte ne s’arrête pas seulement aux assonances, très variées et musicales, elle passe aussi par le jeu des allitérations, la répétition des sons consonnes, là encore dans proximités syllabiques « petit toit », « aussi précis », soit en développant un jeu multiple dans la même série syllabique « s’arrête alors si le soleil » qui joue sur la répétition large du « s » et du « l » tout en incluant un jeu initial sur la gutturale « r ». Ce jeu sonore, combiné à celui des assonances montrent combien l’écriture est attentive à sonner à l’oreille et, au-delà de la précision sémantique de la description, crée un climat musical de la lecture.

On observera enfin que le texte joue aussi entre des approximations entre les voyelles et leur proche nasalisation, déplaçant, ainsi l’harmonie vers un autre son pour la même voyelle. C’est le cas, notamment, dans « rideau (ou réseau) discontinu, où le « o » est rapproché du « on ». Ce genre d’harmonisation phonétique associé à des jeux plus complexes, comme dans « selon la surface entière » qui associe, à la fois l’allitération en « s », l’assonance en « a » et l’approximation « a » et « an » montrent que ce texte a une valeur sonore particulière très proche du travail effectué par les poètes classiques.

Mais le jeu phonétique n’est pas le seul en cause pour démontrer tout le travail sur l’écriture propre à la poésie. En effet, on observe aussi le jeu des structures syntaxiques qui va jouer pendant une longue partie, quasiment tout le premier paragraphe sur la construction : complément circonstanciel de lieu, action et complément circonstanciel de manière. Les phrases jouent alors sur ce schéma pour en tisser différentes formes : la première phrase lance le schéma, la deuxième démultiplie celui-ci sur deux propositions, la troisième reprend le schéma… Ce jeu sur les structures syntaxiques crée un rythme particulier à la compréhension qui attend sans s’en rendre compte les surprises de forme.

Évidemment, on peut observer aussi le travail particulièrement approfondi sur le champ lexical qui démontre à la fois une grande recherche, puisque, par exemple, ce texte sur la pluie, n’utilise que deux fois le mot « pluie » tout en cherchant tous les termes qui permettront de circonvenir le sujet : « gouttes », « précipitation » et « gouttière » et ajoutera, par un effet de relativité, des mots liés indirectement « courants », « ondulations » ou totalement éloignés « convexes », « horlogerie » ou « mécanisme ». Ces rapprochements lexicaux appartiennent, en fait, à une démarche sémantique particulièrement aboutie.

L’objectif de Francis Ponge, dans Le Parti pris des choses est de donner aux objets et aux phénomènes du quotidien une force littéraire et poétique. Il y a donc une double tension : être le plus précis possible, quitte à proposer une écriture scientifique ; jouer avec l’écriture de telle manière que celle-ci, rapportée à la démarche entomologiste donnera à l’objet une réelle force sémantique.

Ainsi, le lexique relevé qui se construit dans un rapport direct avec la pluie pour se continuer dans un rapport ouvert avec un champ sémantique de la machinerie. Le rapport sera à la fois lié à la démarche de précision et l’ouverture poétique. Deux systèmes sémantiques ont en concurrence : la métaphore et la comparaison… La métaphore est utilisée plus particulièrement dans la première partie avec des termes intervenants pour préciser l’image : »berlingots convexes » ou « météore pur ». On remarquera que ces interventions ont un effet parfois différent, ils précisent l’image « un fin rideau », ou ils la rendent difficile à saisir « météore pur ». la comparaison, qui, à l’image de la métaphore filée, deviendra une comparaison en continuité, est celle de la pluie avec une « machinerie » et, plus précisément, une « horloge ».Dès lors, cette comparaison sera continuée tout au long de la fin du texte pour amener à l’arrêt de la machine et à permettre l’arrivée de l’astre lumineux : « le soleil ».

Alors poétique ou non poétique ?

La réponse tient d’abord à l’attente du lecteur vis-à-vis de la poésie. Si le lecteur n’attend qu’une structure versifiée, il aura beaucoup de mal à reconnaître la démarche poétique du texte. Si, comme le fait Sartre, dans son article « L’homme et les choses », l’attente du lecteur se porte vers un ailleurs littéraire qui n’est ni tout à fait versifié, ni tout à fait en prose, il reconnaîtra toute la valeur poétique de ce texte.

Il verra, par exemple, que l’ouverture sémantique de la description, n’hésitant pas, comme on l’a vu tout à l’heure à filer une comparaison, permet de démultiplier les sensations liées à la pluie qui est, à la fois, un classique « rideau », mais une gâterie mathématique avec ses « berlingots convexes », un mouvement incessant et fluide « ruisselle en nappe très mince », un univers prodigieux « aiguillettes brillantes ». La pluie n’y sera plus, comme le fait la poésie avec tous ces sujets, seulement un événement quotidien, mais l’occasion de construire un « réseau » de sens qui révèle la qualité de l’observateur.

Il entendra, aussi, au travers des jeux sonores que nous avons étudiés, la multiplicité des notes de la pluie. Il y reconnaîtra le « concert sans monotonie, non sans délicatesse » où chaque mot a été calibré pour résonner avec un proche ou un plus éloigné sur de jeux de répétition ou de proximité. Et s’il reconnaît les termes sonores comme « sonnerie », « glou-glou » ou « minuscules coups de gong », il sera porté, sûrement sans s’en rendre compte par le jeu des assonances et des allitérations.

Il rêvera, enfin, car le texte permet ce songe à une pluie qui est à la fois une machine et une disparition, qui prend la plus grande partie du texte pour « s’évaporer » dans un passé composé impersonnel « il a plu » que « le soleil », astre possible de la fin « si le soleil reparaît » fait disparaître dans la magie du texte « tout s’efface bientôt », les « gouttes », « les ruisseaux » et les « machineries ».

Au travers de notre lecture, nous avons pu montrer qu’il n’est pas impossible de reconnaître à « pluie » de Francis Ponge de multiples qualités poétiques. Cela expliquera aussi, pourquoi les textes en prose, ceux de Claudel, comme ceux de Char, qui se sont particulièrement développés, au travers du vingtième siècle, ont tous été classés dans la poésie. Ainsi, donc, la poésie ne serait pas une forme, mais un effet.