Le texte complet de En Attendant Godot
SAMUEL BECKEIT
En attendant Godot
LES ÉDITIONS DE MINlTIT
© 1952 by LES ÉDITIONS DE MINUIT
7, rue Bernard Palissy, 75006 Paris
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduir ..
intégralement ou partiellement le présent. ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centr", français d'exploitation du droit de copie,
20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 2 7073 0148 5
Acte premier
Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever
sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en
ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose
en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.
EsTRAGON (renonçant à nouveau). - Rien à
faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les
jambes écartées). - Je c ommenc e à le croire.
(Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à c ette
pens ée, en me disant, Vlad imir, sois raisonnable.
tu n'as pas enc ore tout essayé. Et je repr enais
le c ombat. (Il se recueille, songeant au combat.
A Estragon.) - Alors, te revoilà, toi.
EsTRAGON. - Tu cr ois ?
VLADIMIR. - Je s uis c ontent de te revoir. Je
te croyais parti pour toujours.
EsTRAGON. - Moi aussi.
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EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Que faire pour fêter cette réu
Dion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse.
(Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation). - Tout à l'heure,
tout à l'heure.
Silence.
VLADIMIR (froissé. froidement).
Peut-on
savoir où monsieur a passé la nuit?
EsTRAGON. - Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté). - Un fossé! Où ça ?
ESTRAGON (sans geste). - Par là.
VLADIMIR. - Et on ne t'a pas battu?
ESTRAGON. - Si... Pas trop.
VLADIMIR. - Toujours les mêmes?
ESTRAGON. - Les mêmes ? Je ne sais pas.
Silence.
VLADIMIR. - Quand j'y pense ... depuis le
temps... je me demande. .. ce que tu serais devenu . .. sans moi... (Avec décision.) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il
est, pas d'erreur.
EsTRAGON (piqué au vif). - Et après?
VLADIMIR (accablé). - C'est trop pour un
seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un
autre côté, à quoi bon se décourager à présent,
voilà ce qu,e je me dis. TI fallait y penser il y a
une éternité, vers 1900.
EsTRAGON. - Assez. Aide-moi à enlever cette
saloperie.
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VLADIMIR. - La main dans la main on se
serait jeté en bas de la tour Eifel, parmi les
premiers. On portait beau alors. Maintenant il
est trop tard. On ne nous laisserait même pas
monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.)
Qu'est-ce que tu fais?
EsTRAGON. - Je me déchausse. Ça ne t'est
jamais arvé, à toi?
VLADIMIR. - Depuis le temps que je te dis
qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais
mieux de m'écouter.
EsTRAGON (faiblement). - Aide-moi !
VLADIMIR. - Tu as mal?
EsTRAGON. - Mal! TI me demande si j'ai
mal!
VLADIMIR (avec emportement). - TI n'y a
jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte
pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu
m'en dirais des nouvelles.
EsTRAGON. - Tu as eu mal?
VLADIMIR. - Mal! TI me demande si j'ai
eu mal!
EsTRAGON (pointant l'index). - Ce n'est pas
une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant). - C'est vrai. (Il se
boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites
choses.
EsTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux que je
te dise, tu attends toujours le dernier moment.
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EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR (rêveusement). - Le dernier moment . .. (Il médite.) C'est long, mais ce sera bon.
Qui disait ça ?
EsTRAGON. - Tu ne veux pas m'aider?
VLADIMIR. - Des fois je me dis que ça vient
quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il
ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa
main, le secoue, le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps... (il cherche) ... épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça
alors! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin . . . (Estragon, au prix d'un suprême
effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde
dedans, y promène sa main, [a retourne, [a
secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé
quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à
nouveau dans sa chaussure, [es yeux vagues.) -
Alors?
EsTRAGON. - Rien.
VLADIMIR. - Fais voir.
EsTRAGON. - Il n'y a rien à voir.
VLADIMIR. - Essaie de la remettre.
ESTRAGON (ayant examiné son pied). - Je
vais le laisser respirer un peu.
VLADIMIR. - Voilà l'homme tout entier, s'en
prenant à sa chaussure alors que c'est son pied
le coupable. (Il enlève encore une fois son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue,
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tape dessus, souffle dedans, le remet.) Ça devient
inquiétant. (Silence. Estragon agite son pied, en
faisant jouer les orteils, afin que l'air y circule
mieux.) Un des larons fut sauvé. (Un temps.)
C'est un pourcentage honnête. (Un temps.)
Gogo ...
ESTRAGON. - Quoi?
VLADIMIR. - Si on se repentait ?
EsTRAGON. - De quoi?
VLADIMIR. - Eh bien ... (Il cherche.) On n'aurait pas besoin d'entrer dans les détails.
ESTRAGON. - D'être né?
Vladimir part d'un bon rire qu'il réprime aussitôt, en portant sa main au pubis, le visage crispé.
VLADIMIR. - On n'ose même plus rire.
EsTRAGON. - Tu parles d'une privation.
VLADIMIR. - Seulement sourire. (Son visage
se fend dans un sourire maximum qui se fige,
dure un bon moment, puis subitement s'éteint.)
Ce n'est pas la même chose. Enfin ... (Un temps.)
Gogo ...
ESTRAGON (agacé). - Qu'est-ce qu'Il y a?
VLADIMIR. - Tu as lu la Bible?
ESTRAGON. - La Bible ... (Il réfléchit.) J'ai dû
y jeter un coup d'œil.
VLADIMIR (étonne'). - A l'école sans Dieu ?
EsTRAGON. - Sais pas si elle était sans ou
avec.
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EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR.
Tu dois confondre avec la
Roquette.
EsTRAGON.
Possible. Je me rappelle les
cartes de la Terre sainte. En couleur. Très jolies.
La mer Morte était bleu pâle. J'avais soif rien
qu'en la regardant. Je me disais, c'est là que nous
irons passer notre lune de miel. Nous nagerons.
Nous serons heureux.
VLADIMIR. - Tu aurais dû être poète.
EsTRAGON. - Je l'ai été. (Geste vers ses haillons.) Ça ne se voit pas?
Silence.
VLADIMIR. - Qu'est-ce que je disais ... Comment va ton pied?
EsTRAGON. - Il enfle.
VLADIMIR. - Ah oui, j'y suis, cette histoire
de larrons. Tu t'en souviens?
EsTRAGON. - Non.
VLADIMIR. - Tu veux que je te la raconte?
EsTRAGON. - Non.
VLADIMIR. - Ça passera le temps. (Un
temps.) C'étaient deux voleurs, crucifiés en même
temps que le Sauveur. On ...
EsTRAGON. - Le quoi?
VLADIMIR. - Le Sauveur. Deux voleurs. On
dit que l'un fut sauvé et l'autre... (il cherche le
contraire de sauvé) ... damné.
EsTRAGON. - Sauvé de quoi?
VLADIMIR. - De l'enfer.
EsTRAGON. - Je m'en vais. (Il ne bouge pas.)
EN ATTENDANT GODOT
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VLADIMIR. - Et cependant ... (Un temps.)
Comment se fait-il que... Je ne t'ennuie pas,
j'espère?
EsTRAGON. - Je n'écoute pas.
VLADIMIR. - Comment se fait-il que des
quatre évangélistes un seul présente les faits de
cette façon? Ils étaient cependant là tous les
quatre - enfin, pas loin. Et un seul parle d'un
larron de sauvé. (Un temps.) Voyons, Gogo, il
faut me renvoyer la balle de temps en temps.
EsTRAGON. - J'écoute.
VLADIMIR. - Un sur quatre. Des trois autres,
deux n'en parlent pas du tout et le troisième
dit qu'ils l'ont engueulé tous les deux.
EsTRAGON. - Qui?
VLADIMIR. - Comment ?
EsTRAGON. - Je ne comprends rien ... (Un
temps.) Engueulé qui ?
VLADIMIR. - Le Sauveur.
ESTRAGON. - Pourquoi?
VLADIMIR. - Parce qu'il n'a pas voulu les
sauver.
EsTRAGON. - De l'enfer?
VLADIMIR. - Mais non, voyons! De la mort.
EsTRAGON. - Et alors?
VLADIMIR. - Alors ils ont Jû être damnés
tous les deux.
EsTRAGON. - Et après ?
VLADIMIR. - Mais l'autre dit qu'il y en a
eu un de sauvé.
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EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - Eh bien? Ils ne sont pas d'accord, un point c'est tout.
VLADIMIR. - Ils étaient là tous les quatre.
Et un seul parle d'un larron de sauvé. Pourquoi
le croire plutôt que les autres ?
EsTRAGON. - Qui le croit?
VLADIMIR. - Mais tout le monde. On ne
connaît que cette version-là.
EsTRAGON. - Les gens sont des cons.
Il se lève péniblement, va en boitillant vers
la coulisse gauche, s'arrête, regarde au loin, la
main en écran devant les yeux, se retourne, va
vers la coulisse droite, regarde au loin. Vladimir
le suit des yeux, puis va ramasser la chaussure,
regarde dedans, la lâche précipitamment.
VLADIMIR. - Pah! (Il crache par terre.)
Estragon revient au centre de la scène, regarde
vers le fond.
ESTRAGON. - Endroit délicieux. (Il se retourne, avance jusqu'à la rampe, regarde vers le public.) Aspects riants. (Il se tourne vers
Vladimir.) Allons-nous-en.
VLADIMIR. - On ne peut pas.
EsTRAGON. - Pourquoi ?
VLADIMIR. - On attend Godot.
EsTRAGON. - C'est vrai. (Un temps.) Tu es
sûr que c'est ici ?
VLADIMIR. - Quoi?
ESTRAGON. - Qu'il faut attendre.
EN ATTENDANT GODOT
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VLADIMIR. - Il a dit devant l'arbre. (Ils
regardent l'arbre.) Tu en vois d'autres?
EsTRAGON. - Qu'est-ce que c'est?
VLADIMIR. - On dirait un saule.
EsTRAGON. - Où sont les feuilles ?
VLADIMIR. - Il doit être mort.
EsTRAGON. - Finis les pleurs.
VLADIMIR. - A moins que ce ne soit pas
la saison.
EsTRAGON. - Ce ne serait pas plutôt un
arbrisseau ?
VLADIMIR. - Un arbuste.
EsTRAGON. -- Un arbrisseau.
VLADIMIR. - Un - (Il se reprend). Qu'est-ce
que tu veux insinuer? Qu'on s'est trompé d'endroit?
ESTRAGON. - Il devrait être là.
VLADIMIR. - Il n'a pas dit fenne qu'il vien-
drait.
EsTRAGON. - Et s'il ne vient pas?
VLADIMIR. - Nous reviendrons demain.
EsTRAGON. - Et puis après-demain.
VLADIMIR. - Peut-être.
EsTRAGON. - Et ainsi de suite.
VLADIMIR. - C'est-à-dire ...
EsTRAGON. - Jusqu'à ce qu'il vienne.
VLADIMIR. - Tu es impitoyable.
EsTRAGON. - Nous sommes déjà venus hier.
VLADIMIR. - Ah non, là tu te goures.
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EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - Qu'est-ce que nous avons fait
hier?
VLADIMIR. - Ce que nous avons fait hier?
ESTRAGON. - Oui.
VLADIMIR. - Ma foL.. (Se fâchant.) Pour
jeter le doute, à toi le pompon.
ESTRAGON. - Pour moi, nous étions ici.
VLADIMIR (regard circulaire). - L'endroit te
semble familier?
ESTRAGON. - Je ne dis pas ça.
VLADIMIR. - Alors?
ESTRAGON. - Ça n'empêche pas.
VLADIMIR. - Tout de même ... cet arbre ...
(se tournant vers le public) ... cette tourbière.
EsTRAGON. - Tu es sûr que c'était ce soir?
VLADIMIR. - Quoi?
ESTRAGON. - Qu'il fallait attendre?
VLADIMIR. - Il a dit samedi. (Un temps.) Il
me semble.
ESTRAGON. - Après le turbin.
VLADIMIR. - J'ai dû le ' noter. (Il fouille dans
ses poches, archibondées de saletés de toutes
sortes.)
ESTRAGON. - Mais quel samedi? Et sommesnous samedi? Ne serait-on pas plutôt dimanche? Ou lundi? Ou vendredi?
VLADIMIR (regardant avec affolement autour
de lui, comme si la date était inscrite dans le
paysage). - Ce n'est pas possible.
ESTRAGON. - Ou jeudi.
EN ATTENDANT GODOT
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VLADIMIR. - Comment faire?
EsTRAGON. - S'il s'est dérangé pour rien
hier soir, tu penses bien qu'il ne viendra pas
aujourd'hui.
VLADIMIR. - Mais tu dis que nous sommes
venus hier soir.
EsTRAGON. - Je peux me tromper. (Un
temps.) Taisons-nous un peu, tu veux ?
VLADIMIR (faiblement). - Je veux bien.
(Estragon se rassied. Vladimir arpente la scène
avec agitation, s'arrête de temps en temps pour
scruter l'horizon. Estragon s'endort. Vladimir
s'arrête
devant Estragon.) Gogo... (Silence.)
Gogo ... (Silence.) GoGO!
Estragon se réveille en sursaut.
EsTRAGON (rendu à toute l'horreur de sa
situation). - Je dormais. (Avec reproche.) Pourquoi tu ne me laisses jamais dormir?
VLADIMIR. - Je me sentais seul.
EsTRAGON. - J'ai fait un rêve.
VLADIMIR. - Ne le raconte pas!
EsTRAGON. - Je rêvais que ...
VLADIMIR. - NE LE RACONTE PAS!
ESTRAGON (geste vers l'univers). - Celui-ci
te suffit? (Silence.) Tu n'es pas gentil, Didi.
A qui veux tu que je raconte mes cauchemars
privés, sinon à toi?
VLADIMIR. - Qu'ils restent privés. Tu sais
bien que je ne supporte pas ça.
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EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON Uroidement). - Il Y a des moments
où je me demande si on ne ferait pas mieux de
se quitter.
VLADIMIR. - Tu n'irais pas loin.
EsTRAGON. - Ce serait là, en effet, un grave
inconvénient. (Un temps.) N'est-ce pas, Didi,
que ce serait là un grave inconvénient? (Un
temps.) Etant donné la beauté du chemin. (Un
temps.) Et la bonté des voyageurs. (Un temps.
Câlin.) N'est-ce pas, Didi ?
VLADIMIR. - Du calme.
EsTRAGON (avec volupte').
(Rêveusement). Les Anglais disent câââm. Ce
sont des gens câââms. (Un temps.) Tu connais
l'histoire de l'Anglais au bordel ?
VLADIMIR. - Oui.
EsTRAGON. - Raconte-la-moi.
VLADIMIR. - Assez.
EsTRAGON. - Un Anglais s'étant enivré se
rend au bordel. La sous-maîtresse lui demande
s'il désire une blonde, une brune ou une rousse.
Continue.
VLADIMIR. - ASSEZ!
Vladimir sort. Estragon se lève et le suit
jusqu'à la limite de la scène. Mimique d'Estragon, analogue à celle qu'arrachent au spectateur les ·efforts du pugiliste. Vladimir revient, passe
devant Estragon, traverse la scène, les yeux baissés. Estragon fait quelques pas vers lui, s'arrête.
EsTRAGON (avec douceur). - Tu voulais me
EN ATTENDANT GODOT
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parler? (Vladimir ne répond pas. Estragon fait
un pas en avant.) Tu avais quelque chose à me
dire? (Silence. Autre pas en avant.) Dis, Didi...
VLADIMIR (sans se retourner). - Je n'ai rien
à te dire.
EsTRAGON (pas en avant).
Tu es fâché?
-
(Silence. Pas en avant). Pardon! (Silence. Pas
en avant. Il lui touche l'épaule.) Voyons, Didi.
(Silence.) Donne ta main! (Vladimir se retourne.)
Embrasse-moi! (Vladimir se raidit.) Laisse-toi
faire! (Vladimir s'amollit. Ils s'embrassent.
Estragon recule.) Tu pues l'ail!
VLADIMIR.
C'est pour les reins. (Silence.
-
Estragon regarde l'arbre avec attention.) Qu'estce qu'on fait maintenant?
EsTRAGON.
On attend.
-
VLADIMIR.
Oui, mais en attendant?
-
EsTRAGON.
Si on se pendait?
-
VLADIMIR.
Ce serait un moyen de bander.
-
EsTRAGON (aguiche').
On bande?
-
VLADIMIR.
Avec tout ce qui s'ensuit. Là
-
où ça tombe il pousse des mandragores. C'est
pour ça qu'elles crient quand on les arrache.
Tu ne savais pas ça?
EsTRAGON.
Pendons-nous tout de suite.
-
VLADIMIR.
A une branche? (Ils s'appro
-
chent de l'arbre et le regardent.) Je n'aurais pas
confiance.
EsTRAGON.
On peut toujours essayer.
-
VLADIMIR.
Essaie.
-
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EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON. -- Après toi.
VLADIMIR. - Mais non, toi d'abord.
ESTRAGON. - Pourquoi?
VLADIMIR. - Tu pèses moins lourd que moi.
ESTRAGON. - Justement.
VLADIMIR. - Je ne comprends pas.
ESTRAGON. - Mais réfléchis un peu, voyons.
Vladimir réfléchit.
VLADIMIR (finalement). - Je ne comprends
pas.
ESTRAGON. - Je vais t'expliquer. (Il réfléchit.) La branche ... la branche ... (Avec colère.) Mais essaie donc de comprendre !
VLADIMIR. - .Te ne compte plus que sur toi.
ESTRAGON (avec effort). - Gogo léger -
branche pas casser - Gogo mort. Didi lourd -
branche casser - Didi seul. (Un temps.) Tandis
que ... (Il cherche l'expression juste.)
VLADIMIR. - Je n'avais pas pensé à ça.
ESTRAGON (ayant trouvé). - Qui peut le
plus peut le moins.
VLADIMIR. - Mais est-ce que je pèse plus
lourd que toi ?
ESTRAGON. - C'est toi qui le dis. Moi je
n'en sais rien. Il y a une chance sur deux. Ou
presque.
VLADIMIR. - Alors, quoi faire?
ESTRAGON. - Ne faisons rien. C'est plus
prudent.
EN ATTENDANT GODOT
23
VLADIMIR.
Attendons
-
voir ce qu'il va nous
dire.
ESTRAGON. - Qui ?
VLADIMIR. - Godot.
EsTRAGON. - Voilà.
VLADIMIR.
Attendons
-
d'être fixés d'abord.
EsTRAGON.
D'un autre côté, on ferait
-
peut-être mieux de battre le fer avant qu'il soit
glacé.
VLADIMIR.
Je suis curieux
-
de savoir ce
qu'il va nous dire. Ça ne nous engage à rien.
ESTRAGON.
Qu'est-ce
-
qu'on lui a demandé
au juste?
VLADIMIR. - Tu n'étais pas là?
ESTRAGON.
Je n'ai pas fait attention.
-
VLADIMIR.
Eh
-
bien ... Rien de bien précis.
ESTRAGON. - Une sorte de prière.
VLADIMIR. - Voilà.
ESTRAGON. - Une vague supplique.
VLADIMIR. - Si tu veux.
ESTRAGON. - Et qu'a-t-il répondu?
VLADIMIR.
Qu'il verrait.
-
ESTRAGON.
Qu'il ne pouvait rien pro-
-
mettre.
VLADIMIR. - Qu'il lui fallait réfléchir.
EsTRAGON. - A tête reposée.
VLADIMIR.
Consulter sa famille.
-
EsTRAGON.
Ses amis.
-
VLADIMIR. - Ses agents.
EsTRAGON. - Ses correspondants.
24
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Ses registres.
EsTRAGON.
Son compte en banque.
-
VLADIMIR.
Avant de se prononcer.
-
EsTRAGON.
C'est normal.
-
VLADIMIR. - N'est-ce pas?
ESTRAGON. - Il me semble.
VLADIMIR. - A moi aussi.
Repos.
EsTRAGON (inquiet). - Et nous?
VLADIMIR. - Plaît-il?
EsTRAGON. - Je dis, Et nous ?
VLADIMIR.
Je ne comprends pas.
-
ESTRAGON. - Quel est notre rôle là-dedans?
VLADIMIR. - Notre rôle?
ESTRAGON. - Prends ton temps.
VLADIMIR. - Notre rôle? Celui du suppliant.
EsTRAGON.
A ce point-là?
VLADIMIR. - Monsieur a des exigences à
faire valoir?
ESTRAGON. - On n'a plus de droits?
Rire de Vladimir, auquel il coupe court comme
au précédent. Même jeu, moins le sourire.
VLADIMIR.
Tu me ferais rire, si cela m'était
-
permis.
ESTRAGON. - Nous les avons perdus?
VLADIMIR (avec netteté).
Nous les avons
-
bazardés.
Silence. Ils demeurent immobiles, bras ballants, tête sur la poitrine, cassés aux genoux.
EN ATTENDANT GODOT
25
ESTRAGON (faiblement).
On n'est
-
pas liés?
(Un temps.) Hein?
VLADIMIR (levant la main). - Ecoute!
Ils écoutent, grotesquement figés.
ESTRAGON.
Je n'entends rien.
-
VLADIMIR. - Hsst! (Ils écoutent. Estragon
perd l'équilibre, manque de tomber. Il s'agrippe,
au bras de Vladimir qui chancelle. Ils écoutent,
tassés l'un contre l'autre, les yeux dans les yeux.)
Moi non plus.
Soupirs de soulagement. Détente. Ils s'éloignent
l'un de l'autre.
ESTRAGON. - Tu m'as fait peur.
VLADIMIR. - J'ai cru que c'était lui.
ESTRAGON. - Qui?
VLADIMIR. - Godot.
ESTRAGON. - Pah ! Le vent dans les roseaux.
VLADIMIR. - J'aurais juré des cris.
ESTRAGON. - Et pourquoi crierait-il ?
VLADIMIR. - Après son cheval.
Silence.
ESTRAGON. - Allons-nous-en.
VLADIMIR. - Où? (Un temps_) Ce soir on
couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec,
le ventre plein, sur la paille. Ça vaut la peine
qu'on attende. Non?
EsTRAGON. - Pas toute la nuit.
VLADIMIR.
Il fait encore jour.
-
Silence.
26
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON. - J'ai faim.
VLADIMIR. - Veux-tu une carotte?
EsTRAGON. - Il n'y a pa s a utre chose?
VLADIMIR. - Je dois avoir quelques navets.
EsTRAGON. - Donne-moi une carotte. (Vla-
dimir fouille dans ses poches, en retire un navet
et le donne à Estragon.) Merci. (Il mord dedans.
Plaintivement.) C'est un navet!
VLADIMIR. - Oh pardon! j'aurais juré une
carotte. (Il fouille à nouveau dans ses poches,
n'y trouve que des navets.) Tout ça c'est des
na vets. (Il cherche toujours.) Tu as dû manger
la dernière. (Il cherche.) Attends, ça y est. (Il
sort enfin une carotte et la donne à Estragon.)
Voilà, mon cher. (Estragon l'essuie sur sa manche et commence à la manger.) Rends-moi le navet. (Estragon lui rend le navet.) Fais-la durer,
il rry en a plus.
EsTRAGON (tout en mâchant). - Je t'a i posé
une question.
VLADIMIR. - Ah.
EsTRAGON. - Est-ce que tu m'as répondu?
VLADIMIR. - Elle est bonne, ta carotte?
EsTRAGON. - Elle est sucrée.
VLADIMIR. - Tant mieux, tant mieux. (Un
temps.) Qu'est-ce que tu voulais savoir?
esTRAGON. - Je ne me rappelle plus. (Il
mâche.) C'est ça qui m'embête. (Il regarde la
carotte avec appréciation, la fait tourner en l'oir
du bout des doigts.) Délicieuse, ta carotte (Il
EN ATTENDANT GODOT
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en suce méditativement le bout.) Attends, ça me
revient. (Il arrache une bouchée.)
VLADIMIR. - Alors?
EsTRAGON (la bouche pleine, distraitement). -
On n'est p as lié s ?
VLADIMIR. - Je n'entends rien.
ESTRAGON (mâche, avale). - Je demande si
on est liés.
VLADIMIR. - Liés?
EsTRAGON. - Li-és.
VLADIMIR. - Comment, liés?
EsTRAGON. - Pieds et p oings.
VLADIMIR. - Mais à qui? Par qui?
EsTRAGON. - A ton b onhomm e.
VLADIMIR. - A Godot? Liés à Godot?
Quelle idée? Jamais de la vie! (Un temps.)
Pas encore. (Il ne fait pas la liaison.)
EsTRAGON. - Il s'appelle Godot?
VLADIMIR. - Je crois.
EsTRAGON. - Tiens! (Il soulève le restant de
carotte par le bout de fane et le fait tourner
devant ses yeux.) C'est curieux, plus on va, moins
c'est bon.
VLADIMIR. - Pour moi c'est le contraire.
EsTRAGON. - C'est-à-dire?
VLADIMIR. - Je me fais au goût au fur et à
mesure.
EsTRAGON (ayant longuement réfléchI).
C'est ça, le contraire?
VLADIMIR. - Question de tempérament.
28
EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - De caractère.
VLADIMIR. - On n'y peut rien.
ESTRAGON.
On a beau se
-
démener.
VLADIMIR. - On reste ce qu'on est.
ESTRAGON. - On a beau se tortiller.
VLADIMIR.
Le
-
fond ne change pas.
ESTRAGON. - Rien à faire. (Il tend le restant
de carotte à Vladimir.) Veux-tu la finir?
Un cr; terrible retentit, tout proche. Estragon
lâche la carotte. Ils se figent, puis se précipitent
vers la coulisse Estragon s'arrête
.
à mi-chemin,
retourne sur ses pas, ramasse la carotte, la fourre
dans sa poche, s'élance vers Vladimir qui l'attend, s'arrête à nouveau, retourne sur ses pas, ramasse sa chaussure puis court rejoindre
,
Vladimir. Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la menace, ils attendent.
Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celuici au moyen d une corde passée autour du cou,
'
de sorte qu'on ne voit d'abord que LllCky suivi
de la corde, assez longue pour qu'il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse. Lucky porte une lourde valise, un siège pliant, un panier à provisions et un
manteau (sur le bras); Pozzo un fouet.
POZZO (en coulisse). - Plus vite! (Bruit de
fouet. Pozzo paraît. Ils traversent la scène.
Lucky passe devant Vladimir et Estragon et sort.
Pozzo, ayant vu Vladimir et Estragon, s'arrête.
La corde se tend. Pozzo tire violemment dessus.)
EN ATTENDANT GODOT
29
Arrière! (Bruit de chute. C'est Lucky qui tombe
avec tout son chargement. Vladimir et Estragon
le regardent, partagés entre l'envie d'aller à son
secours et la peur de se mêler de ce qui ne les
regarde pas. Vladimir fait un pas vers Lucky,
Estragon le retient par la manche.)
VLADIMIR. - Lâche-moi!
EsTRAGON. - Reste tranquille.
Pozzo. - Attention! Il est méchant. (Estragon et Vladimir le regardent.) Avec les étrangers.
EsTRAGON (bas). - C'est lui?
VLADIMIR. - Qui?
ESTRAGON. - Voyons ..
.
VLADIMIR. - Godot?
EsTRAGON. - Voilà.
Pozzo. - Je me présente
Pozzo.
VLADIMIR. - Mais non.
EsTRAGON. - Il a dit Godot.
VLADIMIR. - Mais non.
ESTRAGON (à Pozzo). - Vous n'êtes pas
monsieur Godot, monsielij."?
Pozzo (d une voix terrible). - Je suis
'
Pozzo!
(Silence.) Ce nom ne vous dit rien? (Silence.)
Je vous demande si ce nom ne vous dit rien?
Vladimir et Estragon s'interrogent du regard.
EsTRAGON (faisant semblant de chercher). -
Bazza... Bazza ...
VLADIMIR (de même).
Pozzo ..
-
.
Pozzo. - PpPozzo !
30
EN ATTENDANT GODOT
esTRAGON. - Ah! Pozzo ... voyons ... Pozzo ...
VLADIMIR. - C'est Pozzo ou Bozzo?
EsTRAGON. - Pozzo... non, je ne vois pas.
VLADIMIR (conciliant). - J'ai connu une
famille Gozzo. La mère brodait au tambour.
Pozzo avance, menaçant.
EsTRAGON (vivement). - Nous ne sommes
pas d'ici, monsieur.
POZZO (s'arrêtant). - Vous êtes bien des êtres
humains cependant. (Il met ses lunettes.) A ce
que je vois. (Il enlève ses lunettes.) De la même
espèce que moi. (Il éclate d'un rire énorme.)
De la même espèce que POZZO! D'origine divine!
VLADIMIR. - C'est-à-dire ...
Pozzo (tranchant). - Qui est Godot?
EsTRAGON. - Godot?
Pozzo. - Vous m'avez pris pour Godot.
VLADIMIR. - Oh non, monsieur, pas un seul
instant, monsieur.
Pozzo. - Qui est-ce?
VLADIMIR. - Eh bien, c'est un ... c'est une
connaissance.
EsTRAGON. - Mais non, voyons, on le connaît à peine.
VLADIMIR. - Evidemment ... on ne le connaît pas très bien ... mais tout de même ...
EsTRAGON. - Pour ma part je ne le reconnaîtrais même pas.
Pozzo. - Vous m'avez pris pour lui.
EsTRAGON. - C'est-à-dire ... l'obscurité .. . la
EN ATTENDANT GODOT
31
fatigue . . . la faiblesse ... l'attente ... j'avoue ... j'ai
cru... un instant. ..
VLADIMIR. - Ne l'écoutez pas, monsieur, ne
l'écoutez pas !
Pozzo. - L'attente? Vous l'attendiez donc?
VLADIMIR. - C'est-à-dire ...
Pozzo. - Ici ? Sur mes terres?
VLADIMIR. - On ne pensait pas à mal.
EsTRAGON. - C'était dans une bonne inten-
tion.
POZZO. - La route est à tout le monde.
VLADIMIR. - C'est ce qu'on se disait.
Pozzo. - C'est une honte, mais c'est ainsi.
EsTRAGON. - On n'y peut rien.
POZZO (d'un geste large). - Ne parlons plus
de ça. (Il tire sur la corde.) Debout ! (Un temps.)
Chaque fois qu'il tombe il s'endort. (Il tire sur
la corde.) Debout, charogne! (Bruit de Lucky
qui se relève et ramasse ses affaires. Pozzo tire
sur la corde.) Arrière ! (Lucky entre à reculons.)
Arêt ! (Lucky s'arrête.) Tourne ! (Lucky se
retourne. A Vladimir et Estragon, affablement.)
Mes amis, je suis heureux de vous avoir rencontrés. (Devant leur expression incrédule.) Mais oui, sincèrement heureux. (Il tire sur la corde.)
Plus près ! (Lucky avance.) Arrêt ! (Lucky s'arrête. A Vladimir et Estragon.) Voyez-vous, la route est longue quand on chemine tout seul
pendant... (il regarde sa montre) ... pendant (il
calcule) ... six heures, oui, c'est bien ça, six heures
32
EN ATTENDANT GODOT
à la file, sans rencontrer âme qui vive. (A Lucky.)
Manteau ! (Lucky dépose la valise, avance,
donne le manteau, recule, reprend la valise.)
Tiens ça. (Pozzo lui tend le fouet, Lucky avance
et, n'ayant plus de mains, se penche et prend
le fouet entre ses dents, puis recule. Pozzo commence à mettre son manteau, s'arrête.) Manteau ! (Lucky dépose tout, avance, aide Pozzo à mettre son manteau, recule, reprend tout.)
Le fond de l'air est frais. (Il finit de boutonner
son manteau, se penche, s'inspecte, se relève.)
Fouet! (Lucky avance, se penche, Pozzo lui
arrache le fouet de la bouche, Lucky recule.)
Voyez-vous, mes amis, je ne peux me passer
ongtemps de la société de mes semblables, (il
"egarde les deux semblables) même quand ils
ne me ressemblent qu'imparfaitement. (A Lucky.)
Pliant! (Lucky dépose valise et panier, avance,
ouvre le pliant, le pose par terre, recule, reprend
valise et panier. Pozzo regarde le pliant.) Plus
près ! (Lucky dépose valise et panier, avance,
déplace le pliant, recule, reprend valise et panier.
Pozzo s'assied, pose le bout de son fouet contre
la poitrine de Lucky et pousse.) Arrière ! (Lucky
recule.) Encore. (Lucky recule encore.) Arrêt!
(Lucky s'arrête. A Vladimir et Estragon.) C'est
pourquoi, avec votre permission, je m'en vais
rester un moment auprès de vous, avant de
m'aventurer plus avant. (A Lucky.) Panier!
(Luckyavance, donne le panier, recule.) Le grand
EN ATTENDANT GODOT
33
air, ça creuse. (Il ouvre le panier, en retire un
morceau de poulet, un morceau de pain et une
bouteille de vin. A Lucky.) Panier! (Lucky
avance, prend le panier, recule, s'immobilise.)
Plus loin! (Lucky recule.) Là ! (Lucky s'arrête.)
li pue. (Il boit une rasade à même le goulot.)
A la bonne nôtre. (Il dépose la bouteile et se
met à manger.)
Silence. Estragon et Vladimir, s'enhardissant
peu à peu, tournent autour de Lucky, l'inspectent sur toutes les coutures. Pozzo mord dans son poulet avec voracité, jette les os après les
avoir sucés. Lucky ploie lentement, jusqu'à ce
que la valise frôle le sol, se redresse brusquement, recommence à ployer. Rythme de celui qui dort debout.
EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'il a?
VLADIMIR. - Il a l'air fa tigué.
EsTRAGON. - Po urquo i ne dépose-t-il pas
ses ba ga ges ?
VLADIMIR. - Est-ce que je sais? (Ils le ser-
rent de plus près.) Attention !
EsTRAGON. - Si on lui parlait ?
VLADIMIR. - Re garde -mo i ça!
EsTRAGON. - Qu oi ?
VLADIMIR (indiquant). - Le co u.
ESTRAGON (regardant le cou). - Je ne vo is
rien.
VLADIMIR. - Mets-toi ici.
Estragon se met à la place de Vladimir.
34
EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON.
E n e ffe t.
-
VLADIMIR. - A vif.
ESTRAGON. - C'est la cord e.
VLADIMIR.
A f orce de fr ot te r.
-
EsTRAGON. - Qu'est-ce qu e t u veu x.
VLADIMIR. - C'est l e nœud.
EsTRAGON. - C'es t fa tal.
Ils reprennent leur inspection, s'arrêtent au
visage.
VLADIMIR. - TI n 'es t pa s ma l.
EsTRAGON (levant les épaules, faisant la moue).
- Tu trouve s?
VLADIMIR. - Un peu efféminé.
EsTRAGON. - TI bav e.
VLADIMIR. - C' est f orcé.
ESTRAGON.
Il écum e.
-
VLADIMIR.
C'est peut- êtr e un i di ot.
-
ESTRAGON.
Un cré ti n.
-
VLADIMIR (avançant la tête).
On dirait un
-
g oit re.
EsTRAGON (même jeu). - Ce n'est pas sûr .
VLADIMIR. - Il hal ète.
ESTRAGON. - C'est n orma l.
VLADIMIR.
Et ses yeux!
-
EsTRAGON. - Qu'es t-ce qu 'il s ont?
VLADIMIR. - Ils s ort ent.
EsTRAGON.
P our m oi, il est en tr ai n de
-
cr eve r.
VLADIMIR. - C e n 'est pas s ûr. (Un temps.)
Pose- lui un e questi on.
EN ATTENDANT GODOT
35
EsTRAGON. - Tu crois?
VLADIMIR. - Qu'est-ce qu'on risque?
EsTRAGON (timidement). - Monsieur ...
VLADIMIR. - Plus fort.
EsTRAGON (plus fort). -- Monsieur ...
Pozzo. - Foutez-lui la paix! (Ils se tournent
vers Pozzo qui, ayant fini de manger, s'essuie
la bouche du revers de la main.) Vous ne voyez
pas qu'il veut se reposer? (Il sort sa pipe et
commence à la bourrer. Estragon remarque les
os de poulet par terre, les fixe avec avidité. Pozzo
frotte une allumette et commence à allumer sa
pipe.) Panier! (Lucky ne bougeant pas, Pozzo
jette l'allumette avec emportement et tire sur
la corde.) Panier! (Lucky manque de tomber,
revient à lui, avance, met la bouteille dans le
panier, retourne à sa place, reprend son attitude.
Estragon fixe les os, Pozzo frotte une seconde
allumette et allume sa pipe.) Que voulez-vous,
ce n'est pas son travail. (Il aspire une bouffée,
allonge les jambes.) Ah! ça va mieux.
EsTRAGON (timidement). - Monsieur ...
Pozzo. - Qu'est-ce que c'est, mon brave?
ESTRAGON. - Heu... vous ne mangez pas ...
heu... vous n'avez plus besoin... des os .. . monsieur ?
VLADIMIR (outré). - Tu ne pouvais pas
attendre?
POZZO. - Mais non, mais non, c'est tout
naturel. Si j'ai besoin des os? (Il les remue du
3 6
EN ATTENDANT GODOT
bout de son fouet.) Non, personnellement je
n'en ai plus besoin. (Estragon fait un pas vers
les os.) Mais .. . (Estragon s'arrête) mais en principe les os reviennent au porteur. C'est donc à lui qu'il faut demander. (Estragon se tourne vers
Lucky, hésite.) Mais demandez-lui, demandez-lui,
n'ayez pas peur, il vous le dira.
Estragon va vers Lucky, s'arrête devant lui.
ESTRAGON. - Monsieur .. . pardon, monsieur ...
Lucky ne réagit pas. Pozzo fait claquer son
fouet. Lucky relève la tête.
Pozzo. - On te parle, porc. Réponds. (A
Estragon.) Allez-y.
ESTRAPON. - Pardon, monsieur, les os, vous
les voulez ?
Lucky regarde Estragon longuement.
Pozzo (aux anges). - Monsieur ! (Lucky
baisse la tête). Réponds ! Tu les veux ou tu ne
les veux pas ? (Silence de Lucky. A Estragon.)
Ils sont à vous. (Estragon se jette sur les os, les
ramasse et commence à les ronger.) C'est pourtant bizarre. C'est bien la première fois qu'il me refuse un os. (lI regarde Lucky avec inquiétude.)
J'espère qu'il ne va pas me faire la blague de
tomber malade. (Il tire sur sa pipe.)
VLADIMIR (éclatant). - C'est une honte !
Silence . Estragon , stupéfait, s'arrête de ronger, re[?arde Vladimir et Pozzo tour à tour. Pozzo très calme. Vladimir de plus en plus gêné.
EN ATTENDANT GODOT
37
Pozzo (à Vladimir). - Faites-vous allusion
à quelque chose de particulier 1
VLADIMIR (résolu et bafouillant). - Traiter
un homme (geste vers Lucky) de cette façon ...
je trouve ça ... un être humain . . . non ... c'est une
honte !
ESTRAGON (ne voulant pas être en reste). -
Un scandale ! (Il se remet à ronger.)
Pozzo. - Vous êtes sévères. (A Vladimir).
Quel âge avez-vous, sans indiscrétion ? (Silence.)
Soixante 1 ... Soixante-dix 1 ... (A Estragon.) Quel
âge peut-il bien avoir 1
ESTRAGON. - Demandez-lui.
Pozzo. - Je suis indiscret. (Il vide sa pipe
en la tapant contre son fouet, se lève.) Je vais
vous quitter. Merci de m'avoir tenu compagnie.
(Il réfléchit.) A moins que je ne fume encore
une pipe avec vous. Qu'en dites-vous ? (Ils n'en
disent rien .) Oh, je ne suis qu'un petit fumeur,
un tout petit fumeur, il n'est pas dans mes habitudes de fumer deux pipes coup sur coup, ça (il porte sa main au cœur) fait battre mon cœur.
( Un temps.) C'est la nicotine, on en absorbe,
malgré ses précautions. (Il soupire.) Que voulezvous. (Silence.) Mais peut-être que vous n'êtes pas des fumeurs. Si ? Non ? Enfin, c'est un détail.
(Silence.) Mais comment me rasseoir maintenant
avec naturel, maintenant que je me suis mis
debout ? Sans avoir l'air de - comment dire -
de flécbir ? (A Vladimir.) Vous dites? (Silence.)
3 8
E N ATTENDANT GODOT
Peut-être n'avez-vous rien dit? (Silence.) C'est
sans importance. Voyons ... (Il réfléchit.)
EsTRAGON. - Ah ! Ça va mieux. (11 jette
les os.)
VLADIMIR. - Partons.
EsTRAGON. - Déjà?
Pozzo. - Un instant ! (Il tire sur la corde.)
Pliant ! (II montre avec son fouet. Lucky déplace
le pliant.) Encore ! Là ! (Il se rassied. Lucky
recule, reprend valise et panier.) Me voilà réinstallé ! (Il commence à bourrer sa pipe.) VLADIMIR. - Partons.
POZZO. - J'espère que ce n'est pas moi qui
vous chasse ? Restez encore un peu, vous ne le
regretterez pas.
EsTRAGON (flairant l'aumône). - Nous avons
le temps.
POZZO (ayant allumé sa pipe). - La deuxième
est toujours moins bonne (il enlève la pipe de
sa bouche, la contemple) que la première, je veux
dire. (Il remet la pipe dans sa bouche.) Mais elle
est bonne quand même.
VLADIMIR. - Je m'en vais.
POZZO. - Il ne peut plus supporter ma présence. Je suis sans doute peu humain, mais est-ce une raison ? (A Vladimir.) Réfléchissez, avant de
commettre une imprudence. Mettons que vous
partiez maintenant, pendant qu'il fait encore jour,
car malgré tout il fait encore jour. (Tous les
trois regardent le ciel.) Bon. Que devient en ce
EN ATTENDANT GODOT
39
cas - (il ôte sa pipe de la bouche, la regarde)
je suis éteint
(il rallume sa pipe) - en ce
-
--
cas... en ce cas.. . que devient en ce cas votre
rendez-vous avec ce ... Godet ... Godot. .. Godin ...
(silence) . . enfin vous voyez qui je veux dire,
.
dont votre avenir dépend (silence) . enfin votre
. .
avenir immédiat.
EsTRAGON.
Il
-
a raison.
VLADIMIR.
Comment le saviez-vous ?
-
Pozzo. - Voilà qu'il m'adresse à nouveau la
parole ! Nous finirons par nous prendre en affection.
EsTRAGON.
Pourquoi ne dépose-t-il pas ses
-
bagages ?
POZZO. - Moi aussi je serais heureux de le
rencontrer. Plus je rencontre de gens, plus je
suis heureux. Avec la moindre créature on s'instruit, on s'enrichit, on goûte mieux son bonheur.
Vous-mêmes (il les regarde attentivement l'un
après l'autre, afin qu'ils se sachent visés tous les
deux) vous-mêmes, qui sait, vous m'aurez peut
être apporté quelque chose.
EsTRAGON. - Pourquoi ne dépose-t-il pas ses
bagages ?
POZZO. - Mais ça m'étonnerait.
VLADIMIR. - On vous pose une question.
Pozzo (ravi).
Une question ? Qui ? La-
-
quelle ? (Silence.) Tout à l'heure vous me disiez
Monsieur, en tremblant. Maintenant vous me
posez des questions. Ça va mal finir.
40
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR (à Estragon).
Je crois qu'il
t'écoute.
EsTRAGON (qui s'est remis à tourner autour
de Lucky). - Quoi ?
VLADIMIR. - Tu peux lui demander maintenant. Il est alerté.
ESTRAGON.
Lui demander quoi ?
-
VLADIMIR. - Pourquoi il ne dépose pas ses
bagages.
ESTRAGON. - Je me le demande.
VLADIMIR. - Mais demande-lui, voyons.
Pozzo (qui a suivi ses échanges avec une
attention anxieuse, craignant que la question ne
se perde). - Vous me demandez pourquoi il ne
dépose pas ses bagages, comme vous dites ?
VLADIMIR. - Voilà.
POZZO (à Estragon). - Vous êtes bien d'accord ?
ESTRAGON (continuant à tourner autour de
Lucky). - Il souffle comme un phoque.
Pozzo. - Je vais vous répondre. (A Estragon .) Mais restez tranquille, je vous en supplie, vous me rendez nerveux.
VLADIMIR. - Viens ici.
ESTRAGON .
Qu'est-ce qu'il y a ?
-
VL ADIMIR.
Il va par
-
ler.
Imm obiles, l'un contre l'autre, ils attendent.
Pozzo.
C'est parfait. Tout le monde y est ?
-
Tout le monde me regarde ? (Il regarde Lucky,
tire sur la corde. Lucky lève la tête.) Regarde-
EN ATTENDANT GODOT
41
moi, porc ! (Lucky le regarde.) Parfait. (Il met
la pipe dans sa poche, sort un petit vaporisateur
et se vaporise la gorge, remet le vaporisateur
dans sa poche, se râcle la gorge, crache, ressort
le vaporisateur, se revaporise la gorge, remet le
vaporisateur dans sa poche.) Je suis prêt. Tout
le monde m'écoute ? (Il regarde Lucky, tire sur
la corde.) Avance ! (Lucky avance.) Là ! (Lucky
$'arrête.) Tout le monde est prêt ? (11 les regarde
tous les trois, Lucky en dernier, tire sur la corde.)
Alors quoi ? (Lucky lève la tête). Je n'aime pas
parler dans le vide. Bon. Voyons. (Il réfléchit.)
EsTRAGON. - Je m'en vais.
POZZO. - Qu'est-ce que vous m'avez demandé
au juste ?
VLADIMIR. - Pourquoi il ...
POZZO (avec colère). - Ne me coupez pas
la parole ! (Un temps. Plus calme.) Si nous parlons tous en même temps nous n'en sortirons jamais. (Un temps.) Qu'est-ce que je disais ?
(Un temps. Plus fort.) Qu'est-ce que je disais ?
Vladimir mime celui qui porte une lourde
charge. Pozzo le regarde sans comprendre.
EsTRAGON (avec force). - Bagages ! (Il pointe
son doigt vers Lucky.) Pourquoi ? Toujours
tenir. (Il fait celui qui ploie, en haletant.) Jamais
déposer. (Il ouvre les mains, se redresse avec soulagement.) Pourquoi ?
Pozzo. - J'y suis. Il falait me le dire plus
tôt. Pourquoi il ne se met pas à son. aise. Esayons
42
EN ATTENDANT GODOT
d'y voir clair. N'en a-t-il pas le droit ? Si. C'est
donc qu'il ne veut pas ? Voilà qui est raisonné.
Et pourquoi ne veut-il pas ? (Un temps.) Messieurs, je vais vous le dire.
VLADIMIR. - Attention !
POZZO. - C'est pour m'impressionner, pour
que je le garde.
EsTRAGON. - Comment ?
POZZO. - Je me suis peut-être mal exprimé .
n cherche à m'apitoyer, pour que je renonce à
me séparer de lui. Non, ce n'est pas tout à fait
ça. VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo. - Il veut m'avoir, mais il ne m'aura
pas.
VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo. - Il s'imagine qu'en le voyant bon
porteur je serai tenté de remployer à l'avenir
dans cette capacité.
ESTRAGON. - Vous n'en voulez plus ?
Pozzo. - En réalité il porte comme un porc.
Ce n'est pas son métier.
VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo. - TI se figure qu'en le voyant infatigable je vais regretter ma décision. Tel est son misérable calcul. Comme si j'étais à court
d'hommes de peine ! (Tous les trois regardent
EN ATTENDANT GODOT
43
LucAy.) Atlas, fils de Jupiter ! (Silence.) Et voilà.
Je pense avoir répondu à votre question. En avezvous d'autres ? (Jeu du vaporisateur.) VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasr ?
Pozzo.
Remarquez que j'aurais pu
-
être à
sa place et lui à la mienne. Si le hasard ne s'y
était pas opposé. A chacun son dû.
VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasr ?
Pozzo. - Vous dites ?
VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasr ?
Pozzo.
En e
Mais au lieu de le chas
-
ffet.
ser, comme j'aurais pu, je veux dire au lieu de
le mettre tout simplement à la porte, à coups de
pied dans le cul, je l'emmène, telle est ma bonté,
au marché de Saint-Sauveur, où je compte bien
en tirer quelque chose. A vrai dire, chasr de
tels êtres, ce n'est pas possible. Pour bien faire,
il faudrait les tuer.
Lucky pleure.
EsTRAGON. - n pleure.
Pozzo. - Les vieux chiens ont plus de dignité.
(Il tend son mouchoir à Estragon.) Consolez-Ie,
puisque vous le plaignez. (Estragon hésite.) Prenez. (Estragon prend le mouchoir.) Esyez-lui les yeux. Comme ça il se sentira moins abandonné.
Estragon hésite toujoun.
44
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Donne, je le ferai, moi.
Estragon ne veut pas donner le mouchoir.
Gestes d'enfant.
POZZO. - Dépêchez-vous. Bientôt il ne pleurera plus. (Estragon s'approche de Lucky et se met en posture de lui essuyer les yeux. Lucky
lui décoche un violent coup de pied dans les
tibias. Estragon lâche le mouchoir, se jette en
arrière, fait le tour du plateau en boitant et en
hurlant de douleur.) Mouchoir. (Lucky dépose
valise et panier, ramasse le mouchoir, avance, le
donne à Pozzo, recule, reprend valise et panier.)
EsTRAGON. - Le salaud ! La vache ! (Il relève
son pantalon.) Il m'a estropié !
Pozzo. - Je vous avais dit qu'il n'aime pas
les étrangers.
VLADIMIR (à Estragon). - Fais voir. (Estragon lui montre sa jambe. A Pozzo, avec colère.) n saigne !
Pozzo. - C'est bon signe.
EsTRAGON (la jambe blessée en l'air). - Je ne
pourrai plus marcher !
VLADIMIR (tendrement). - Je te porterai. (Un
temps.) Le cas échéant.
Pozzo. - Il ne pleure plus. (A Estragon.)
Vous l'avez remplacé, en quelque sorte. (Rêveusement.) Les larmes du monde sont immuables.
Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part
un autre s'arête. Il en va de même du rire. (Il
rit.) Ne disons donc pas de mal de notre époque,
EN ATTENDANT GODOT
45
elle n'est pas plus malheureuse que les precedentes. (Silence.) N'en disons pas de bien non plus. (Silence.) N'en parlons pas. (Silence.) TI
est vrai que la population a augmenté.
VLADIMIR. - Essaie de marcher.
Estragon part en boitillant, s'arrête devant
Lucky et crache sur lui, puis va s'asseoir là où
il était assis au lever du rideau.
Pozzo. - Savez-vous qui m'a appris toutes
ces belles choses ? (Un temps. Dardant son doigt
vers Lucky.) Lui !
VLADIMIR (regardant le ciel). - La nuit ne
viendra-t-elle donc jamais ?
Pozzo. - Sans lui je n'aurais jamais pensé,
jamais senti, que des choses basses, ayant trait
à mon métier de - peu importe. La beauté, la
grâce, la vérité de première classe, je m'en savais
incapable. Alors j'ai pris un knouk.
VLADIMIR (malgré lui, cessant d'interroger le
ciel). - Un knouk ?
Pozzo. - TI y aura bientôt soixante ans que
ça dure... (il calcule mentalement) ... oui, bientôt
soixante. (Se redressant fièrement.) On ne me les
donnerait pas, n'est-ce pas ? (Vladimir regarde
Lucky). A côté de lui j'ai l'air d'un jeune homme,
non ? (Un temps. A Lucky.) Chapeau ! (Lucky
dépose le panier, enlève son chapeau. Une abondante chevelure blanche lui tombe autour du visage. Il met son chapeau sous le bras et reprend
le panier.) Maintenant, regardez. (Pozzo ôte son
46
EN ATTENDANT GODOT
chapeau (1). Il est complètement chauve. Il remet
son chapeau.) Vous avez vu ?
VLADIMIR.
Qu'est-ce que c'est, un knouk ?
-
Pozzo.
Vous n'êtes pas d'ici. Etes vous
-
-
seulement du siècle ? Autrefois on avait des
bouffons. Maintenant on a des knouks. Ceux qui
peuvent se le permettre.
VLADIMIR.
Et vous le chassez à présent ?
-
Un si vieux, un si fidèle serviteur ?
EsTRAGON.
Fumier !
-
Pozzo de plus en plus agité.
VLADIMIR.
Après en a
-
voir sucé la substance
vous le jetez comme un . .. (il cherche) . comme
. .
une peau de banane. A vouez que ...
Pozzo (gémissant, portant ses mains à sa
tête).
Je n'en peux plu
.
-
s . . . plus supporter .. ce
qu'il fait... pouvez pas savoir.. . c'est affreux . ..
faut qu'il s'en aille. . (il brandit les bras) . .. je
.
deviens fou (Il s'effondre, la tête dans les bras.)
. . .
Je n'en peux plus . . . peux plus . .
.
Silence. Tous regardent Pozzo. Lucky tres-
saille.
VLADIMIR.
Il n'en peut plus
-
.
ESTRAGON.
C'est affreux.
-
VLADIMIR.
II devient fou
-
.
EsTRAGON.
C'est
-
dégoûtant.
VLADIMIR (à Lucky).
Comment osez-vous ?
-
(1) Tous ces personnages portent le chapeau melon.
EN ATTENDANT GODOT
47
C'est honteux ! Un si bon maître ! Le faire souffrir ainsi ! Après tant d'années ! Vraiment !
Pozzo (sanglotant).
Autrefois ... il était gen
-
til. .. il m'aidait... me distrayait... il me rendait
meilleur ... maintenant. .. il m'assassine ...
ESTRAGON (à Vladimir).
Est-ce qu'il
-
veut
le remplacer ?
VLADIMIR.
Comment ?
-
ESTRAGON. - Je n'ai pas compris s'il veut le
remplacer ou s'il n'en veut plus après lui.
VLADIMIR. - Je ne crois pas.
ESTRAGON.
Comment ?
-
VLADIMIR. - Je ne sais pas.
ESTRAGON. - Faut lui demander.
Pozzo (calmé).
Messieurs, je ne sais pas
-
ce qui m'est arrivé. Je vous demande pardon.
Oubliez tout ça. (De plus en plus maître de lui.)
Je ne sais plus très bien ce que j'ai dit, mais vous
pouvez être sûrs qu'il n'y avait pas un mot de
vrai là-dedans. (Se redresse, se frappe la poitrine.) Est-ce que j'ai l'air d'un homme qu'on fait souffrir, moi ? Voyons ! (Il fouille dans ses poches.) Qu'est-ce que j'ai fait de ma pipe ?
VLADIMIR.
Charmante soirée.
-
EsTRAGON. - Inoubliable.
VLADIMIR.
Et ce n'est pas fini.
-
EsTRAGON. - On dirait que non.
VLADIMIR. - Ça ne fait que commencer.
EsTRAGON.
C'est terrible.
-
VLADIMIR.
On se croirait au spectacle.
-
48
E N ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - Au cirque.
VLADIMIR.
Au music-hal.
--
EsTRAGON. - Au cirque.
Pozzo. -- Mais qu'ai-je donc fait de ma
bruyère !
EsTRAGON. - Il est marant ! Il a perdu sa
bouffarde ! (Rit bruyamment.)
VLADIMIR. - Je reviens. (Il se dirige vers la
coulisse.)
EsTRAGON.
Au fond du couloir, à gauche.
-
VLADIMIR.
Garde ma place. (Il sort.)
-
POZZO.
J'ai perdu mon Abdullah !
--
ESTRAGON (se tordant).
Il est tordant !
-
POZZO (levant la tête).
Vous n'auriez pas
-
vu
(Il s'aperçoit de l'absence de Vladimir.
-
Désolé.) Oh ! Il est parti ! ... Sans me dire au
revoir ! Ce n'est pas chic ! Vous auriez dû le
retenir.
ESTRAGON. -- II s'est retenu tout seul.
POZZO. -- Oh ! (Un temps.) A la bonne
heure .
ESTRAGON (se levant).
Venez par ici.
-
Pozzo. -- Pour quoi faire ?
EsTRAGON.
Vous allez voir.
-
POZZO.
Vous voulez que je me lève ?
--
ESTRAGON.
Venez . . . venez .
-
.. vite.
Pozzo se lève et va vers Estragon.
ESTRAGON.
Regardez !
-
Pozzo. -- Oh là là !
EsTRAGON. - C'est fini.
EN ATTENDANT GODOT
49
Vladimir revient, sombre, bouscule Lucky,
renverse ie pliant d'un coup de pied, va et vient
avec agitation.
Pozzo. - Il n'est pas content ?
EsTRAGON. - Tu as raté des choses formidables. Dommage.
Vladimir s'arrête , redresse le pliant, reprend
son va-el-vient, plus calme.
POZZO. - Il s'apaise. (Regard circulaire.) D'ailleurs, tout s'apaise, je le sens. Une grande paix descend. Ecoutez. (Il lève la main.) Pan dort.
VLADIMIR (s'arrêtant). - La nuit ne viendra-t-elle jamais ?
Tous les trois regardent le ciel.
Pozzo. - Vous ne tenez pas à partir avant ?
EsTRAGON. - C'est-à-dire .. . Vous comprenez ...
Pozzo. - Mais c'est tout naturel, c'est tout
naturel. Moi-même, à votre place, si j'avais rendez-vous avec un Godin .. . Godet... Godot... enfin vous voyez qui je veux dire, j'attendrais qu'il
fasse nuit noire avant d'abandonner. (Il regarde
le pliant.) J'aimerais bien me rasseoir, mais je ne
sais pas trop comment m'y prendre.
EsTRAGON. - Puis-je vous aider ?
Pozzo. - Si vous me demandiez, peut-être ?
EsTRAGON. - Quoi ?
POZZO. - Si vous me demandiez de me rasseoir.
EsTRAGON. - Ça vous aiderait ?
POZZO. - Il me semble.
50
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON. - Allons-y. Rasseyez-vous, monsieur, je vous en prie.
Pozzo. - Non non, ce n'est pas la peine. (Un
temps. A voix basse.) Insistez un peu.
EsTRAGON. - Mais voyons, ne restez pas
debout comme ça, vous allez attraper froid.
POZZO. - Vous croyez ?
ESTRAGON. - Mais c'est absolument certain.
Pozzo. - Vous avez sans doute raison. (Il
se rassied.) Merci, mon cher. Me voilà réinstallé.
(Estragon se rassied. Pozzo regarde sa montre.)
Mais il est temps que je vous quitte, si je ne
veux pas me mettre en retard.
VLADIMIR. - Le temps s'est arrêté.
Pozzo (mettant sa montre contre son oreille).
- Ne croyez pas ça, monsieur, ne croyez pas ça.
(Il remet la montre dans sa poche.) Tout ce que
vous voulez, mais pas ça.
EsTRAGON (à Pozzo). - Il voit tout en noir
aujourd'hui.
Pozzo. - Sauf le firmament. (Il rit, content
de ce bon mot.) Patience, ça va venir. Mais je
vois ce que c'est, vous n'êtes pas d'ici, vous ne
savez pas encore ce que c'est que le crépuscule
chez nous. Voulez-vous que je vous le dise ?
(Silence. Estragon et Vladimir se sont remis à
examiner, celui-là sa chaussure, celui-ci son chapeau. Le chapeau de Lucky tombe, sans qu'il s'en aperçoive.) Je veux bien vous satisfaire. (Jeu
du vaporisateur.) Un peu d'attention, s'il vous
EN ATTENDANT GODOT
5 1
plaît. (Estragon e t Vladimir continuent leur manège, Lucky dort à moitié. Pozzo fait claquer son fouet, qui ne rend qu'un bruit très faible.)
Qu'est-ce qu'il a, ce fouet ? (Il se lève et le fait
claquer plus vigoureusement, finalement avec
succès. Lucky sursaute. La chaussure d'Estragon,
le chapeau de Vladimir, leur tombent des mains.
Pozzo jette le fouet.) Il ne vaut plus rien, ce
fouet. (Il regarde son auditoire.) Qu'est-ce que
je disais ?
VLADIMIR. - Partons.
EsTRAGON. - Mais ne restez pas debout
comme ça, vous allez attraper la crève.
Pozzo. - C'est vrai. (Il se rassied. A Estragon.) Comment vous appelez-vous ?
ESTRAGON (du tic au tac). - Catulle.
Pozzo (qui n'a pas écouté). - Ah oui, la
nuit. (Lève la tête.) Mais soyez donc un peu plus
attentifs, sinon nous n'arriverons jamais à rien.
(Regarde le ciel.) Regardez. (Tous regardent le
ciel, sauf Lucky qui s'est remis à somnoler.
Pozzo, s'en apercevant, tire sur la corde.) Veux-tu
regarder le ciel, porc ! (Lucky renverse la tête.)
Bon, ça suffit. (Ils baissent la tête.) Qu'est-ce
qu'il a de si extraordinaire ? En tant que ciel ?
Il est pâle et lumineux, comme n'importe quel
ciel à cette heure de la journée. (Un temps.)
Dans ces latitudes. (Un temps.) Quand il fait
beau. (Sa voix se fait chantante.) Il y a une
heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) envi-
52
EN ATTENDANT GODOT
ron (ton à nouveau lyrique) après nous avoir
versé depuis (il hésite, le ton baisse) mettons dix
heures du matin (le ton s él
'
ève) sans faiblir des
torrents de lumière rouge et blanche, il s'est mis
à perdre de son éclat, à pâlir (geste des deux
mains qui descendent par paliers), à pâlir, toujours un peu plus, un peu plus, jusqu'à ce que (pause dramatique, large geste horizontal des
deux mains qui s'écartent) vlan ! fini ! il ne
bouge plus ! (Silence.) Mais (il lève une main
admonitrice) - mais, derrière ce voile de douceur et de calme (il lève les yeux au ciel, les autres l'imitent, sauf Lucky) la nuit galope (la
voix se fait plus vibrante) et viendra se jeter sur
nous (il fait claquer ses doigts) pfft ! comme ça
- (l'inspiration le quitte) au moment où nous
nous y attendrons le moins. (Silence. Voix morne.)
C'est comme ça que ça se passe sur cette putain
de terre.
Long silence.
ESTRAGON. - Du moment qu'on est prévenus.
VLADIMIR. - On peut patienter.
ESTRAGON. - On sait à quoi s'en tenir.
VLADIMIR. - Plus d'inquiétude à avoir.
ESTRAGON. - II n'y a qu'à attendre.
VLADIMIR. - Nous en avons l'habitude. (Il
ramasse son chapeau, regarde dedans, le secoue,
le remet.)
Pozzo. - Comment m'avez-vous trouvé ?
(Estragon et Vladimir le regardent sans COtn-
EN ATTENDANT GODOT
53
prendre.) Bon ? Moyen ? Passable ? Quelconque ? Franchement mauvais ?
VLADIMIR (comprenant le premier). - Oh,
très bien, tout à fait bien.
Pozzo (à Estragon). - Et vous, monsieur ?
EsTRAGON (accent anglais). - Oh très bon,
très très très bon.
Pozzo (avec élan). - Merci, messieurs ! (Un
temps). J'ai tant besoin d'encouragement (Il
réfléchit.) J'ai un peu faibli sur la fin. Vous
n'avez pas remarqué ?
VLADIMIR. - Oh, peut-être un tout petit peu.
ESTRAGON. - J'ai cru que c'était exprès.
Pozzo. - C'est que ma mémoire est défec-
tueuse.
Silence.
EsTRAGON. - En attendant, il ne se passe
rien.
Pozzo (désolé). - Vous vous ennuyez ?
EsTRAGON. - Plutôt.
Pozzo (à Vladimir). - Et vous, monsieur ?
VLADIMIR. - Ce n'est pas folichon.
Silence. Pozzo se livre une bataille intérieure.
Pozzo. - Messieurs, vous avez été ... (il cher-
che) ... convenables avec moi.
EsTRAGON. - Mais non !
VLADIMIR. - Quelle idée !
Pozzo. - Mais si, mais si, vous avez été
corrects. De sorte que je me demande. . . Que
54
EN ATTENDANT GODOT
puis-je faire à mon tour pour ces braves gens qui
sont en train de s'ennuyer ?
EsTRAGON. -- Même un louis serait le bienvenu.
VLADIMIR. -- Nous ne sommes pas des mendiants.
Pozzo. -- Que puis-je faire, voilà ce que je
me dis, pour que le temps leur semble moins
long ? Je leur ai donné des os, je leur ai parlé
de choses et d'autres, je leur ai expliqué le crépuscule, c'est une afaire entendue. Et j'en passe.
Mais est-ce suffisant, voilà ce qui me torture,
est-ce suffisant ?
EsTRAGON. -- Même cent sous.
VLADIMIR. -- Tais-toi !
ESTRAGON. -- J'en prends le chemin.
Pozzo. -- Est-ce suffisant ? Sans doute. Mais
je suis large. C'est ma nature. Aujourd'hui. Tant
pis pour moi. (Il tire sur la corde. Lucky le
regarde.) Car je vais souffrir, cela est certain.
(Sans se lever, il se penche et reprend son fouet.)
Que préférez-vous ? Qu'il danse, qu'il chante,
qu'il récite, qu'il pense, qu'il...
EsTRAGON. -- Qui ?
Pozzo. -- Qui ! Vous savez penser, vous
autres ?
VLADIMIR. - Il pense ?
Pozzo. -- Parfaitement. A haute voix. TI
pensait même très joliment autrefois, je pouvais
l'écouter pendant des heures. Maintenant. . . (Il
EN ATTENDANT GODOT
55
frissonne.) Enfin, tant pis. Alors, vous voulez
qu'il nous pense quelque chose?
EsTRAGON. - J'aimerais mieux qu'il danse,
ce serait plus gai.
Pozzo.
Pas forcément.
-
EsTRAGON. - N'est-ce pas, Didi, que ce serait
plus gai ?
VLADIMIR. - J'aimerais bien l'entendre penser.
EsTRAGON.
Il
-
pourrait peut-être danser
d'abord et penser ensuite ? Si ce n'est pas trop
lui demander.
VLADIMIR (à Pozzo).
Est-ce possible ?
-
Pozzo.
Mais
-
certainement, rien de plus
facile. C'est d'ailleurs l'ordre naturel. (Rire bref.)
VLADIMIR. - Alors, qu'il danse.
Silence.
POZZO (à Lucky).
Tu
-
entends ?
EsTRAGON.
Il ne refuse jamais ?
-
Pozzo.
Je vous expliquerai ça tout
-
à
l'heure. (A Lucky.) Danse, pouacre !
Lucky dépose valise et panier, avance un
peu vers la rampe, se tourne vers Pozzo. Estragon
se lève pour mieux voir. Lucky danse. Il s'arrête.
EsTRAGON.
C'est
-
tout ?
Pozzo. - Encore !
Lucky répète les mêmes mouvements, s'arrête.
EsTRAGON. - Eh ben, mon cochon ! (Il imite
les mouvements de Lucky.) J'en ferais autant.
56
EN ATTENDANT GODOT
(Il imite, manque de tomber, se rassied.) Avec
un peu d'entraînement.
VLADIMIR. - n est fatigué.
Pozzo. - Autrefois, il dansait la farandole,
l'almée, le branle, la gigue, le fandango et même
le hompipe. n bondissait. Maintenant il ne fait
plus que ça. Savez-vous comment il l'appelle ?
EsTRAGON. - La mort du lampiste.
VLADIMIR. - Le cancer des vieillards.
Pozzo. - La danse du filet. li se croit empê-
tré dans un filet.
VLADIMIR (avec des tortillements d'esthète).
- li Y a quelque chose ...
Lucky s'apprête à retourner vers ses fardeaux.
Pozzo (comme à un cheval). - Woooa !
Lucky s'immobilise.
EsTRAGON. - li ne refuse jamais ?
Pozzo. - Je vais vous expliquer ça. (Il fouille
dans ses poches.) Attendez. (Il fouille.) Qu'est-ce
que j'ai fait de ma poire ? (Il fouille.) Ça alors !
(Il lève une tête ahurie. D'une voix mourante.)
J'ai perdu mon pulvérisateur !
EsTRAGON (d'une voix mourante). - Mon
poumon gauche est très faible. (Il tousse faiblement. D'une voix tonitruante.) Mais mon poumon droit est en parfait état !
POZZO (voix normale). - Tant pis, je m'en
passerai. Qu'est-ce que je disais ? (Il réfléchit.)
Attendez ! (Réfléchit.) Ça alors ! (Il lève la tête.)
Aidez-moi !
EN ATTENDANT GODOT
57
EsTRAGON. - Je cherche.
VLADIMIR. -- Moi aussi.
Pozzo.
Attendez !
-
Tous les trois se découvrent simultanément.
portent la main au front, se concentrent, crispés.
Long silence.
EsTRAGON (triomphant). - Ah !
VLADIMIR. - Il a trouvé.
POZZO (impatient). - Et alors ?
EsTRAGON. - Pourquoi ne dépose-t-il pas ses
bagages ?
VLADIMIR. - Mais non !
Pozzo.
Vous êtes sûr ?
-
VLADIMIR. - Mais voyons, vous nous l'avez
déjà dit.
Pozzo.
Je vous l'ai déjà dit ?
-
ESTRAGON. - Il nous l'a déjà dit ?
VLADIMIR. - D'ailleurs, il les a déposés.
EsTRAGON (coup d'œil vers Lucky). - C'est
vrai. Et après ?
VLADIMIR.
Puisqu'il a déposé ses bagages,
-
il est impossible que nous ayons demandé pourquoi il ne les dépose pas.
POZZO.
Fortement raisonné !
-
EsTRAGON.
Et pourquoi les a-t-il déposés ?
-
POZZO.
Voilà.
-
VLADIMIR. - Afin de danser.
EsTRAGON.
C'est vrai.
-
Long silence.
ESTRAGON (se levant). - Rien ne se passe,
58
EN ATTENDANT GODOT
personne ne vient, personne ne s'en va, c'est
terrible.
VLADIMIR (à Pozzo).
Dites-lui de penser.
-
Pozzo.
Donnez-lui son chapeau.
-
VLADIMIR.
Son chapeau ?
-
Pozzo. - Il ne peut pas penser sans chapeau.
VLADIMIR (à Estragon).
Donne-lui
-
son
chapeau.
EsTRAGON.
Moi ? Après le coup qu'il m'a
-
fait ? Jamais !
VLADIMIR. - Je vais le lui donner, moi. (Il
ne bouge pas.)
EsTRAGON.
Qu'il aille le chercher.
-
Pozzo.
Il vaut mieux le lui
-
donner.
VLADIMIR. - Je vais le lui donner.
Il ramasse le chapeau et le tend à Lucky à
bout de bras. Lucky ne bouge pas.
Pozzo. - Il faut le lui mettre.
EsTRAGON (à Pozzo). - Dites-lui de le pren-
dre.
Pozzo. - Il vaut mieux le lui mettre.
VLADIMIR. - Je vais le lui mt"ttre.
Il contourne Lucky avec précaution, s'en approche doucement par derrière, lui met le chapeau sur la tête et recule vivement. Lucky ne bouge pas. Silence.
EsTRAGON.
Qu'est-ce qu'il attend ?
-
Pozzo.
Eloignez-vous. (Estragon et Vla
-
dimir s'éloignent de Lucky. Pozzo tire sur la
EN ATTENDANT GODOT
59
corde. Lucky le regarde.) Pense, porc ! (Un
temps. Lucky se met à danser.) Arrête ! (Lucky
s'arrête.) Avance ! (Lucky va vers Pozzo.) Là !
(Lucky s'arrête.) Pense ! (Un temps.)
LUCKY. - D'autre part, pour ce qui est ...
Pozzo. - Arrête ! (Lucky se tait.) Arrière !
(Lucky recule.) Là ! (Lucky s'arrête.) Hue !
(Lucky se tourne vers le public.) Pense !
LUCKY (débit monotone). - Etant donné
l'existence telle qu'elle jaillit des récents travaux
publics de Poinçon et Wattmann d'un Dieu
personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua
hors du temps de l'étendue qui du haut de sa Ithnlion
divine apathie sa divine athambie sa divine apha- �!E:,��g�:
sie nous aime bien à quelques exceptions près ., IIadimir.
I c c ü l . ·
on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre :.'"1, :'
à l'instar de la divine Miranda avec ceux qui Pe�:D. e
sont on ne sait pourquoi mais on a le temps
dans le tounnent dans les feux dont les feux les
flammes pour peu que ça dure encore un peu
et qui peut en douter mettront à la fin le feu
aux poutres assavoir porteront l'enfer aux nues
si bleues par moments encore aujourd'hui et cal-
mes si calmes d'un calme qui pour être intennit-
tent n'en est pas moins le bienvenu mais n'anticipons pas et attendu d'autre part qu'à la suite des recherches inachevées n'anticipons pas des
recherches inachevées mais néanmoins couron-
nées par l'Acacacacadémie d'Anthropopopomé-
trie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il
60
EN ATTENDANT GODOT
:��:���: est établi sans autre possibilité d'erreur que celle
:;:I��i��� afférente aux calculs humains qu'à la suite des
Souffrancel recherches inachevées inachevées de Testu et
accrusi de
POllO.
Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui
suit qui suit assavoir mais n'anticipons pas on
ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poin
çon et Wattmann il apparaît aussi clairement
si clairement qu'en vue des labeurs de Fartov
et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l'homme contrairement à l'opinion
contraire que l'homme en Bresse de Testu et
Conard que l'homme enfin bref que l'homme en
bref enfin malgré les progrès de l'alimentation
et de l'élimination des déchets est en train de
maigrir et en même temps parallèlement on ne
sait pourquoi malgré l'essor de la culture phy-
�r���� :! sique de la pratique des sports tels tels tels le
:8�lr:n�:!i tennis le football la course et à pied et à bicy
�'écDUI," clette la natation l'équitation l'aviation la conag���e :1:; tion le tennis le carnogie le patinage et sur glace 8n plus, falt
h 1 1
entendre et sur asp a te e
'
tenms \'7d'
"
1 es sports 1 es
�:�I�t�"' sports d'hiver d'été d'automne d'automne le tennis
sur gazon sur sapin et sur terre battue l'aviation
le tennis le hockey sur terre sur mer et dans les
airs la pénicilline et succédanés bref je reprends
en même temps parallèlement de rapetisser on
ne sait pourquoi malgré le tennis je reprends
l'aviation le golf tant à neuf qu'à dix-huit trous
le tennis sur glace bref on ne sait pourquoi en
EN ATTENDANT GODOT
61
Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et
Oise assavoir en même temps parallèlement on
ne sait pourquoi de maigrir rétrécir je reprends
Oise Marne bref la perte sèche par tête de pipe
depuis la mort de Voltaire étant de l'ordre de
deux doigts cent grames par tête de pipe environ en moyenne à peu près chiffres ronds bon poids déshabilé en Nonnandie on ne sait pourquoi bref enfin peu importe les faits sont là et ,ErC1"r
1
1 QI
1
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autre part ce qUI est encore p us lIadlmlr Il
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grave qU'lI ressort ce qUl est encore plus grave PIlII �a
qu'à la lumière la lumière des expériences en �. t:
cours de Steinweg et Petennann il ressort ce lurllclll,
rHl lrilll
qui est encore plus grave qu'il ressort ce qui est :'·'1 �
encore plus grave à la lumière la lumière des .� =expériences abandonnées de Steinweg et Peter- �ail li
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1
b d
IIr
mann qu a a campagne a a montagne et au or
qui
de la mer et des cours et d'eau et de feu l'air est rurll·'�'!
le même et la terre assavoir l'air et la terre par 11111,
les grands froids l'air et la terre faits pour les
pierres par les grands froids hélas au septième
de leur ère l'éther la terre la mer pour les pierres
par les grands fonds les grands froids sur mer
sur terre et dans les airs peuchère je reprends on
ne sait pourquoi malgré le tennis les faits sont
là on ne sait pourquoi je reprends au suivant
bref enfin hélas au suivant pour les pierres qui
peut en douter je reprends mais n'anticipons pas
je reprends la tête en même temps parallèlement
on ne sait pourquoi malgré le tennis au suivant
62
EN ATTENDANT GODOT
la barbe les flammes les pleurs les pierres si
bleues si calmes hélas la tête la tête la tête la
tête en Normandie malgré le tennis les labeurs
abandonnés inachevés plus grave les pierres bref
je reprends hélas hélas abandonnés inachevés la
tête la tête en Normandie malgré le tennis la
tête hélas les pierres Conard Conard ... (Mêlée.
Lucky pousse encore quelques vociférations.)
Tennis ! . .. Les pierres ! . .. Si calmes ! . . . Conard ! ...
Inachevés ! . ..
Pozzo. - Son chapeau !
Vladimir s em
'
pare du chapeau de Lucky qui
se tait et tombe. Grand silence. Halètement des
vainqueurs.
ESTRAGON. - Je suis vengé.
Vladimir contemple le chapeau de Lucky,
regarde dedans.
Pozzo. - Donnez-moi ça ! (Il arrache le
chapeau des mains de Vladimir, le jette par
terre, saute dessus.) Comme ça il ne pensera
plus !
VLADIMIR. - Mais va-t-il pouvoir s'orienter ?
Pozzo.
C'est moi qui l'orienterai. (Il donne
-
des coups de pied à Lucky.) Debout ! Porc !
EsTRAGON. - Il est peut-être mort.
VLADIMIR. - Vous allez le tuer.
Pozzo.
Debout ! Charogne ! (Il
-
tire sur la
corde, Lucky glisse un peu. A Estragon et Vladimir ) Aidez-moi.
.
VLADIMIR. - Mais comment faire ?
EN ATTENDANT GODOT
63
Pozzo. - Soulevez-le !
Estragon et Vladimir' mettent Lucky debout,
le soutiennent un moment, puis le lâchent. Il
retombe.
EsTRAGON. - Il fait exprès.
Pozzo. - Il faut le soutenir. (Un temps.)
Alez, allez, soulevez-le !
EsTRAGON. - Moi j'en ai mare.
VLADIMIR. - Allons, essayons encore une
fois.
EsTRAGON. - Pour qui nous prend-il ?
VLADIMIR. - Allons.
Ils mettent Lucky debout, le soutiennent.
Pozzo. - Ne le lâchez pas ! (Estragon et
Vladimir chancellent.) Ne bougez pas ! (Pozzo
va prendre la valise et le panier et les apporte
vers Lucky.) Tenez-le bien ! (Il met la valise
dans la main de Lucky, qui la lâche aussitôt.)
Ne le lâchez pas ! (Il recommence. Peu à peu,
au contact de la valise, Lucky reprend ses esprits
et ses doigts finissent pas se resserrer autour
de la poignée.) Tenez-le toujours ! (Même jeu
avec le panier.) Voilà, vous pouvez le lâcher.
(Estragon et Vladimir s'écartent de Lucky qui
trébuche, chancelle, ploie, mais reste debout,
valise et panier à la main. Pozzo recule, fait
claquer son fouet.) En avant ! (Lucky avance.)
Arière ! (Lucky recule.) Tourne ! (Lucky se
retourne.) Ça y est, il peut marcher, (Se tournant vers Estragon et Vladimir.) Merci, mes-
64
EN ATTENDANT GODOT
sieurs, et laissez-moi vous - (il fouille dans
ses poches) - vous souhaiter - (il fouille) -
vous souhaiter - (il fouille) - mais où ai-je
donc mis ma montre ? (Il fouille.) Ça alors !
(Il lève une tête défaite.) Une véritable savonnette, messieurs, à secondes trotteuses. C'est mon pépé qui me l'a donnée. (Il fouille.) Elle
est peut être tombée. (Il cherche par terre, ainsi
-
que Vladimir et Estragon. Pozzo retourne de
son pied les restes du chapeau de Lucky.) Ça, par
exemple !
VLADIMIR. - Elle est peut être dans votre
-
gousset.
Pozzo.
Attendez. (Il
-
se plie en deux, approche sa tête de son ventre, écoute.) Je n'entends rien ! (Il leur fait signe de s'approcher.) Venez
voir. (Estragon et Vladimir vont vers lui, se
penchent sur son ventre. Silence.) Il me semble
qu'on devrait entendre le tic tac.
-
VLADIMIR. - Silence !
Tous écoutent, penchés.
EsTRAGON.
J'entends quelque chose.
-
Pozzo. - Où ?
VLADIMIR. - C'est le cœur.
Pozzo (déçu). - Merde alors !
VLADIMIR. - Silence !
Ils écoutent.
EsTRAGON.
Peut-être qu'elle s'est arrêtée.
-
Ils se redressent.
Pozzo. - Lequel de vous sent si mauvais ?
EN ATTENDANT GODOT
65
ESTRAGON. - Lui pue de la bouche, moi des
pieds.
POZZO. - Je vais vous quitter.
ESTRAGON.
Et votre savonnette ?
-
Pozzo. - J'ai dû la laisser au château.
ESTRAGON. - Alors, adieu.
POZZO. - Adieu.
VLADIMIR. - Adieu.
EsTRAGON. - Adieu.
Silence. Personne ne bouge.
VLADIMIR. - Adieu.
Pozzo. - Adieu.
EsTRAGON.
Adieu.
-
Silence.
Pozzo. - Et merci.
VLADIMIR. - Merci à vous.
Pozzo. - De rien.
EsTRAGON.
Mais si.
-
Pozzo. - Mais non.
VLADIMIR. - Mais si.
EsTRAGON. - Mais non.
Silence.
Pozzo. - Je n'arrive pas .
(il hésite) . à
. .
.
.
partir.
EsTRAGON.
C'est la vie.
-
Pozzo se retourne, s'éloigne de Lucky, vers
la coulisse, filant la corde au fur et à mesure.
VLADIMIR.
Vous allez dans le mauvais
-
sens.
Pozzo. - Il me faut de l'élan. (Arrivé au
66
EN ATTENDANT GODOT
bout de la corde, c'est-à-dire dans la coulisse, il
s'arrête, se retourne, crie.) Ecartez-vous ! (Estragon et Vladimir se rangent au fond, regardent vers Pozzo. Bruit de fouet.) En avant ! (Lucky
ne bouge pas.)
EsTRAGON.
En avant !
-
VLADIMIR. - En avant !
Bruit de fouet. Lucky s'ébranle.
POZZO. - Plus vite ! (Il sort de la coulisse,
traverse la scène à la suite de Lucky. Estragon
et Vladimir se découvrent, agitent la main.
Lucky sort. Pozzo fait claquer corde et fouet.)
Plus vite ! Plus vite ! (Au moment de disparaître à son tour, Pozzo s'arrête, se retourne. La corde se tend. Bruit de Lucky qui tombe.) Mon
pliant ! (Vladimir va chercher le pliant et le
donne à Pozzo qui le jette vers Lucky.) Adieu !
EsTRAGON, VLADIMIR (agitant la main). -
Adieu ! Adieu !
Pozzo. - Debout ! Porc ! (Bruit de Lucky
qui se lève.) En avant ! (Pozzo sort. Bruit de
fouet.) En avant ! Adieu ! Plus vite ! Porc ! Hue !
Adieu !
Silence.
VLADIMIR. - Ça a fait passer le temps.
EsTRAGON - Il serait passé sans ça.
.
VLADIMIR.
Oui. Mais moins vite.
-
Un temps.
EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
EN ATTENDANT GODOT
67
VLADIMIR. - Je ne sais pas.
EsTRAGON. - Allons-nous-en.
VLADIMIR.
On ne peut pas.
-
EsTRAGON. - Pourquoi ?
VLADIMIR. - On attend Godot.
EsTRAGON. - C'est vrai.
Un temps.
VLADIMIR.
Ils ont beaucoup changé
-
.
EsTRAGON. - Qui ?
VLADIMIR.
Ces deux-là.
-
EsTRAGON. - C'est ça, faisons un peu de
conversation.
VLADIMIR. - N'est-ce pas qu'ils ont beaucoup changé ?
EsTRAGON.
C'est probable. Il n'y a que
-
nous qui n'y arrivons pas.
VLADIMIR. - Probable ? C'est certain. Tu les
as bien vus ?
EsTRAGON. - Si tu veux. Mais je ne les
connais pas.
VLADIMIR. - Mais si, tu les connais.
EsTRAGON. - Mais non.
VLADIMIR. - Nous les connaissons je te dis.
,
Tu oublies tout. (Un temps.) A moins que ce
ne soient pas les mêmes.
EsTRAGON.
La preuve, ils ne nous ont
-
pas reconnus.
VLADIMIR.
Ça ne veut rien dire. Moi aussi
-
j'ai fait semblant de ne pas les reconnaître. Et
puis, nous, on ne nous reconnaît jamais.
68
EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - Assez. Ce qu'il faut - Aïe !
(Vladimir ne bronche pas.) Aïe !
VLADIMIR. - A moins que ce ne soient pas
les mêmes.
EsTRAGON. - Didi ! C'est l'autre pied ! (Il
se dirige en boitillant vers l'endroit où il était
assis au lever du rideau.)
VOIX EN COULISSE. - Monsieur !
Estragon s'arrête. Tous les deux regardent en
direction de la voix.
EsTRAGON. - Ça recommence.
VLADIMIR. - Approche, mon enfant.
Entre un jeune garçon, craintivement. Il s'ar-
rête.
GARÇON. - Monsieur Albert ?
VLADIMIR. - C'est moi.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux ?
VLADIMIR. - Avance.
Le garçon ne bouge pas.
EsTRAGON (avec force). - Avance, on te dit !
Le garçon avance craintivement, s'arrête.
VLADIMIR. - Qu'est-ce que c'est ?
GARÇON. - C'est monsieur Godot - (Il se
tait.)
VLADIMIR.
Evidemment. (Un temps.)
Approche.
Le garçon ne bouge pas.
EsTRAGON (avec force). - Approche, on te
dit ! (Le garçon avance craintivement, s'arrête.)
Pourquoi tu viens si tard ?
EN ATTENDANT GODOT
69
VLADIMIR. - Tu as un message de monsieur
Godot ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Eh bien, dis-le.
EsTRAGON. - Pourquoi tu viens si tard ?
Le garçon les regarde l'un après l'autre, ne
sachant à qui répondre.
VLADIMIR (à Estragon). - Laiss�-le tranquille.
ESTRAGON (à Vladimir). - Fous-moi la paix,
toi. (A vançant, au garçon.) Tu sais l'heure qu'il
est ?
GARÇON (reculant). - Ce n'est pas ma faute,
monsieur !
ESTRAGON. - C'est la mienne peut-être ?
GARÇON. - J'avais peur, monsieur.
ESTRAGON. - Peur de quoi ? De nous ? (Un
temps.) Réponds !
VLADIMIR. - Je vois ce que c'est, ce sont
les autres qui lui ont fait peur.
EsTRAGON. - Il Y a combien de temps que
tu es là ?
GARÇON. - Il Y a un moment, monsieur.
VLADIMIR. - Tu as eu peur du fouet ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Des cris ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Des deux messieurs ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Tu les connais.
70
EN ATTENDANT GODOT
GARÇON. - Non monsieur.
VLADIMIR. - Tu es d'ici ?
GARÇON. - Oui monsieur.
EsTRAGON. - Tout ça c'est des mensonges !
(lI prend le garçon par le bras, le secoue.) Disnous la vérité !
GARÇON (tremblant). - Mais c'est la vérité,
monsieur.
VLADIMIR. - Mais laisse-le donc tranquille !
Qu'est-ce que tu as ? (Estragon lâche le garçon,
recule, porte ses mains au visage. Vladimir et
le garçon le regardent. Estragon découvre son
visage, décomposé.) Qu'est-ce que tu as ?
ESTRAGON. - Je suis malheureux.
VLADIMIR. - Sans blague ! Depuis quand ?
EsTRAGON. - J'avais oublié.
VLADIMIR. - La mémoire nous joue de ces
tours. (Estragon veut parler, y renonce, va en
boitillant s'asseoir et commence à se déchausser.
Au garçon .) Eh bien ?
GARÇON. - Monsieur Godot...
VLADIMIR (l'interrompant). - Je t'ai déjà vu,
n'est-ce pas ?
GARÇON. - Je ne sais pas, monsieur.
VLADIMIR. - Tu ne me connais pas ?
GARÇON. - Non monsieur.
VLADIMIR. - Tu n'es pas venu hier ?
GARÇON. - Non monsieur.
VLADIMIR. - C'est la première fois que tu
viens ?
EN ATTENDANT GODOT
7 1
GARÇON.
Oui monsieur.
-
Silence.
VLADIMIR.
On dit ça. (Un temps.) Eh bien,
-
continue.
GARÇON (d'un trait). - Monsieur Godot m'a
dit de vous dire qu'il ne viendra pas ce soir mais
sûrement demain.
VLADIMIR. - C'est tout ?
GARÇON.
Oui monsieur.
-
VLADIMIR.
Tu travailles pour monsieur
-
Godot ?
GARÇON.
Oui monsieur.
-
VLADIMIR.
Qu'est-ce que tu fais ?
-
GARÇON.
Je garde les chèvres, monsieur.
-
VLADIMIR.
Il est gentil avec toi ?
-
GARÇON.
Oui monsieur.
-
VLADIMIR. - II ne te bat pas ?
GARÇON.
Non monsieur, pas moi.
-
VLADIMIR.
Qui est-ce qu'il bat ?
-
GARÇON.
Il bat mon frère, monsieur.
-
VLADIMIR.
Ah tu as un frère ?
-
GARÇON.
Oui, monsieur.
-
VLADIMIR.
Qu'est-ce qu'il fait ?
-
GARÇON. - TI garde les brebis, monsieur.
VLADIMIR. - Et pourquoi il ne te bat pas,
toi ?
GARÇON.
Je ne sais pas, monsieur.
-
VLADIMIR. - Il doit t'aimer.
GARÇON.
Je ne sais pas, monsieur.
-
VLADIMIR.
Il te donne assez à manger ?
-
72
EN ATTENDANT GODOT
(Le garçon hésite.) Est-ce qu'il te donne bien à
manger ?
GARÇON. - Assez bien, monsieur.
VLADIMIR. - Tu n'es pas malheureux ? (Le
garçon hésite.) Tu entends ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Et alors ?
GARÇON. - Je ne sais pas, monsieur.
VLADIMIR. - Tu ne sais pas si tu es mal-
heureux ou non ?
GARÇON. - Non monsieur.
VLADIMIR. - C'est comme moi. (Un temps.)
Où c'est que tu couches ?
GARÇON. - Dans le grenier, monsieur.
VLADIMIR. - Avec ton frère ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Dans le foin ?
GARÇON. - Oui monsieur.
Un temps.
VLADIMIR. - Bon, va-t'en.
GARÇON. - Qu'est-ce que je dois dire à monsieur Godot, monsieur ?
VLADIMIR. - Dis-lui... (Il hésite.) Dis-lui que
tu nous as vus. (Un temps.) Tu nous a bien vus,
n'est-ce pas ?
GARÇON. - Oui monsieur. (Il recule, hésite,
se retourne et sort en courant.)
La lumière se met brusquement à baisser. En
un instant il fait nuit. La lune se lève, au fond,
EN ATTENDANT GODOT
73
monte dans le ciel, s'immobilise, baignant la
scène d'une clarté argentée.
VLADIMIR. - Enfin ! (Estragon se lève et va
ver.s Vladimir, ses deux chaussures à la main. Il
les dépose près de la rampe, se redresse et regarde
la lune.) Qu'est-ce que tu fais ?
ESTRAGON. - Je fais comme toi, je regarde
la blafarde.
VLADIMIR. - Je veux dire, avec tes chaussures.
EsTRAGON. - Je les laisse là. (Un temps.) Un
autre viendra, aussi... aussi... que moi, mais
chaussant moins grand, et elles feront son bonheur.
VLADIMIR. - Mais tu ne peux pas aller pieds
nus.
EsTRAGON. - Jésus l'a fait.
VLADIMIR. - Jésus ! Qu'est-ce que tu vas
chercher là ! Tu ne vas tout de même pas te
comparer à lui ?
EsTRAGON. - Toute ma vie je me suis comparé à lui.
VLADIMIR. - Mais là-bas il faisait chaud ! TI
f? :sait bon !
'STRAGON. - Oui. Et on crucifiait vite.
Silence.
VLADIMIR. - Nous n'avons plus rien à faire
ici.
EsTRAGON. - Ni ailleurs.
VLADIMIR. - Voyons, Gogo, ne sois pas
comme ça. Demain tout ira mieux.
74
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON.
Comment ça ?
-
VLADLmR. - Tu n'as pas entendu ce que le
gosse a dit ?
ESTRAGON. - Non.
VLADIMIR. - li a dit que Godot viendra
sûrement demain. (Un temps.) Ça ne te dit rien ?
EsTRAGON. - Alors il n'y a qu'à attendre ici.
VLADIMIR.
Tu es fou ! Il faut s'abriter. (Il
--
orend Estragon par le bras.) Viens. (Il le tire.
Estragon cède d'abord, puis résiste. Ils s'arrêtent.)
EsTRAGON (regardant l'arbre).
Dommage
-
qu'on n'ait pas un bout de corde.
VLADIM1R.
Viens. li commence
-
à faire
froid. (Il le tire. Même jeu.)
EsTRAGON.
Fais-moi penser d'apporter une
-
corde demain.
VLADIMIR. - Oui. Viens. (Il le tire. Même
jeu.)
EsTRAGON. - Ça fait combien de temps que
nous sommes tout le temps ensemble ?
VLADIMIR. - Je ne sais pas. Cinquante ans
peut-être.
EsTRAGON. - Tu te rappelles le jour où je
me suis jeté dans la Durance ?
VLADIMIR.
On faisait les vendanges.
-
ESTRAGON.
Tu m'as repêché.
-
VLADIMIR. - Tout ça est mort et enterré.
EsTRAGON. - Mes vêtements ont séché au
soleil.
EN ATTENDANT GODOT
75
VLADIMIR.
N'y pense plus,
-
va. Viens.
(Même jeu.)
EsTRAGON.
Attends.
-
VLADIMIR.
J'ai
-
froid.
EsTRAGON. -- Je me demande si on n'aurait
pas mieux fait de rester seuls, chacun de son
côté. (Un temps). On n'était pas fait pour le
même chemin.
VLADIMIR (sans se fâcher).
Ce n'est
-
pas
sûr.
EsTRAGON. - Non, rien n'est sûr.
VLADIMIR.
On peut toujours se
-
quitter, SI
tu crois que ça vaut mieux.
EsTRAGON.
Maintenant ce n'est plus la
-
peine.
Silence.
VLADIMIR.
C'est vrai, maintenant ce n'est
-
plus la peine.
Silence.
EsTRAGON.
Alors, on y
-
va ?
VLADIMIR.
Allons-y .
-
Ils ne bougent pas.
RIDEAU
Acte deuxième
Lendemain. Même heure. Même endroit.
Chaussures d'Estragon près de la rampe,
talons joints, bouts écartés. Chapeau de Lucky
à la même place.
L'arbre porte quelques feuilles.
Entre Vladimir, vivement. Il s'arrête et regarde
longuement l'arbre. Puis brusquement il se met
à arpenter vivement la scène dans tous les sens.
Il s'immobilise à nouveau devant les chaussures,
se baisse, en ramasse une, l'examine, la renifle,
la remet soigneusement à sa place. Il reprend
son va-et-vient précipité. Il s'arrête près de la
coulisse droite, regarde longuement au loin, la
main en écran devant les yeux. Va et vient.
S'arrête près de la coulisse gauche, même jeu.
Va et vient S'arrête brusquement, joint les mains
.
sur la poitrine rejette la tête en arrière et se met
,
à chanter à tue-tête.
VLADIMIR
Un chien vint dans ...
80
EN ATTENDANT GODOT
Ayant commencé trop bas, il s'arrête, tousse,
reprend plus haut
Un chien vint dans l'office
Et prit une andouillette.
Alors à coups de louche
Le chef le mit en miettes.
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent...
Il s'arrête, se recueille, puis reprend
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent
Au pied d'une croix en bois blanc
Où le passant pouvait lire
Un chien vint dans l'office
Et prit une andouillette.
Alors à coups de louche
Le chef le mit en miettes.
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent...
Il s'arrête. Même jeu.
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent. . .
Il s'arrête. Même jeu. Plus bas.
Vite vite l'ensevelirent...
Il se tait, reste un moment immobile, puis se
remet à arpenter fébrilement la scène dans tous
EN ATTENDANT GODOT
8 1
les sens. Il s'arrête à nouveau devant l'arbre, va
et vient, devant les chaussures, va et vient, court
à la coulisse gauche, regarde au loin, à la coulisse
droite, regarde au loin. A ce moment Estragon
entre par la coulisse gauche, pieds nus, tête
basse, et traverse lentement la scène. Vladimir
se retourne et le voit.
VLADIMIR. - Encore toi ! (Estragon s'arrête
mais ne lève pas la tête. Vladimir va vers lui.)
Viens que je t'embrasse !
EsTRAGON. - Ne me touche pas !
Vladimir suspend son vol, peiné. Silence.
VLADIMIR. - Veux-tu que je m'en aile ?
(Un temps). Gogo ! (Un temps. Vladimir le
regarde avec attention.) On t'a battu ? (Un
temps.) Gogo ! (Estragon se tait toujours, la tête
basse.) Où as-tu passé la nuit ? (Silence. Vladimir
avance.)
EsTRAGON. - Ne me touche pas ! Ne me
demande rien ! Ne me dis rien ! Reste avec moi !
VLADIMIR. - Est-ce que je t'ai jamais quitté ?
EsTRAGON. - Tu m'as laissé partir.
VLADIMIR. - Regarde-moi ! (Estragon ne
bouge pas. D'une voix tonnante.) Regarde-moi,
je te dis !
Estragon lève la tête. Ils se regardent longuement, en reculant, avançant et penchant la tête comme devant un objet d'art, tremblant de plus
en plus l'un vers l'autre, puis soudain s'étreignent, en se tapant sur le dos. Fin de l'étreinte.
82
EN ATTENDANT GODOT
Estragon, n'étant plus soutenu, manque de tomber.
EsTRAGON. - Quelle journée !
VLADIMIR. - Qui t'a esquinté ? Raconte-moi.
EsTRAGON. - Voilà encore une journée de
tirée.
VLADIMIR. - Pas encore.
ESTRAGON. - Pour moi elle est terminée,
quoi qu'il arrive. (Silence.) Tout à l'heure, tu
chantais, je t'ai entendu.
VLADIMIR. - C'est vrai, je me rappelle.
EsTRAGON. - Cela m'a fait de la peine. Je
me disais, Il est seul, il me croit parti pour toujours et il chante.
VLADIMIR. - On ne commande pas à son
humeur. Toute la journée je me suis senti dans
une forme extraordinaire. (Un temps). Je ne me
suis pas levé de la nuit, pas une seule fois.
EsTRAGON (tristement).
Tu vois, tu pisses
-
mieux quand je ne suis pas là.
VLADIMIR. - Tu me manquais - et en même
temps j'étais content. N'est-ce pas curieux ?
EsTRAGON (outré). - Content ?
VLADIMIR (ayant réfléchi).
Ce n'est peut
-
être pas le mot.
EsTRAGON. - Et maintenant ?
VLADIMIR (s'étant consulte').
Maintenant. .
-
.
(joyeux) te revoilà... (neutre) nous revoilà ...
(triste) me revoilà.
EN ATTENDANT GODOT
83
EsTRAGON. - Tu vois, tu vas moins bien
quand je suis là. Moi aussi, je me sens mieux
seul.
VLADIMIR (piqué). - Alors pourquoi rappliquer ?
ESTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - Mais moi je le sais. Parce que
tu ne sais pas te défendre. Moi je ne t'aurais
pas laissé battre.
ESTRAGON. -- Tu n'aurais pas pu 1'empêcher.
VLADIMIR. - Pourquoi ?
ESTRAGON. - Ils étaient dix.
VLADIMIR. - Mais non, je veux dire que je
t'aurais empêché de t'exposer à être battu.
ESTRAGON. - Je ne faisais rien.
VLADIMIR. - Alors pourquoi ils t'ont battu ?
ESTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - Non, vois-tu, Gogo, il y a des
choses qui t'échappent qui ne m'échappent pas
à moi. Tu dois le sentir.
ESTRAGON. - Je te dis que je ne faisais rien.
VLADIMIR. - Peut-être bien que non. Mais il
y a la manière, il y a la manière, si on tient à
sa peau. Enfin, ne parlons plus de ça. Te voilà
revenu, et j'en suis bien content.
EsTRAGON. - Ils étaient dix.
VLADIMIR. - Toi aussi, tu dois être content,
au fond, avoue-le.
ESTRAGON. - Content de quoi ?
VLADIMIR. - De m'avoir retrouvé.
84
E N ATTENDANT GODOT
ESTRAGON. - Tu crois ?
VLADIMIR. - Dis-le, même si ce n'est pas vrai.
EsTRAGON. - Qu'est-ce que je dois dire ?
VLADIMIR. - Dis, Je suis content.
EsTRAGON. - Je suis content.
VLADIMIR. - Moi aussi.
EsTRAGON. - Moi aussi.
VLADIMIR. - Nous sommes contents.
ESTRAGON. - Nous sommes contents. (Silen-
ce.) Qu'est-ce qu'on fait, maintenant qu'on est
content ?
VLADIMIR. - On attend Godot.
EsTRAGON. - C'est vrai.
Silence.
VLADIMIR. - Il Y a du nouveau ici, depuis
hier.
EsTRAGON. - Et s'il ne vient pas ?
VLADIMIR (après un moment d'incompréhension). - Nous aviserons. ( Un temps). Je te dis qu'il y a du nouveau ici, depuis hier.
EsTRAGON. - Tout suinte.
VLADIMIR. - Regarde-moi l'arbre.
EsTRAGON. - On ne descend pas deux fois
dans le même pus.
VLADIMIR. - L'arbre, je te dis, regarde-le.
Estragon regarde ['arbre.
EsTRAGON. - Il n'était pas là hier ?
VLADIMIR. - Mais si. Tu ne te rappelles pas.
Il s'en est fallu d'un cheveu qu'on ne s'y soit
pendu. (Il réfléchit.) Oui, c'est juste (en détachant
EN ATTENDANT GODOT
85
les mots) qu'on - ne s'y - soit pendu. Mais tu
-
-
n'as pas voulu. Tu ne te rappelles pas ?
EsTRAGON. - Tu l'as rêvé.
VLADIMIR - Est-ce possible que tu aies oublié
déjà ?
EsTRAGON. - Je suis comme ça. Ou j'oublie
tout de suite ou je n'oublie jamais.
VLADIMIR.
Et Pozzo et Luclcy, tu as oublié
-
aussi ?
EsTRAGON.
Pozzo et Lucky ?
-
VLADIMIR.
Il a tout oublié !
-
EsTRAGON.
Je me rappelle un énergumène
-
qui m'a foutu des coups de pied. Ensuite il a fait
le con.
VLADIMIR. - C'était Lucky !
EsTRAGON.
Ça, je m'en souviens. Mais
-
quand c'était ?
VLADIMIR.
Et l'autre qui le menait, tu t'en
-
souviens aussi ?
EsTRAGON.
Il m'a donné des os.
-
VLADIMIR.
C'était Pozzo !
-
EsTRAGON.
Et tu dis que c'était hier,
-
tout
ça ?
VLADIMIR.
Mais oui, voyons.
-
EsTRAGON.
Et
-
à cet endroit ?
VLADIMIR. - Mais bien sûr ! Tu ne reconnais pas ?
EsTRAGON (soudain furieux).
Reconnais !
-
Qu'est-ce qu'il y a à reconnaître ? J'ai tiré ma
roulure de vie au milieu des sables ! Et tu veux
8 6
EN ATTENDANT GODOT
que j'y voie des nuances ! (Regard circulaire.)
Regarde-moi cette saloperie ! Je n'en ai jamais
bougé !
VLADIMIR. - Du calme, du calme.
EsTRAGON. - Alors fous-moi la paix. avec tes
paysages ! Parle-moi du sous-sol !
VLADIMIR. -- Tout de même, tu ne vas pas
me dire que ça (geste) ressemble au Vaucluse !
TI y a quand même une grosse différence.
ESTRAGON. - Le Vaucluse ! Qui te parle du
Vaucluse ?
VLADIMIR. - Mais tu as bien été dans le Vaucluse ?
EsTRAGON. - Mais non, je n'ai jamais été
dans le Vaucluse ! J'ai coulé toute ma chaudepisse d'existence ici, je te dis ! Ici ! Dans la Merdecluse !
VLADIMIR. - Pourtant nous avons été ensemble dans le Vaucluse, j'en mettrais ma main au feu. Nous avons fait les vendanges, tiens, chez
un nommé Bonnelly, à Roussillon.
ESTRAGON (plus calme). - C'est possible. Je
n'ai rien remarqué.
VLADIMIR. - Mais là-bas tout est rouge !
EsTRAGON (excédé). - Je n'ai rien remarqué,
je te dis !
Silence. Vladimir soupire profondément.
VLADIMIR. - Tu es difficile à vivre, Gogo.
EsTRAGON. - On ferait mieux de se séparer.
EN ATTENDANT GODOT
87
VLADIMIlt. - Tu dis toujours ça. Et chaque
fois tu reviens.
Silence.
EsTRAGON. - Pour bien faire, il faudrait me
tuer, comme l'autre.
VLADIMIR. - Quel autre ? (Un temps.) Quel
autre ?
EsTRAGON. - Comme des billions d'autres.
VLADIMIR (sentencieux). - A chacun sa petite
croix. (Il soupire.) Pendant le petit pendant et
le bref après.
EsTRAGON. - En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.
VLADIMIR. - C'est vrai, nous sommes inta-
rissables.
ESTRAGON. - C'est pour ne pas penser.
VLADIMIR. - Nous avons des excuses.
EsTRAGON. - C'est pour ne pas entendre.
VLADIMIR. - Nous avons nos raisons.
EsTRAGON. - Toutes les voix mortes.
VLADIMIR. -- Ça fait un bruit d'ailes.
EsTRAGON. - De feuilles.
VLADIMIR. - De sable.
EsTRAGON. - De feuilles.
Silence.
VLADIMIR. - Elles parlent toutes en même
temps.
EsTRAGON. - Chacune à part soi. Silence.
88
E N ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Plutôt elles chuchotent.
EsTRAGON. - Elles murmurent.
VLADIMIR.
Elles bruissent.
-
EsTRAGON. - Elles murmurent.
Silence.
VLADIMIR.
Que disent-elles ?
-
ESTRAGON. - Elles parlent de leur vie.
VLADIMIR. - Il ne leur suffit pas d'avoir
vécu.
EsTRAGON.
Il faut qu'elles en parlent.
-
VLADIMIR.
Il ne leur suffit pas d'être mortes.
-
EsTRAGON. - Ce n'est pas assez.
Silence.
VLADIMIR.
Ça fait comme un bruit de
-
plumes.
EsTRAGON. - De feuilles.
VLADIMIR. - De cendres.
EsTRAGON. - De feuilles.
Long silence.
VLADIMIR. - Dis quelque chose !
ESTRAGON. - Je cherche.
Long silence.
VLADIMIR (angois. - Dis n'importe quoi !
ESTRAGON.
Qu'est-ce qu'on
-
fait maintenant ?
VLADIMIR.
On attend Godot.
-
EsTRAGON. - C'est vrai.
Silence.
VLADIMIR. - Ce que c'est difficile !
ESTRAGON. - Si tu chantais ?
EN ATTENDANT GODOT
89
VLADIMIR. - Non non. (Il cherche.) On n'a
qu'à recommencer.
ESTRAGON. - Ça ne me semble pas bien difficile, en effet.
VLADIMIR. - C'est le départ qui est difficile.
ESTRAGON. - On peut partir de n'importe
quoi.
VLADIMIR. - Oui, mais il faut se décider.
EsTRAGON. - C'est vrai.
Silence.
VLADIMIR. - Aide-moi !
ESTRAGON. - Je cherche.
Silence.
VLADIMIR. - Quand on cherche on entend.
ESTRAGON. - C'est vrai.
VLADIMIR. - Ça empêche de trouver.
ESTRAGON. - Voilà.
VLADIMIR. - Ça empêche de penser.
EsTRAGON. - On pense quand même.
VLADIMIR. - Mais non, c'est impossible.
EsTRAGON. - C'est ça, contredisons-nous.
VLADIMIR, - Impossible.
EsTRAGON. -- Tu crois ?
VLADIMIR. - Nous ne risquons plus de penser.
EsTRAGON. - Alors de quoi nous plaignons-
nous ?
VLADIMIR. - Ce n'est pas le pire, de penser.
EsTRAGON. - Bien sûr, bien sûr, mais c'est
déjà ça.
VLADIMIR. - Comment, c'est déjà ça ?
90
EN ATTENDANT GOOOT
EsTRAGON. - C'est ça, posons-nous des questions.
VLADIMIR. - Qu'est-ce que tu veux dire, c'est
déjà ça ?
EsTRAGON. - C'est déjà ça en moins.
VLADIMIR. - Evidemment.
EsTRAGON. - Alors ? Si on s'estimait heureux ?
VLADIMIR. - Ce qui est terrible, c'est d'avoir
pensé.
EsTRAGON. - Mais cela nous est-il jamais
arrivé ?
VLADIMIR. - D'où viennent tous ces cada-
vres ?
EsTRAGON. - Ces ossements.
VLADIMIR. - Voilà.
EsTRAGON. - Evidemment.
VLADIMIR. - On a dû penser un peu.
EsTRAGON. - Tout à fait au commencement.
VLADIMIR. - Un charnier, un charnier.
EsTRAGON. - TI n'y a qu'à ne pas regarder.
VLADIMIR. - Ça tire l'œil.
EsTRAGON. - C'est vrai.
VLADIMIR. - Malgré qu'on en ait.
EsTRAGON. - Comment ?
VLADIMIR. - Malgré qu'on en ait.
EsTRAGON. - TI faudrait se tourner résolu-
ment vers la nature.
VLADIMIR. - Nous avons essayé.
EsTRAGON. - C'est vrai.
EN ATTENDANT GODOT
9 1
VLADIMIR. - Oh, ce n'est pas le pire, bien
sûr.
EsTRAGON. - Quoi donc ?
VLADIMIR. - D'avoir pensé.
EsTRAGON. - Evidemment.
VLADIMIR. - Mais on s'en serait passé.
EsTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux ?
VLADIMIR. - Je sais, je sais.
Silence.
EsTRAGON. - Ce n'était pas si mal comme
petit galop.
VLADIMIR. - Oui, mais maintenant il va fal-
loir trouver autre chose.
ESTRAGON. - Voyons.
VLADIMIR. - Voyons.
EsTRAGON. - Voyons.
Ils réfléchissent.
VLADIMIR. - Qu'est-ce que je disais ? On
pourrait reprendre là.
EsTRAGON. - Quand ?
VLADIMIR. - Tout à fait au début.
EsTRAGON. - Au début de quoi ?
VLADIMIR. -. Ce soir. Je disais . . . je disais . . .
EsTRAGON. - Ma foi, là tu m'en demandes
trop.
VLADIMIR. - Attends .. . on s'est embrassés ...
o n était contents . . . contents . . . qu'est-ce qu'on fait
maintenant qu'on est contents. . . on attend ...
voyons . . . ça vient ... on attend .. . maintenant qu'on
est contents . . . on attend ... voyons ... ah ! L'arbre 1
92
EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - L'arbre ?
VLADIMIR. - Tu ne te rappelles pas ?
EsTRAGON. - Je suis fatigué.
VLADIMIR. - Regarde-le.
Estragon regarde l'arbre.
EsTRAGON. - Je ne vois rien.
VLADIMIR. - Mais hier soir il était tout noir
et squelettique ! Aujourd'hui il est couvert de
feuilles.
EsTRAGON. - De feuilles !
VLADIMIR. - Dans une seule nuit !
ESTRAGON. - On doit être au printemps.
VLADIMIR. - Mais dans une seule nuit !
EsTRAGON. - Je te dis que nous n'étions pas
là hier soir. Tu l'as cauchemardé.
VLADIMIR. - Et où étions-nous hier soir,
d'après toi ?
ESTRAGON. - Je ne sais pas. Ailleurs. Dans
un autre compartiment. Ce n'est pas le vide
qui manque.
VLADIMIR (sûr de son fait). - Bon. Nous
n'étions pas là hier soir. Maintenant, qu'est-ce
que nous avons fait hier soir ?
ESTRAGON. - Ce que nous avons fait ?
VLADIMIR. - Essaie de te rappeler.
EsTRAGON. - Eh ben.. . nous avons dû ba-
varder.
VLADIMIR (se maîtrisant). - A propos de
quoi ?
EN ATTENDANT GODOT
93
EsTRAGON. - Oh. .. à bâtons rompus peut
être, à propos de bottes. (Avec assurance.) Voilà,
je me rappelle, hier soir nous avons bavardé à
propos de bottes. Il y a un demi-siècle que ça
dure.
VLADIMIR. - Tu ne te rappelles aucun fait,
aucune circonstance ?
EsTRAGON (las). - Ne me tourmente pas,
Didi.
VLADIMIR. - Le soleil ? La lune ? Tu ne te
rappelles p as ?
ESTRAGON. - Ils devaient être là, comme
d'habitude.
VLADIMIR. - Tu n'as rien remarqué d'inso-
lite ?
ESTRAGON. - Hélas.
VLADIMIR. - Et Pozzo ? Et Lucky ?
ESTRAGON. - Pozzo ?
VLADIMIR. - Les os.
ESTRAGON. - On aurait dit des arêtes.
VLADIMIR. - C'est Pozzo qui te les a donnés.
ESTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - Et le coup de pied ?
ESTRAGON. - Le coup de pied ? C'est vrai,
on m'a donné des coups de pied.
VLADIMIR. - C'est Lucky qui te les a don-
nés.
ESTRAGON. - C'était hier, tout ça ?
VLADIMIR. - Fais voir ta j ambe.
EsTRAGON. - Laquelle ?
94
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Les deux. Relève ton panta�
Ion. (Estragon, sur un pied, tend la jambe vers
Vladimir, manque de tomber. Vladimir prend
la jambe. Estragon chancelle.) Relève ton panta-'
Ion.
ESTRAGON (titubant). - Je ne peux pas.
Vladimir relève le pantalon, regarde la jambe,
la lâche. Estragon manque de tomber.
VLADIMIR. - L'autre. (Estragon donne la
même jambe.) L'autre, je te dis ! (Même jeu avec
l'autre jambe.) Voilà la plaie en train de s'infecter.
ESTRAGON. - Et après ?
VLADIMIR. - Où sont tes chaussures ?
EsTRAGON. - J'ai dû les jeter.
VLADIMIR. - Quand ?
EsTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - Pourquoi ?
ESTRAGON. - Je ne me rappelle pas.
VLADIMIR. - Non, je veux dire pourquoi tu
les as jetées ?
ESTRAGON. - Elles me faisaient mal.
VLADIMIR (montrant les chaussures). - Les
voilà. (Estragon regarde les chaussures.) A l'endroit même où tu les as posées hier soir.
Estragon va vers les chaussures, se penche,
les inspecte de près.
ESTRAGON. - Ce ne sont pas les miennes.
VLADIMIR. - Pas les tiennes !
EN ATTENDANT GODOT
95
EsTRAGON. -- Les miennes étaient noires.
Celles-ci sont jaunes.
VLADIMIR. -- Tu es sûr que les tiennes étaient
noires ?
EsTRAGON. -- C'est-à-dire qu'elles étaient
grises.
VLADIMIR. -- Et celles-ci sont jaunes ? Fais
voir.
EsTRAGON (soulevant une chaussure). -- Enfin, elles sont verdâtres.
VLADIMIR (avançant). -- Fais voir. (Estragon
lui donne la chaussure. Vladimir la regarde, la
;ette avec colère.) Ça alors !
EsTRAGON. -- Tu vois, tout ça c'est des ...
VLADIMIR. -- Je vois ce que c'est. Oui, je vois
ce qui c'est passé.
EsTRAGON. -- Tout ça c'est des ...
VLADIMIR. -- C'est simple comme bonjour.
Un type est venu qui a pris les tiennes et t'a
laissé les siennes.
EsTRAGON. -- Pourquoi ?
VLADIMIR. -- Les siennes ne lui allaient pas.
Alors il a pris les tiennes.
EsTRAGON. -- Mais les miennes étaient trop
petites.
VLADIMIR. -- Pour toi. Pas pour lui.
EsTRAGON. -- Je suis fatigué. (Un temps.)
Alons-nous-en.
VLADIMIR. -- On ne peut pas.
EsTRAGON. -- Pourquoi ?
96
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - On attend Godot.
ESTRAGON. - C'est vrai. (Un temps.) Alors
comment faire ?
VLADIMIR. - Il n'y a rien à faire.
EsTRAGON. - Mais moi je n'en peux plus.
VLADIMIR. - Veux-tu un radis ?
ESTRAGON. - C'est tout ce qu'il y a ?
VLADIMIR. - Il Y a des radis et des navets.
EsTRAGON. - Il n'y a plus de carottes ?
VLADIMIR. - Non. D'ailleurs tu exagères
avec les carottes.
ESTRAGON. - Alors donne-moï un radis. (Vladimir fouille dans ses poches, ne trouve que des navets, sort finalement un radis qu'il donne à
Estragon qui l'examine, le renifle.) Il est noir !
VLADIMIR. - C'est un radis.
EsTRAGON. - Je n'aime que les roses, tu le
sais bien !
VLADIMIR. - Alors tu n'en veux pas ?
ESTRAGON. - Je n'aime que les roses !
VLADIMIR. - Alors rends-le-moi.
Estragon le lui rend.
EsTRAGON. - Je vais chercher une carotte.
Il ne bouge pas.
VLADIMIR. - Ceci devient vraiment insignifiant.
EsTRAGON. - Pas encore assez.
Silence.
VLADIMIR. - Si tu les essayais ?
EsTRAGON. - J'ai tout essayé.
EN ATTENDANT GODOT
97
VLADIMIR. - Je veux dire, les chaussures.
EsTRAGON. - Tu crois ?
VLADIMIR. - Ça fera passer le temps. (Estra-
gon hésite.) Je t'assure, ce sera une diversion.
EsTRAGON. - Un délassement.
VLADIMIR.
Une distraction.
EsTRAGON. -- Un délassement.
VLADIMIR. - Essaie .
ESTRAGON. - Tu m'aideras ?
VLADIMIR. - Bien sûr.
ESTRAGON. - On ne se débrouille pas trop
mal, hein, Didi, tous les deux ensemble ?
VLADIMIR. - Mais oui, mais oui. Allez, on
va essayer la gauche d'abord.
ESTRAGON. - On trouve toujours quelque
chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression
d'exister ?
VLADIMIR (impatiemment). - Mais oui, mais
oui, on est des magiciens. Mais ne nous laissons
pas détourner de ce que nous avons résolu. (Il
ramasse une chaussure.) Viens, donne ton pied.
(Estragon s'approche de lui, lève le pied.) L'autre, porc ! (Estragon lève l'autre pied.) Plus haut ! (Les corps emmêlés, ils titubent à travers
la scène. Vladimir réussit finalement à lui mettre la chaussure.) Essaie de marcher. (Estragon marche.) Alors ?
EsTRAGON. - Elle me va.
VLADIMIR (prenant de la ficelle dans sa poche). - On va la lacer.
98
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON (véhémentement).
Non, non
-
,
pas de lacet, pas de lacet !
VLADIMIR. - Tu as tort. Essayons l'autre.
(Même jeu.) Alors ?
ESTRAGON.
Elle me va aussi.
-
VLADIMIR. - Elles ne te font pas mal ?
EsTRAGON (faisant quelques pas appuyés).
Pas encore.
VLADIMIR. - Alors tu peux les garder.
ESTRAGON.
Elles sont trop grandes.
-
VLADIl\flR.
Tu auras peut-être des chaus-
-
settes un jour.
ESTRAGON.
C'est vrai.
-
VLADIMIR.
Alors tu les gardes ?
-
EsTRAGON. - Assez parlé de ces chaussures.
VLADIMIR.
Oui, mais . .
-
.
EsTRAGON. - Assez ! (Silence.) Je vais quand
même m'asseoir.
Il cherche des yeux où s'asseoir, puis va s'asseoir là où il était assis au début du premier acte.
VLADIMIR.
C'est là où tu étais assis hier
-
soir.
Silence.
EsTRAGON.
Si je po
-
uvais dormir.
VLADIMIR. - Hier soir tu as dormi.
EsTRAGON. - Je vais essayer.
Il prend une posture utérine la tête entre les
,
jambes.
EN ATTENDANT GODOT
99
VLADIMIR. - Attends. (Il s'approche d'Estragon et se met à chanter d'une voix forte.) Do do do do
ESTRAGON (levant la tête). - Pas si fort.
VLADIMIR (moins fort).
Do do do do
Do do do do
Do do do do
Do do ...
Estragon s'endort. Vladimir enlève son veston et lui couvre les épaules, puis se met à marcher de long en large en battant des bras
pour se réchauffer. Estragon se réveile en sursaut, se lève, fait quelques pas affolés. Vladimir court vers lui, l'entoure de son bras.
VLADIMIR. - Là ... là ... je suis là n'aie pas
. . •
peur.
EsTRAGON. - Ah !
VLADIMIR. - Là ... là ... c'est fini.
ESTRAGON. - Je tombais.
VLADIMIR. - C'est fini. N'y pense plus.
EsTRAGON. - J'étais sur un ...
VLADIMIR. - Non non, ne dis rien. Viens,
on va marcher un peu.
Il prend Estragon par le bras et le fait marcher de long en large, jusqu'à ce qu'Estragon refuse d'aller plus loin.
EsTRAGON. - Assez ! Je suis fatigué.
VLADIMIR. - Tu aimes mieux être planté là
à ne rien faire ?
1 00
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON.
Oui.
-
VLADIMIR.
Comme tu veux.
-
Il lâche Estragon, va ramasser son veston et
le met.
EsTRAGON. - Allons-nous-en.
VLADIMIR.
On ne peut pas.
-
ESTRAGON. - Pourquoi ?
VLADIMIR.
On attend Godot.
-
EsTRAGON. - C'est vrai. (Vladimir reprend
son va-et-vient.) Tu ne peux pas rester tran·
quille ?
VLADIMIR.
J'ai froid.
-
EsTRAGON. - On est venus trop tôt.
VLADIMIR.
C'est toujours à la tombée de
-
la nuit.
EsTRAGON. - Mais la nuit ne tombe pas.
VLADIMIR.
Elle tombera tout d'un coup,
-
comme hier.
ESTRAGON. - Puis ce sera la nuit.
VLADIMIR.
Et nous pourrons partir.
-
EsTRAGON. - Puis ce sera encore le jour. (Un
temps.) Que faire, que faire ?
VLADIMIR (s'arrêtant de marcher, avec violence). - Tu as bientôt fini de te plaindre ? Tu commences à me casser les pieds, avec tes gémissements.
EsTRAGON. - Je m'en vais.
VLADIMIR (apercevant le chapeau de Lucky).
Tiens !
-
EsTRAGON.
Adieu.
-
EN ATTENDANT GODOT
1 0 1
VLADIMIR. - Le chapeau d e Lucky ! (Il s'en
approche.) Voilà une heure que je suis là et je
ne l'avais pas vu ! (Très content.) C'est parfait !
ESTRAGON. - Tu ne me verras plus.
VLADIMIR. - Je ne me suis donc pas trompé
d'endroit. Nous voilà tranquilles. (Il ramasse le
chapeau de Lucky, le contemple, le redresse.)
Ça devait être un beau chapeau. (Il le met à la
place du sien qu'il tend à Estragon.) Tiens.
ESTRAGON. - Quoi ?
VLADIMIR. - Tiens-moi ça.
Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Estragon met le chapeau de Vladimir à
la place du sien qu'il tend à Vladimir. Vladimir
prend le chapeau d'Estragon . Estragon ajuste
des deux mains le chapeau de Vladimir. Vladimir met le chapeau d'Estragon à la place de celui de Lucky qu'il tend à Estragon. Estragon
prend le chapeau de LllCky. Vladimir ajuste des
deux mains le chapeau d'Estragon. Estragon
met le chapeau de Lucky à la place de celui de
Vladimir qu'il tend à Vladimir. Vladimir prend
son chapeau. Estragon ajuste des deux mains le
chapeau de Lucky. Vladimir met son chapeau
à la place de celui d'Estragon qu'il tend à Estragon . Estragon prend son chapeau. Vladimir ajuste son chapeau des deux mains. Estragon
met son chapeau à la place de celui de Lucky
qu'il tend à Vladimir. Vladimir prend le cha-
102
EN ATTENDANT GODOT
peau de Lucky. Estragon ajuste son chapeau des
deux mains. Vladimir met le chapeau de Lucky
à la place du sien qu'il tend à Estragon. Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky.
Estragon tend le chapeau de Vladimir à Vladimir qui le prend et le tend à Estragon qui le prend et le tend à Vladimir qui le prend et le
jette. Tout cela dans un mouvement vif.
VLADIMIR.
Il me va ?
-
EsTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR.
Non, mais comment me trou
-
ves-tu?
Il tourne la tête coquettement à droite et à
gauche, prend des attitudes de mannequin.
EsTRAGON.
Affreux.
-
VLADIMIR.
Mais pas plus que d'habitude ?
-
ESTRAGON.
La même chose.
-
VLADIMIR. - Alors je peux le garder. Le
mien me faisait mal. ( Un temps.) Comment dire?
(Un temps.) Il me grattait.
ESTRAGON. - Je m'en vais.
VLADIMIR. - Tu ne veux pas jouer?
ESTRAGON. - Jouer à quoi?
VLADIMIR. - On pourrait jouer à Pozzo et
Lucky.
EsTRAGON. - Connais pas.
VLADIMIR.
Moi je ferai Lucky, toi tu feras
-
Pozzo. (Il prend l'attitude de Lucky, ployant
EN ATTENDANT GODOT
1 03
sous le poids de ses bagages. Estragon le regarde
avec stupéfaction.) Vas-y.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que je dois faire ?
VLADIMIR. - Engueule-moi !
ESTRAGON.
Salaud !
-
VLADIMIR. - Plus fort !
EsTRAGON. - Fumier ! Crapule !
Vladimir avance, recule, toujours ployé.
VLADIMIR.
Dis-moi de penser.
-
ESTRAGON. - Comment ?
VLADIMIR. - Dis, Pense, cochon !
ESTRAGON. - Pense, cochon !
Silence.
VLADIMIR.
Je ne peux pas !
-
ESTRAGON.
Asse
--
z !
VLADIMIR.
Dis-moi de danser.
-
EsTRAGON. - Je m'en vais.
VLADIMIR. - Danse, porc ! (Il se tord sur
place. Estragon sort précipitamment.) Je ne peux
pas ! (Il lève la tête. voit qu'Estragon n'est plus
là, pousse un cri déchirant.) Gogo ! (Silence. Il
se met à arpenter la scène presque en courant.
Estragon rentre précipitamment, essoufflé, court
vers Vladimir. Ils s'arrêtent à quelques pas l'un
de l'autre.) Te revoilà enfin !
EsTRAGON (haletant).
Je suis maudit !
-
VLADIMIR.
Où as-tu été ? Je t'ai
-
cru parti
pour toujours.
EsTRAGON. - Jusqu'au bord de la pente. On
vient.
1 04
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Qui ?
ESTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - Combien ?
ESTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR
(triomphant). - C'est Godot !
Enfin ! (Il embrasse Estragon avec effusion.)
Gogo ! C'est Godot ! Nous sommes sauvés !
Allons à sa rencontre ! Viens ! (Il tire Estragon
vers la coulisse. Estragon résiste, se dégage, sort
en courant de l'autre côté.) Gogo ! Reviens ! (Silence. Vladimir court à la coulisse où Estragon vient de rentrer, regarde au loin. Estragon rentre précipitamment, court vers Vladimir qui
<:e retourne.) Te revoilà à nouveau !
ESTRAGON. - Je suis damné !
VLADIMIR. - Tu as été loin ?
ESTRAGON. - Jusqu'au bord de la pente.
VLADIMIR. - En effet, nous sommes sur un
plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur
un plateau.
ESTRAGON. - On vient par là aussi.
VLADIMIR. - Nous sommes cernés ! (Affolé,
Estragon se précipite vers la toile de fond, s'y
empêtre, tombe.) Imbécile ! Il n'y a pas d'issue
par là. (Vladimir va le relever, l'amène vers la
rampe. Geste vers l'auditoire.) Là il n'y a personne. Sauve-toi par là. Allez. (Il le pousse vers la fosse. Estragon recule épouvanté.) Tu ne veux
pas ? Ma foi, ça se comprend. Voyons. (Il réfléchit.) Il ne te reste plus qu'à disparaître.
EN ATTENDANT GOOOT
1 05
EsTRAGON. - Où ?
VLADIMIR. - Derrière l'arbre. (Estragon
hésite.) Vite ! Derrière l'arbre. (Estragon court
se mettre derrière l'arbre qui ne le cache que
très imparfaitement.) Ne bouge plus ! (Estragon
sort de derrière l'arbre.) Décidément cet arbre
ne nous aura servi à rien. (A Estragon.) Tu n'es
pas fou ?
EsTRAGON (plus calme). - J'ai perdu la tête.
(Il baisse honteusement la tête.) Pardon ! (Il
redresse fièrement la tête.) C'est fini ! Maintenant
tu vas voir. Dis-moi ce qu'il faut faire.
VLADIMIR. - Il n'y a rien à faire.
ESTRAGON. - Toi tu vas te poster là. (Il
entraîne Vladimir vers la coulisse gauche, le
met dans l'axe de la route, le dos à la scène.)
Là, ne bouge plus, et ouvre l'œil. (Il court vers
l'autre coulisse. Vladimir le regarde par-dessus
l'épaule. Estragon s'arrête, regarde au loin, se
retourne. Les deux se regardent par-dessus
l'épaule.) Dos à dos comme au bon vieux temps !
(Ils continuent à se regarder un petit moment,
puis chacun reprend le guet. Long silence.) Tu
ne vois rien venir ?
VLADIMIR (se retournant). - Comment ?
EsTRAGON (plus fort). - Tu ne vois rien
venir ?
VLADIMIR. - Non.
EsTRAGON. - Moi non plus.
Ils reprennent le guet. Long silence.
1 06
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Tu as dû te tromper.
EsTRAGON (se retournant). - Comment ?
VLADIMIR (plus fort). - Tu as dû te tromper.
ESTRAGON. - Ne crie pas.
Ils reprennent le guet. Long silence.
VLADIMIR, EsTRAGON (se retournant simulta-
nément). - Est-ce ...
VLADIMIR. - Oh pardon !
EsTRAGON. - Je t'écoute.
VLADIMIR. _ Mais non !
.
EsTRAGON. - Mais si !
VLADIMIR. - Je t'ai coupé.
ESTRAGON. - Au contraire.
Ils se regardent avec colêre.
VLA DIMIR. -. Voyons, pas de cérémonie.
ESTRAGON. - Ne sois pas têtu, voyons.
VLADIMIR (avec force). - Achève ta phrase,
je te dis.
ESTRAGON (de même). - Achève la tienne.
Silence. Ils vont l'un vers l'autre, s'arrêtent.
VLADIM IR. - Misérable !
ESTRAGON. -
C'est ça, engueulons-nous.
(Echange d'injures. Silence.) Maintenant raccommodons-nous.
VLADIMIR. - Gogo !
ESTRAGON. - Didi !
VLAD I M I R . - Ta main !
ESTRAGON. - La voilà !
VLADI M I R . - Viens dans mes bras!
ESTRAGON . - Tes bras ?
EN ATTENDANT GODOT
1 07
VLADIMIR (ouvrant les bras). � Là-dedans !
EsTRAGON. - Allons-y.
Ils s'embrassent. Silence.
VLADIMIR. - Comme le temps passe quand
on s'amuse !
Silence.
EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
VLADIMIR. - En attendant.
EsTRAGON. - En attendant.
Silence.
VLADIMIR. - Si on faisait nos exercices ?
EsTRAGON. - Nos mouvements.
VLADIMIR. - D'assouplissement.
EsTRAGON. - De relaxation.
VLADIMIR. - De circumduction.
EsTRAGON.
De relaxation.
_ .
VLADIMIR. - Pour nous réchauffer.
ESTRAGON. - Pour nous calmer.
VLADIMIR. - Allons-y.
Il commence à sauter. Estragon l'imite.
EsTRAGON (s'arrêtant). - Assez. Je suis fatigué.
VLADIMIR (s'arrêtant). - Nous ne sommes
pas en train. Faisons quand même quelques respirations.
ESTRAGON. - Je ne veux plus respirer.
VLADIMIR. - Tu as raison. (Pause.) Faisons
quand même l'arbre, pour l'équilibre.
ESTRAGON. - L'arbre ?
1 08
EN ATTENDANT GODOT
Vladimir fail l'arbre en titubant.
VLADIMIR (s'arrêtant).
A toi.
-
Estragon fait l'arbre en titubant.
ESTRAGON . - Tu crois que Dieu me voit ?
VLADIMIR.
Il faut fermer
-
les yeux.
Estragon ferme les yeux, titube plus fort.
ESTRAGON (s'arrêtant, brandissant les poings,
à tue-tête). - Dieu ait pitié de moi !
VLADIMIR (vexe'). - Et moi ?
EsTRAGON (de même). - De moi ! De moi !
Pitié ! De moi !
Entrent Pozzo et Lucky. Pozzo est devenu
aveugle. Lucky chargé comme au premier acte.
Corde comme au premier acte, mais beaucoup
plus courte, pour permettre à Pozzo de suivre
plus commodément. Lucky coiffé d'un nouveau
chapeau. A la vue de Vladimir et Estragon il
s'arrête. Pozzo, continuant son chemin, vient se
heurter contre lui. Vladimir et Estragon reculent.
Pozzo (s'agrippant à Lucky qui, sous ce nouveau poids, chancelle). - Qu'y a-t-il ? Qui a crié ?
Lucky tombe, en lâchant tout, et entraîne
Pozzo dans sa chute. Ils restent étendus sans
mouvement au milieu des bagages.
ESTRAGON .
C'est Godot ?
-
V LADIMIR.
Ça to
-
mbe à pic. (Il va vers le
tas, suivi d'Estragon .) Enfin du renfort !
Pozzo (voix blanche).
Au secours.
-
ESTRAGON. - C'est Godot ?
EN ATTENDANT GODOT
1 09
VLADIMIR. - Nous commencions à flancher.
Voilà notre fin de soirée assurée.
Pozzo. - A moi !
ESTRAGON. - Il appelle à l'aide.
VLADIMIR. - Nous ne sommes plus seuls, à
attendre la nuit, à attendre Godot, à attendre -
à attendre. Toute la soirée nous avons lutté,
livrés à nos propres moyens. Maintenant c'est
fini. Nous sommes déjà demain.
Pozzo. - A moi !
VLADIMIR. - Déjà le temps coule tout autrement. Le soleil se couchera, la lune se lèvera et nous partirons - d'ici.
Pozzo. - Pitié !
VLADIMIR. - Pauvre Pozzo !
ESTRAGON. - Je savais que c'était lui.
VLADIMIR. - Qui ?
EsTRAGON. - Godot.
VLADIMIR. - Mais ce n'est pas Godot.
ESTRAGON. - Ce n'est pas Godot ?
VLADIMIR. - Ce n'est pas Godot.
ESTRAGON. - Qui c'est alors ?
VLADIMIR. - C'est Pozzo.
Pozzo. - C'est moi ! C'est moi ! Relevez-
moi !
VLADIMIR. - Il ne peut pas se relever.
EsTRAGON. - Allons-nous-en.
VLADIMIR. - On ne peut pas.
EsTRAGON. - Pourquoi ?
VLADIMIR. - On attend Godot.
1 1 0
EN ATTENDANT GODOT
EsTRAGON. - C'est vrai.
VLADIMIR.
Peut-être qu'il a encore des os
-
pour toi.
EsTRAGON - Des os ?
VLADIMIR.
De poulet. Tu ne te rappelles
-
pas ?
EsTRAGON. - C'était lui ?
VLADIMIR.
Oui.
-
EsTRAGON. - Demande-lui.
VLADIMIR. - Si on l'aidait d'abord ?
EsTRAGON. - A quoi faire ?
VLADIMIR. - A se relever.
EsTRAGON. - Il ne peut se relever ?
VLADIMIR. - Il veut se relever.
EsTRAGON.
Alors, qu'il se relève.
-
VLADIMIR. - Il ne peut pas.
EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'il a ?
VLADIMIR.
Je ne sais pas.
-
Pozzo se tord, gémit, frappe le sol avec ses
poings.
EsTRAGON.
Si on l
-
ui demandait les os
d'abord ? Puis s'il refuse on le laissera là.
VLADIMIR.
Tu veux dire que nous l'avons
-
à notre merci ?
EsTRAGON.
Oui.
-
VLADIMIR. - Et qu'il faut mettre des conditions à nos bons offices ?
EsTRAGON.
Oui.
-
VLADIMIR. - Ça a l'air intelligent en effet.
Mais je crains une chose.
EN ATTENDANT GODOT
1 1 1
EsTRAGON.
Quoi ?
-
VLADIMIR.
Que Lucky ne se mette en
-
branle tout d'un coup. Alors nous serions baisés.
EsTRAGON.
Lucky ?
-
VLADIMIR.
C'est lui qui t'a attaqué hier.
-
EsTRAGON.
Je te dis qu'ils étaient dix.
-
VLADIMIR.
Mais non, avant, celui qui t'a
-
donné des coups de pied.
ESTRAGON.
Il est là ?
-
VLADIMIR.
Mais regarde. (Geste). Pour le
-
moment il est inerte. Mais il peut se déchaîner
d'un instant à l'autre.
EsTRAGON. - Si on lui donnait une bonne
correction tous les deux ?
VLADIMIR.
Tu veux dire, si on lui tombait
-
dessus pendant qu'il dort ?
EsTRAGON.
Oui.
-
VLADIMIR.
C'est une bonne idée. Mais en
-
sommes-nous capables ? Dort-il vraiment ? (Un
temps.) Non, le mieux serait de profiter de ce que
Pozzo appelle au secours pour le secourir, en
tablant sur sa reconnaissance.
EsTRAGON.
Mais il ne ...
-
VLADIMIR.
Ne perdons pas notre temps en
-
vains discours. (Un temps. Avec véhémence.)
Faisons quelque chose, pendant que l'occasion
se présente ! Ce n'est pas tous les jours qu'on a
besoin de nous. Non pas à vrai dire qu'on ait
précisément besoin de nous. D'autres feraient
aussi bien l'affaire, sinon mieux. L'appel que nous
1 1 2
EN ATTENDANT GODOT
venons d'entendre, c'est plutôt à l'humanité tout
entière qu'il s'adresse. Mais à cet endroit, en ce
moment, l'humanité c'est nous, que ça nous plaise
ou non. Profitons-en, avant qu'il soit trop tard.
Représentons dignement pour une fois l'engeance
où le malheur nous a fourrés. Qu'en dis-tu ?
(Estragon n'en dit rien.) Il est vrai qu'en pesant,
les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition. Le tigre se précipite au secours de ses congénères
sans la moindre réflexion. Ou bien il se sauve
au plus profond des taillis. Mais la question
n'est pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu'il
faut se demander. Nous avons la chance de le
savoir. Oui, dans cette immense confusion, une
seule chose est claire nous attendons que Godot
vienne.
EsTRAGON. - C est vrai.
'
VLADIMIR. - Ou que la nuit tombe. (Un
temps.) Nous sommes au rendez-vous, un point
c'est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais
nous sommes au rendez-vous. Combien de gens
peuvent en dire autant ?
ESTRAGON. - Des masses.
VLADIMIR. - Tu crois ?
ESTRAGON. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - C'est possible.
Pozzo. - Au secours !
VLADIMIR. - Ce qui est certain, c'est que le
EN ATTENDANT GODOT
1 1 3
temps est long, dans ces conditions, et nous
pousse à le meubler d'agissements qui, comment
dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empêcher notre raison de
sombrer. C'est une affaire entendue. Mais n'erret-elle pas déjà dans la nuit permanente des grands fonds, voilà ce que je me demande parfois. Tu
suis mon raisonnement ?
EsTRAGON. - Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent.
Pozzo. - Au secours, je vous donnerai de
l'argent !
ESTRAGON. - Combien ?
Pozzo. - Cent francs.
ESTRAGON. - Ce n'est pas assez.
VLADIMIR. - Je n'irais pas jusque-là.
EsTRAGON. - Tu trouves que c'est assez ?
VLADIMIR. - Non, je veux dire jusqu'à affir-
mer que je n'avais pas toute ma tête en venant
au monde. Mais la question n'est pas là.
Pozzo. - Deux cents.
VLADIMIR. - Nous attendons. Nous nous
ennuyons. (Il lève la main.) Non, ne proteste
pas, nous nous ennuyons ferme, c'est incontestable. Bon. Une diversion se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons,
au travail. (Il avance vers Pozzo, s'arrête.) Dans
un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes. (Il rêve.)
1 1 4
EN ATTENDANT GODOT
POZZO. - Deux cents !
VLADIMIR. - On arrive.
Il essaie de soulever Pozzo, n'y arrive pas,
renouvelle ses efforts, trébuche dans les bagages,
tombe, essaie de ·se relever, n'y arrive pas.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que vous avez tous ?
VLADIMIR . - Au secours !
ESTRAGON. - Je m'en vais.
VLADIMIR. - Ne m'abandonne pas ! Ils me
tueront !
Pozzo. - Où suis-je ?
VLADIMIR.
Gogo !
-
POZZO .
A moi !
-
VLADIMIR. - Aide-moi !
ESTRAGON. - Moi je m'en vais.
VLADIMIR. - Aide-moi d'abord. Puis nous
partirons ensemble.
ESTRAGON. - Tu le promets ?
VLADIMIR. - Je le jure !
ESTRAGON. - Et nous ne reviendrons jamais.
VLADIMIR.
Jamais !
-
ESTRAGON.
Nous irons dans l'Ariège.
-
VLADIMIR. - Où tu voudras.
Pozzo. - Trois cents ! Quatre cents !
EsTRAGON.
J'ai toujours voulu
-
me bala-
der dans l'Ariège.
VLADIMIR.
Tu t'y baladeras.
-
ESTRAGON. - Qui a pété ?
VLADIMIR. - C'est Pozzo.
POZZO. - C'est moi ! C'est moi ! Pitié !
EN ATTENDANT GODOT
1 1 5
EsTRAGON.
C'est dégoûtant.
-
VLADIMIR. - Vite ! Vite ! Donne ta main !
EsTRAGON. - Je m'en vais. (Un temps Plus
.
fort.) Je m'en vais.
VLADIMIR. - Après tout, je finirai bien par
me lever tout seul (Il essaie de se lever, retombe.)
.
Tôt ou tard.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu as ?
VLADIMIR. - Fous le camp.
EsTRAGON. - Tu restes là ?
VLADIMIR. - Pour le moment.
EsTRAGON. - Lève-toi, voyons, tu vas attraper froid.
VLADIMIR. - Ne t'occupe pas de moi.
EsTRAGON. - Voyons, Didi, ne sois pas têtu.
(Il tend la main vers Vladimir qui s'empress�
de s'en saisir.) Allez, debout !
VLADIMIR. - Tire !
Estragon tire, trébuche, tombe. Long silence.
Pozzo. - A moi !
VLADIMIR. - Nous sommes là.
POZZO.
Qui êtes-vous ?
-
VLADIMIR. - Nous sommes des hommes.
Silence.
EsTRAGON. - Ce qu'on est bien, par terre !
VLADIMIR - Peux-tu te lever ?
.
EsTRAGON.
Je ne sais pas.
-
VLADIMIR. - Essaie.
ESTRAGON. - Tout à l'heure, tout à l'heure.
Silence.
1 1 6
EN ATTENDANT GODOT
POZZO. - Qu'est-ce qui s'est passé ?
VLADIMIR (avec force). - Veux-tu te taire,
toi, à la fin ! Quel choléra, quand même ! Il ne
pense qu'à lui.
ESTRAGON. - Si on essayait de dormir ?
VLADIMIR.
Tu l'as entendu ? Il veut savoir
ce qui s'est passé !
ESTRAGON. - Laisse-le. Dors.
Silence.
POZZO. - Pitié ! Pitié !
ESTRAGON (sursautant). - Quoi ? Qu'est-ce
qu'il y a ?
VLADIMIR. - Tu dormais ?
ESTRAGON. - Je crois.
VLADIMIR. - C'est encore ce salaud de
Pozzo !
EsTRAGON. - Dis-lui de la boucler ! Casselui la gueule !
VLADIMIR (donnant des coups à Pozzo.) -
As-tu fini ? Veux-tu te taire ? Vermine ! (Pozzo
se dégage en poussant des cris de douleur et
s'éloigne en rampant. De temps en temps, il
s'arrête, scie l'air avec des gestes d'aveugle, en
appelant Lucky. Vladimir, s'appuyant sur le
coude, le suit des yeux.) Il s'est sauvé ! (Pozzo
s'effondre. Silence.) Il est tombé !
Silence.
ESTRAGON. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
VLADIMIR. - Si je pouvais ramper jusqu'à lui.
EN ATTENDANT GODOT
1 1 7
EsTRAGON. - Ne me quitte pas !
VLADIMIR. - Si je l'appelais ?
EsTRAGON. - C'est ça, appelle-le.
VLADIMIR. - Pozzo ! (Un temps.) Pozzo !
(Un temps.) Il ne répond plus.
ESTRAGON. - Ensemble.
VLADIMIR, ESTRAGON. - Pozzo ! Pozzo !
VLADIMIR. - Il a bougé.
ESTRAGON.
Tu es sûr qu'il s'appelle Pozzo ?
-
VLADIMIR (angoissé).
Monsieur Pozzo !
-
Reviens ! On ne te fera pas de mal !
Silence.
ESTRAGON. - Si on essayait avec d'autres
noms ?
VLADIMIR. - J'ai peur qu'il ne soit sérieuse-
ment touché.
ESTRAGON. - Ce serait amusant.
VLADIMIR.
Qu'est-ce qui s
-
erait amusant ?
ESTRAGON. - D'essayer avec d'autres noms,
l'un après l'autre. Ça passerait le temps. On finirait bien par tomber sur le bon.
VLADIMIR.
Je te dis q u'il s'appelle Pozzo
-
.
ESTRAGON.
C'est ce que nous allons voir.
-
Voyons. (Il réfléchit.) Abel ! Abel !
Pozzo. - A moi !
ESTRAGON. - Tu vois !
VLADIMIR. - Je commence à en avoir assez
de ce motif.
ESTRAGON. - Peut-être que l'autre s'appelle
Caïn. (Il appelle.) Caïn ! Caïn !
1 1 8
EN ATTENDANT GODOT
Pozzo.
A moi !
-
ESTRAGON. - C'est toute l'humanité. (Silence.)
Regarde-moi ce petit nuage.
VLADIMIR (levant les yeux). - Où ?
ESTRAGON. - Là, au zénith.
VLADIMIR.
Eh bien ? (Un temps.) Qu'est
-
ce qu'il a de si extraordinaire ?
Silence.
ESTRAGON. - Passons maintenant à autre
chose, veux-tu ?
Vladimir. - J'allais justement te le proposer.
ESTRAGON. - Mais à quoi ?
VLADIMIR .
Ah, voilà !
Silence.
ESTRAGON.
Si on se levait,
-
pour commencer ?
VLADIMIR. - Essayons toujours.
Ils se lèvent.
ESTRAGON.
Pas plus difficile que ça.
-
VLADIMIR.
Vouloir, tout est
-
là.
ESTRAGON. - Et maintenant ?
Pozzo. - Au secours !
ESTRAGON. - Allons-nous-en.
VLADIMIR. - On ne peut pas.
ESTRAGON.
Pourquoi ?
-
VLADIMIR. - On attend Godot.
ESTRAGON. - C'est vrai . (Un temps.) Que
faire ?
EN ATTENDANT GODOT
1 1 9
POZZO. - Au secours !
VLADIMIR. - Si on le secourait ?
EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'il faut faire ?
VLADIMIR. - Il veut se lever.
EsTRAGON. - Et après ?
VLADIMIR. - Il veut qu'on l'aide à se lever.
EsTRAGON. - Eh bien, aidons-le. Qu'est-ce
qu'on attend ?
Ils aident Pozzo à se lever, s'écartent de lui.
Il retombe.
VLADIMIR. - Il faut le soutenir. (Même jeu.
Pozzo reste debout entre les deux, pendu à leur
cou.) Il faut qu'il se réhabitue à la station debout.
(A Pozzo.) Ça va mieux ?
Pozzo. - Qui êtes-vous ?
VLADIMIR. - Vous ne nous remettez pas ?
Pozzo. - Je suis aveugle.
Silence.
ESTRAGON. - Peut-être qu'il voit clair dans
l'avenir ?
VLADIMIR (à Pozzo). - Depuis quand ?
Pozzo. - J'avais une très bonne vue - mais
êtes-vous des amis ?
ESTRAGON (riant bruyamment). - Il demande
si nous sommes des amis !
VLADIMIR. - Non, il veut dire des amis à
lui.
EsTRAGON. - Et alors ?
VLADIMIR. - La preuve, c'est que nous l'avons
aidé.
1 20
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON. - Voilà ! Est-ce que nous l'au-
rions aidé si nous n'étions pas ses amis ?
VLADIMIR.
Peut-être.
-
ESTRAGON. - Evidemment.
VLADIMIR.
N'ergotons pas là-dessus.
-
Pozzo. - Vous n'êtes pas des brigands ?
ESTRAGON. - Des brigands ! Est-ce qu'on a
l'air de brigands ?
VLADIMIR. - Voyons ! Il est aveugle.
EsTRAGON.
Flûte ! C'est vrai. (Un temps.)
-
Qu'il dit.
Pozzo. - Ne me quittez pas.
VLADIMIR.
Il n'en est pas question.
-
ESTRAGON. - Pour l insta
'
nt.
POZZO. - Quelle heure est-il ?
ESTRAGON (inspectant le ciel). - Voyons . . .
VLADIMIR. - Sept heures ? . . Huit heures ? . . .
ESTRAGON. - Ça dépend de la saison.
Pozzo. - C'est le soir ?
Silence. Vladimir et Estragon regardent le
couchant.
ESTRAGON.
On dirait qu'il remonte.
-
VLADIMIR.
Ce n'est pas possible.
-
EsTRAGON. - Si c'était l aurore ?
'
VLADIMIR.
Ne dis p as de bêtises. C'est
-
l'ouest, par là.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu en sais ?
Pozzo (avec angoisse). - Sommes-nous au
soir ?
VLADIMIR.
D'ailleurs, il n'a pas bougé.
-
EN ATTENDANT GODOT
1 2 1
ESTRAGON.
J e te dis qu'il remonte.
-
Pozzo. - Pourquoi ne répondez-vous pas ?
EsTRAGON.
C'est qu'on ne voudrait p
-
as
vous dire une connerie.
VLADIMIR (rassurant). - C'est le soir, monsieur, nous sommes arrivés au soir. Mon ami essaie de m'en faire douter et je dois avouer
que j'ai été ébranlé pendant un instant. Mais ce
n'est pas pour rien que j'ai vécu cette longue
journée et je peux vous assurer qu'elle est presque au bout de son répertoire. (Un temps). A part ça, comment vous sentez-vous ?
ESTRAGON.
Combien de temps va-t-il f
-
alloir
le charrier encore ? (Ils le lâchent à moitié, le
reprennent en voyant qu'i! va retomber.) On
n'est pas des cariatides.
VLADIMIR.
Vous disiez que vous aviez une
-
bonne vue, autrefois, si j'ai bien entendu ?
Pozzo.
Oui, elle était bien bonne.
-
Silence.
ESTRAGON (avec irritation). - Développez !
Développez !
VLADIMIR.
Laisse-le tranquille. Ne vois tu
-
-
pas qu'il est en train de se rappeler son bonheur.
( Un temps.) Memoria praeteritorum bonorum
ça doit être pénible.
-
POZZO.
Oui, bien bonne
-
.
VLADIMIR. - Et cela vous a pris tout d'un
coup ?
Pozzo. - Bien bonne.
1 22
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR. - Je vous demande si cela vous
a pris tout d'un coup.
Pozzo. - Un beau jour je me suis réveillé,
aveugle comme le destin. (Un temps.) Je me
demande parfois si je ne dors pas encore.
VLADIMIR. - Quand ça ?
POZZO. - Je ne sais pas.
VLADIMIR. - Mais pas plus tard qu'hier ...
Pozzo. - Ne me questionnez pas. Les aveu-
gles n'ont pas la notion du temps. (Un temps.)
Les choses du temps, ils ne les voient pas non
pius.
VLADIMIR. - Tiens ! J'aurais juré le contraire.
EsTRAGON. - Je m'en vais.
POZZO. - Où sommes-nous ?
VLADIMIR. - Je ne sais pas.
POZZO. - Ne serait-on pas au lieudit l a
Planche ?
VLADIMIR. -- Je ne connais pas.
Pozzo. - A quoi est-ce que ça ressemble ?
VLADIMIR (regard circulaire). - On ne peut
pas le décrire. Ça ne ressemble à rien. Il n'y a
rien. Il y a un arbre.
POZZO. - Alors ce n'est pas la Planche.
EsTRAGON (ployant). - Tu parles d'une diver-
sion.
Pozzo. - Où est mon domestique ?
VLADIMIR. - Il est là.
Pozzo. - Pourquoi ne répond-il pas quand
je l'appelle ?
EN ATTENDANT GODOT
1 23
VLADIMIR. - Je ne sais pas. Il semble dormir.
Il est peut-être mort.
Pozzo . - Que s'est-il passé, au juste ?
ESTRAGON. - Au juste !
VLADIMIR. - Vous êtes tombés tous les deux.
Pozzo.
Allez voir s'il est blessé.
-
VLADIMIR - Mais on ne peut
.
pas vous
quitter.
Pozzo . - Vous n'avez pas besoin d'y aller
tous les deux.
VLADIMIR (à Estragon). - Vas-y, toi.
Pozzo . - C'est ça, que votre ami y aille. Il
sent si mauvais. (Un temps.) Qu'est-ce qu'il
attend ?
VLADIMIR (à Estragon). - Qu'est-ce que tu
attends ?
ESTRAGON. - J'attends Godot.
VLADIMIR. - Qu'est-ce qu'il doit faire au
juste ?
Pozzo.
Eh bien, qu'il tire d'abord sur
-
la
corde, en faisant attention naturellement de ne
pas l'étrangler. En général, ça le fait réagir.
Sinon, qu'i1 1ui donne des coups de pied, dans le
bas-ventre et au visage autant que possible.
VLADIMIR (à Estragon).
Tu vois,
-
tu n'as
rien à craindre. C'est même une occasion de te
venger.
ESTRAGON. - Et s'il se défend ?
Pozzo. - Non non, il ne se défend jamais.
VLADIMIR. - Je volerai à ton secours.
1 24
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON. - Ne me quitte pas des yeux !
(Il va vers Lucky.)
VLADIMIR. - Regarde s'il est vivant d'abord.
Pas la peine de lui taper dessus s'il est mort.
ESTRAGON (s'étant penché sur Lucky). - Il
respire.
VLADIMIR. - Alors vas-y.
Subitement déchaîné, Estragon bourre Lucky
de coups de pied, en hurlant. Mais il se fait mal
au pied et s'éloigne en boitant et en gémissant.
Lucky reprend ses sens.
EsTRAGON (s'arrêtant sur une jambe). - Oh,
la vache !
Estragon s'assied, essaie d'enlever ses chaussures. Mais bientôt il y renoncera, se disposera en chien de fusil, la tête entre les jambes, les
bras devant la tête.
Pozzo. - Que s'est-il passé encore ?
VLADIMIR. - Mon ami s'est fait mal.
Pozzo. - Et Lucky ?
VLADIMIR. - Alors c'est bien lui ?
Pozzo. - Comment ?
VLADIMIR. - C'est bien Lucky ?
Pozzo. - Je ne comprends pas.
VLADIMIR. - Et vous, vous êtes Pozzo ?
Pozzo. - Certainement, je suis Pozzo.
VLADIMIR. - Les mêmes qu'hier ?
Pozzo. - Qu'hier ?
VLADIMIR. - On s'est vus hier. (Silence). Vous
ne vous rappelez pas ?
EN ATTENDANT GODOT
1 25
Pozzo. - Je ne me rappelle avoir rencontré
personne hier. Mais demain je ne me rappellerai avoir rencontré personne aujourd'hui. Ne comptez donc pas sur moi pour vous renseigner.
Et puis assez là-dessus. Debout !
VLADIMIR. - Vous l'emmeniez à Saint-Sauveur pour le vendre. Vous nous avez parlé . . Il a dansé. Il a pensé. Vous voyiez clair.
Pozzo. - Si vous y tenez. Lâchez-moi, s'il
vous plaît. (Vladimir s'écarte.) Debout !
VLADIMIR. - Il se lève.
Lucky se lève, ramasse les bagages.
Pozzo. - Il fait bien.
V L ADIMIR. - Où allez-vous de ce pas ?
Pozzo. - Je ne m'occupe pas de ça.
VLADIMIR. - Comme vous avez changé !
Lucky, chargé des bagages, vient se placer
devant Pozzo.
Pozzo. - Fouet ! (Lucky dépose les bagages,
cherche le fouet, le trouve, le donne à Pozzo,
reprend les bagages.) Corde ! (Lucky dépose les
bagages, met le bout de la corde dans la main
de Pozzo, reprend les bagages.)
VLADIMIR.
Qu'est ce qu'il y a dans la
_
.
-
valise ?
Pozzo. - Du sable. (Il tire sur la corde.)
En avant ! (Lucky s'ébranle, Pozzo le suit.)
VLADIMIR. - Ne partez pas encore.
Pozzo (s'arrêtant). - Je pars.
1 26
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR.
Que faites-vous quand vous
-
tombez loin de tout secours ?
Pozzo .
Nous attendons de pouvoir nous
-
relever. Puis nous repartons.
VLADIMIR. - Avant de partir, dites-lui de
chanter.
Pozzo. - A qui ?
VLADIMIR.
A
-
Lucky.
Pozzo. - De chanter ?
VLADIMIR. - Oui. Ou de penser. Ou de réci-
ter.
Pozzo. - Mais il est muet.
VLADIMIR.
Muet !
-
Pozzo. - P arfaitement . Il ne peut même
pas gémir.
VLADIMIR.
Muet ! Depuis quand ?
-
Pozzo (soudain furieux).
Vous n'avez pas
-
fini de m'empoisonner avec vos histoires de
temps ? C'est insensé ! Quand ! Quand ! Un
jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux
autres il est devenu muet, un jour je suis devenu
aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un
jour nous sommes nés, un jour nous mourrons,
le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? (Plus posément.) Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant,
puis c'est la nuit à nouveau. (Il tire sur la corde.)
En avant !
Ils sortent. Vladimir les suit iusqu'à la limite
EN ATTENDANT GODOT
1 27
de la scène, les regarde s'éloigner. Un bruit de
chute, appuyé par la mimique de Vladimir,
annonce qu'ils sont tombés à nouveau. Silence.
Vladimir va vers Estragon qui dort, le contemple un moment, puis le réveille.
ESTRAGON (gestes affolés, paroles incohérentes.
Finalement). - Pourquoi tu ne me laisses jamais
dormir ?
VLADIMIR. - Je me sentais seul.
EsTRAGON. - Je rêvais que j'étais heureux.
VLADIMIR. - Ça a fait passer le temps.
EsTRAGON. - Je rêvais que ...
VLADIMIR. - Tais-toi ! (Silence.) Je me
demande s'il est vraiment aveugle.
EsTRAGON. - Qui ?
VLADIMIR. - Un vrai aveugle dirait-il qu'il
n'a pas la notion du temps ?
EsTRAGON. - Qui ?
VLADIMIR. - Pozzo.
EsTRAGON. - Il est aveugle ?
VLADIMIR. - Il nous l'a dit.
ESTRAGON. - Et alors ?
VLADIMIR. - Il m'a semblé qu'il nous voyait.
ESTRAGON. - Tu ras rêvé. (Un temps.)
Allons-nous-en. On ne peut pas. C'est vrai. (Un
temps.) Tu es sûr que ce n'était pas lui ?
VLADIMIR. - Qui ?
EsTRAGON. - Godot ?
VLADIMIR. - Mais qui ?
EsTRAGON. - Pozzo.
1 28
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMIR.
Mais non ! Mais non ! (Un
-
temps.) Mais non.
EsTRAGON.
Je vais quand même me
-
lever.
(Se lève péniblement.) Aïe !
VLADIMIR.
Je ne sais plus quoi penser.
-
EsTRAGON.
Mes pieds ! (Il se rassied, essaie
-
de se déchausser.) Aide-moi !
VLADIMIR.
Est-ce que j'ai dormi, pendant
-
que les autres souffraient ? Est-ce que je dors en
ce moment ? Demain, quand je croirai me réveiller, que dirai-je de cette j ournée ? Qu'avec Estragon mon ami, à cet endroit, jusqu'à la
tombée de la nuit, j'ai attendu Godot ? Que
Pozzo est passé, avec son porteur, et qu'il nous
a parlé ? Sans doute. Mais dans tout cela qu'y
aura-t-il de vrai ? (Estragon, s'étant acharné en
vain sur ses chaussures, s'est assoupi à nouveau Vladimir le regarde.) Lui ne saura rien.
.
Il parlera des coups qu'il a reçus et je lui donnerai une carotte. (Un temps.) A cheval sur une tombe et une naissance difficile. Du fond du
trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers.
On a le temps de vieillir. L'air est plein de nos
cris (Il écout ) Mais l'habitude est une grande
.
e.
sourdine. (Il regarde Estragon.) Moi aussi, un
autre me regarde, en se disant, Il dort, il ne sait
pas, qu'il dorme. (Un temps.) Je ne peux pas
continuer. (Un temps.) Qu'est-ce que j'ai dit ?
Il va et vient avec agitation, s'arrête finalement près de la coulisse gauche, regarde au loin.
EN ATTENDANT GODOT
1 29
Entre à droite le garçon de la veille. Il s'arrête.
Silence.
GARÇON.
Monsieur . . . (Vladimir se retour
-
ne.) Monsieur Albert . . .
VLADIMIR. - Reprenons
(Un temps. Au
.
garçon.) Tu ne me reconnais pas ?
GARÇON.
Non
--
monsieur.
VLADIMIR. - C'est toi qui es venu hier ?
GARÇON. - Non monsieur.
VLADIMIR.
C'est la premièr
-
e fois que tu
viens ?
GARÇON. - Oui , monsieur.
Silence.
VLADIMIR.
C'est de la part de monsieur
-
Godot ?
GARÇON.
Oui, monsieur.
-
VLADIMIR. - Il ne viendra pas ce soir.
GARÇON. - Non, monsieur.
VLADIMIR. - Mais il viendra demain.
GARÇON.
Oui , monsi
-
eur.
VLADIMIR.
Sûrement.
-
GARÇON.
Oui) monsieur.
-
Silence.
VLADIMIR.
Est-ce que tu as rencontré quel
-
qu'un ?
GARÇON.
Non monsieur
-
.
VLADIMIR.
Deux autres (il hésite) . hom
-
. .
mes.
GARÇON. - Je n'ai vu personne, monsieur.
Silence.
1 30
EN ATTENDANT GODOT
VLADIMI R. - Qu'est-ce qu'il fait, monsieur
Godot ? (Un temps.) Tu entends ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Et alors ?
GARÇON. - Il ne fait rien, monsieur. Silence.
VLADIMIR. - Comment va ton frère ?
GARÇON. - Il est malade, monsieur.
VLADIMIR. - C'est peut-être lui qui est venu
hier.
GARÇON. - Je ne sais pas, monsieur. Silence.
VLADIMIR. - Il a une barbe, monsieur
Godot ?
GARÇON. - Oui monsieur.
VLADIMIR. - Blonde ou... (il hésite) ... ou
noire ?
GARÇON (hésitant). - Je crois qu'elle est
blanche, monsieur.
Silence.
VLADIMIR. - Miséricorde.
Silence.
GARÇON. - Qu'est-ce que je dois dire à monsieur Godot, monsieur ?
VLADIMIR. - Tu lui diras - (il s'interrompt)
tu lui diras que tu m as vu et que
(il
-
'
-
réfléchit)
que tu m'as vu. (Un temps. Vla
-
dimir s'avance, le garçon recule, Vladimir s'arrête, le garçon s'arrête.) Dis, tu es bien sûr de
EN ATTENDANT GODOT
1 3 1
m'avoir vu, tu ne vas pas me dire demain que
tu ne m'as j amais vu ?
Silence. Vladimir fait un soudain bond en
avant, le garçon se sauve comme une flèche.
Silence. Le soleil se couche, la lune se lève.
Vladimir reste immobile. Estragon se réveille,
se déchausse, se lève, les chaussures à la main,
les dépose devant la rampe, va vers Vladimir, le
regarde.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu as ?
VLADIMIR. - Je n'ai rien.
ESTRAGON. - Moi je m'en vais.
VLADIMIR. - Moi aussi.
Silence.
ESTRAGON.
Il
-
Y avait longtemps que je
do rmais ?
VLADIMIR. - Je ne sais pas.
Silence.
ESTRAGON. - Où i rons-nous ?
VLADIMIR.
Pas loin.
-
ESTRAGON. - Si si, allons-nous-en loi n d'ici !
VLADIMIR. - On ne peut pas.
ESTRAGON. - Pou rquoi ?
VLADIMIR. - Il faut r eveni r demain.
EsTRAGON. - Pou r quoi faire ?
VLADIMI R.
Attendre Go do t.
-
ESTRAGON. - C'est v rai. (Un temps.) Il n'est
pas venu ?
VLADIMIR.
Non.
-
1 32
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON.
Et maintenant
-
il est trop tard.
VLADIMIR. - Oui, c'est la nuit.
ESTRAGON. - Et si on le laissait tomber ?
(Un temps.) Si on le laissait tomber ?
VLADIl'lIiR. - Il nous punirait. (Silence. Il
regarde l'arbre.) Seul 1'arbre vit.
ESTRAGON (regardant l'arbre). - Qu'est-ce
que c'est ?
VLADIMIR. - C'est l'arbre.
ESTRAGON.
Non, mais quel genre ?
-
VLADIMIR. - Je ne sais pas. Un saule.
ESTRAGON. - Viens voir. (Il entraîne Vladi-
mir l'ers l'arbre. Ils s'immobilisent devant. Silence.) Et si on ,se pendait ?
VLADIMIR. - Avec quoi ?
ESTRAGON. - Tu n'as pas un bout de corde ?
VLADIMIR. - Non.
ESTRAGON.
Alors on ne peut pas.
-
VLADIMIR.
Allons-nous-en.
-
ESTRAGON. - Attends, il y a ma ceinture.
VLADIMIR. - C'est trop court.
ESTRAGON. - Tu tireras sur mes j ambes.
VLADIMIR. - Et qui tirera sur les miennes ?
ESTRAGON.
C'est vrai.
--
VLADIMIR.
Fais voir quand même. (Estra
-
gon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) A
la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide "
EsTRAGON. - On va voir. Tiens.
EN ATTENDANT GODOT
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Ils prennent chacun un bout de la corde et
tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.
VLADIMIR. - Elle ne vaut rien.
Silence.
ESTRAGON. - Tu dis qu'il faut revenir demain ?
VLADIMIR. - Oui.
ESTRAGON. - Alors on apportera une bonne
corde.
VLADIMIR. - C'est ça.
Silence.
ESTRAGON.
Didi.
-
VLADIMIR. - Oui.
ESTRAGON. - Je ne peux plus continuer
comme ça.
VLADIMIR. - On dit ça.
ESTRAGON. - Si on se quittait ? Ça irait
p,!ut-être mieux.
VLADIMIR. - On se pendra demain. ( Un
temps.) A moins que Godot ne vienne.
ESTRAGON. - Et s'il vient ?
VLADIMIR. - Nous serons sauvés.
Vladimir enlève son chapeau
celui
-
de
Lucky - regarde dedans. y passe la main. le
secoue, le remet.
ESTRAGON.
Alors, on
-
y va ?
VLADIMIR.
Relève ton pantalon.
-
ESTRAGON. - Comment ?
VLADIMIR.
Relève ton pantalon.
-
1 34
EN ATTENDANT GODOT
ESTRAGON.
Que j'enlève mon pantalon ?
-
VLADIMIR. - RE·lève ton pantalon .
ESTRAGON .
C'est
-
vrai.
Il relève son pantalon . Silence.
VLADIMIR. - Alors, on y va ?
ESTRAGON. - Allons-y. Ils ne bouge1lt pas.
RI DEAU
Samuel Beckett 0906- 1 989 ) est né à Dublin Etudes
.
au Trinit y College. En 1928- 1929, lecteur d'anglais à
l'Ecole normale supérieure, à Paris. En 1930, retour au
Trinit y College, comme lecteur de français . Instalé à
Paris depuis 1938, il commence à écrire ses œuvres en
français à partir de 1945.
Son roman Molloy paraît en 195 1, suivi l'année suivante d'En attendant Godot. Cette pièce, créée en 1953
à Paris dans une mise en scène de Roger Blin, sera
traduite et jouée ensuite dans le monde entier.
Samuel Beckett s'est vu attribuer en 1969 le prix
Nobel de littérature.