Le texte complet de En Attendant Godot

SAMUEL BECKEIT

En attendant Godot

LES ÉDITIONS DE MINlTIT

© 1952 by LES ÉDITIONS DE MINUIT

7, rue Bernard Palissy, 75006 Paris

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduir ..

intégralement ou partiellement le présent. ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centr", français d'exploitation du droit de copie,

20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

ISBN 2 7073 0148 5

Acte premier

Route à la campagne, avec arbre.

Soir.

Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever

sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en

ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose

en haletant, recommence. Même jeu.

Entre Vladimir.

EsTRAGON (renonçant à nouveau). - Rien à

faire.

VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les

jambes écartées). - Je c ommenc e à le croire.

(Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à c ette

pens ée, en me disant, Vlad imir, sois raisonnable.

tu n'as pas enc ore tout essayé. Et je repr enais

le c ombat. (Il se recueille, songeant au combat.

A Estragon.) - Alors, te revoilà, toi.

EsTRAGON. - Tu cr ois ?

VLADIMIR. - Je s uis c ontent de te revoir. Je

te croyais parti pour toujours.

EsTRAGON. - Moi aussi.

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EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Que faire pour fêter cette réu­

Dion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse.

(Il tend la main à Estragon.)

ESTRAGON (avec irritation). - Tout à l'heure,

tout à l'heure.

Silence.

VLADIMIR (froissé. froidement).

Peut-on

savoir où monsieur a passé la nuit?

EsTRAGON. - Dans un fossé.

VLADIMIR (épaté). - Un fossé! Où ça ?

ESTRAGON (sans geste). - Par là.

VLADIMIR. - Et on ne t'a pas battu?

ESTRAGON. - Si... Pas trop.

VLADIMIR. - Toujours les mêmes?

ESTRAGON. - Les mêmes ? Je ne sais pas.

Silence.

VLADIMIR. - Quand j'y pense ... depuis le

temps... je me demande. .. ce que tu serais devenu . .. sans moi... (Avec décision.) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il

est, pas d'erreur.

EsTRAGON (piqué au vif). - Et après?

VLADIMIR (accablé). - C'est trop pour un

seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un

autre côté, à quoi bon se décourager à présent,

voilà ce qu,e je me dis. TI fallait y penser il y a

une éternité, vers 1900.

EsTRAGON. - Assez. Aide-moi à enlever cette

saloperie.

EN ATTENDANT GODOT

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VLADIMIR. - La main dans la main on se

serait jeté en bas de la tour Eifel, parmi les

premiers. On portait beau alors. Maintenant il

est trop tard. On ne nous laisserait même pas

monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.)

Qu'est-ce que tu fais?

EsTRAGON. - Je me déchausse. Ça ne t'est

jamais arvé, à toi?

VLADIMIR. - Depuis le temps que je te dis

qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais

mieux de m'écouter.

EsTRAGON (faiblement). - Aide-moi !

VLADIMIR. - Tu as mal?

EsTRAGON. - Mal! TI me demande si j'ai

mal!

VLADIMIR (avec emportement). - TI n'y a

jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte

pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu

m'en dirais des nouvelles.

EsTRAGON. - Tu as eu mal?

VLADIMIR. - Mal! TI me demande si j'ai

eu mal!

EsTRAGON (pointant l'index). - Ce n'est pas

une raison pour ne pas te boutonner.

VLADIMIR (se penchant). - C'est vrai. (Il se

boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites

choses.

EsTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux que je

te dise, tu attends toujours le dernier moment.

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EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR (rêveusement). - Le dernier moment . .. (Il médite.) C'est long, mais ce sera bon.

Qui disait ça ?

EsTRAGON. - Tu ne veux pas m'aider?

VLADIMIR. - Des fois je me dis que ça vient

quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il

ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa

main, le secoue, le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps... (il cherche) ... épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça

alors! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin . . . (Estragon, au prix d'un suprême

effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde

dedans, y promène sa main, [a retourne, [a

secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé

quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à

nouveau dans sa chaussure, [es yeux vagues.) -

Alors?

EsTRAGON. - Rien.

VLADIMIR. - Fais voir.

EsTRAGON. - Il n'y a rien à voir.

VLADIMIR. - Essaie de la remettre.

ESTRAGON (ayant examiné son pied). - Je

vais le laisser respirer un peu.

VLADIMIR. - Voilà l'homme tout entier, s'en

prenant à sa chaussure alors que c'est son pied

le coupable. (Il enlève encore une fois son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue,

EN ATTENDANT GODOT

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tape dessus, souffle dedans, le remet.) Ça devient

inquiétant. (Silence. Estragon agite son pied, en

faisant jouer les orteils, afin que l'air y circule

mieux.) Un des larons fut sauvé. (Un temps.)

C'est un pourcentage honnête. (Un temps.)

Gogo ...

ESTRAGON. - Quoi?

VLADIMIR. - Si on se repentait ?

EsTRAGON. - De quoi?

VLADIMIR. - Eh bien ... (Il cherche.) On n'aurait pas besoin d'entrer dans les détails.

ESTRAGON. - D'être né?

Vladimir part d'un bon rire qu'il réprime aussitôt, en portant sa main au pubis, le visage crispé.

VLADIMIR. - On n'ose même plus rire.

EsTRAGON. - Tu parles d'une privation.

VLADIMIR. - Seulement sourire. (Son visage

se fend dans un sourire maximum qui se fige,

dure un bon moment, puis subitement s'éteint.)

Ce n'est pas la même chose. Enfin ... (Un temps.)

Gogo ...

ESTRAGON (agacé). - Qu'est-ce qu'Il y a?

VLADIMIR. - Tu as lu la Bible?

ESTRAGON. - La Bible ... (Il réfléchit.) J'ai dû

y jeter un coup d'œil.

VLADIMIR (étonne'). - A l'école sans Dieu ?

EsTRAGON. - Sais pas si elle était sans ou

avec.

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EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR.

Tu dois confondre avec la

Roquette.

EsTRAGON.

Possible. Je me rappelle les

cartes de la Terre sainte. En couleur. Très jolies.

La mer Morte était bleu pâle. J'avais soif rien

qu'en la regardant. Je me disais, c'est là que nous

irons passer notre lune de miel. Nous nagerons.

Nous serons heureux.

VLADIMIR. - Tu aurais dû être poète.

EsTRAGON. - Je l'ai été. (Geste vers ses haillons.) Ça ne se voit pas?

Silence.

VLADIMIR. - Qu'est-ce que je disais ... Comment va ton pied?

EsTRAGON. - Il enfle.

VLADIMIR. - Ah oui, j'y suis, cette histoire

de larrons. Tu t'en souviens?

EsTRAGON. - Non.

VLADIMIR. - Tu veux que je te la raconte?

EsTRAGON. - Non.

VLADIMIR. - Ça passera le temps. (Un

temps.) C'étaient deux voleurs, crucifiés en même

temps que le Sauveur. On ...

EsTRAGON. - Le quoi?

VLADIMIR. - Le Sauveur. Deux voleurs. On

dit que l'un fut sauvé et l'autre... (il cherche le

contraire de sauvé) ... damné.

EsTRAGON. - Sauvé de quoi?

VLADIMIR. - De l'enfer.

EsTRAGON. - Je m'en vais. (Il ne bouge pas.)

EN ATTENDANT GODOT

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VLADIMIR. - Et cependant ... (Un temps.)

Comment se fait-il que... Je ne t'ennuie pas,

j'espère?

EsTRAGON. - Je n'écoute pas.

VLADIMIR. - Comment se fait-il que des

quatre évangélistes un seul présente les faits de

cette façon? Ils étaient cependant là tous les

quatre - enfin, pas loin. Et un seul parle d'un

larron de sauvé. (Un temps.) Voyons, Gogo, il

faut me renvoyer la balle de temps en temps.

EsTRAGON. - J'écoute.

VLADIMIR. - Un sur quatre. Des trois autres,

deux n'en parlent pas du tout et le troisième

dit qu'ils l'ont engueulé tous les deux.

EsTRAGON. - Qui?

VLADIMIR. - Comment ?

EsTRAGON. - Je ne comprends rien ... (Un

temps.) Engueulé qui ?

VLADIMIR. - Le Sauveur.

ESTRAGON. - Pourquoi?

VLADIMIR. - Parce qu'il n'a pas voulu les

sauver.

EsTRAGON. - De l'enfer?

VLADIMIR. - Mais non, voyons! De la mort.

EsTRAGON. - Et alors?

VLADIMIR. - Alors ils ont Jû être damnés

tous les deux.

EsTRAGON. - Et après ?

VLADIMIR. - Mais l'autre dit qu'il y en a

eu un de sauvé.

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EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - Eh bien? Ils ne sont pas d'accord, un point c'est tout.

VLADIMIR. - Ils étaient là tous les quatre.

Et un seul parle d'un larron de sauvé. Pourquoi

le croire plutôt que les autres ?

EsTRAGON. - Qui le croit?

VLADIMIR. - Mais tout le monde. On ne

connaît que cette version-là.

EsTRAGON. - Les gens sont des cons.

Il se lève péniblement, va en boitillant vers

la coulisse gauche, s'arrête, regarde au loin, la

main en écran devant les yeux, se retourne, va

vers la coulisse droite, regarde au loin. Vladimir

le suit des yeux, puis va ramasser la chaussure,

regarde dedans, la lâche précipitamment.

VLADIMIR. - Pah! (Il crache par terre.)

Estragon revient au centre de la scène, regarde

vers le fond.

ESTRAGON. - Endroit délicieux. (Il se retourne, avance jusqu'à la rampe, regarde vers le public.) Aspects riants. (Il se tourne vers

Vladimir.) Allons-nous-en.

VLADIMIR. - On ne peut pas.

EsTRAGON. - Pourquoi ?

VLADIMIR. - On attend Godot.

EsTRAGON. - C'est vrai. (Un temps.) Tu es

sûr que c'est ici ?

VLADIMIR. - Quoi?

ESTRAGON. - Qu'il faut attendre.

EN ATTENDANT GODOT

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VLADIMIR. - Il a dit devant l'arbre. (Ils

regardent l'arbre.) Tu en vois d'autres?

EsTRAGON. - Qu'est-ce que c'est?

VLADIMIR. - On dirait un saule.

EsTRAGON. - Où sont les feuilles ?

VLADIMIR. - Il doit être mort.

EsTRAGON. - Finis les pleurs.

VLADIMIR. - A moins que ce ne soit pas

la saison.

EsTRAGON. - Ce ne serait pas plutôt un

arbrisseau ?

VLADIMIR. - Un arbuste.

EsTRAGON. -- Un arbrisseau.

VLADIMIR. - Un - (Il se reprend). Qu'est-ce

que tu veux insinuer? Qu'on s'est trompé d'endroit?

ESTRAGON. - Il devrait être là.

VLADIMIR. - Il n'a pas dit fenne qu'il vien-

drait.

EsTRAGON. - Et s'il ne vient pas?

VLADIMIR. - Nous reviendrons demain.

EsTRAGON. - Et puis après-demain.

VLADIMIR. - Peut-être.

EsTRAGON. - Et ainsi de suite.

VLADIMIR. - C'est-à-dire ...

EsTRAGON. - Jusqu'à ce qu'il vienne.

VLADIMIR. - Tu es impitoyable.

EsTRAGON. - Nous sommes déjà venus hier.

VLADIMIR. - Ah non, là tu te goures.

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EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - Qu'est-ce que nous avons fait

hier?

VLADIMIR. - Ce que nous avons fait hier?

ESTRAGON. - Oui.

VLADIMIR. - Ma foL.. (Se fâchant.) Pour

jeter le doute, à toi le pompon.

ESTRAGON. - Pour moi, nous étions ici.

VLADIMIR (regard circulaire). - L'endroit te

semble familier?

ESTRAGON. - Je ne dis pas ça.

VLADIMIR. - Alors?

ESTRAGON. - Ça n'empêche pas.

VLADIMIR. - Tout de même ... cet arbre ...

(se tournant vers le public) ... cette tourbière.

EsTRAGON. - Tu es sûr que c'était ce soir?

VLADIMIR. - Quoi?

ESTRAGON. - Qu'il fallait attendre?

VLADIMIR. - Il a dit samedi. (Un temps.) Il

me semble.

ESTRAGON. - Après le turbin.

VLADIMIR. - J'ai dû le ' noter. (Il fouille dans

ses poches, archibondées de saletés de toutes

sortes.)

ESTRAGON. - Mais quel samedi? Et sommesnous samedi? Ne serait-on pas plutôt dimanche? Ou lundi? Ou vendredi?

VLADIMIR (regardant avec affolement autour

de lui, comme si la date était inscrite dans le

paysage). - Ce n'est pas possible.

ESTRAGON. - Ou jeudi.

EN ATTENDANT GODOT

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VLADIMIR. - Comment faire?

EsTRAGON. - S'il s'est dérangé pour rien

hier soir, tu penses bien qu'il ne viendra pas

aujourd'hui.

VLADIMIR. - Mais tu dis que nous sommes

venus hier soir.

EsTRAGON. - Je peux me tromper. (Un

temps.) Taisons-nous un peu, tu veux ?

VLADIMIR (faiblement). - Je veux bien.

(Estragon se rassied. Vladimir arpente la scène

avec agitation, s'arrête de temps en temps pour

scruter l'horizon. Estragon s'endort. Vladimir

s'arrête

devant Estragon.) Gogo... (Silence.)

Gogo ... (Silence.) GoGO!

Estragon se réveille en sursaut.

EsTRAGON (rendu à toute l'horreur de sa

situation). - Je dormais. (Avec reproche.) Pourquoi tu ne me laisses jamais dormir?

VLADIMIR. - Je me sentais seul.

EsTRAGON. - J'ai fait un rêve.

VLADIMIR. - Ne le raconte pas!

EsTRAGON. - Je rêvais que ...

VLADIMIR. - NE LE RACONTE PAS!

ESTRAGON (geste vers l'univers). - Celui-ci

te suffit? (Silence.) Tu n'es pas gentil, Didi.

A qui veux tu que je raconte mes cauchemars

privés, sinon à toi?

VLADIMIR. - Qu'ils restent privés. Tu sais

bien que je ne supporte pas ça.

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EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON Uroidement). - Il Y a des moments

où je me demande si on ne ferait pas mieux de

se quitter.

VLADIMIR. - Tu n'irais pas loin.

EsTRAGON. - Ce serait là, en effet, un grave

inconvénient. (Un temps.) N'est-ce pas, Didi,

que ce serait là un grave inconvénient? (Un

temps.) Etant donné la beauté du chemin. (Un

temps.) Et la bonté des voyageurs. (Un temps.

Câlin.) N'est-ce pas, Didi ?

VLADIMIR. - Du calme.

EsTRAGON (avec volupte').

(Rêveusement). Les Anglais disent câââm. Ce

sont des gens câââms. (Un temps.) Tu connais

l'histoire de l'Anglais au bordel ?

VLADIMIR. - Oui.

EsTRAGON. - Raconte-la-moi.

VLADIMIR. - Assez.

EsTRAGON. - Un Anglais s'étant enivré se

rend au bordel. La sous-maîtresse lui demande

s'il désire une blonde, une brune ou une rousse.

Continue.

VLADIMIR. - ASSEZ!

Vladimir sort. Estragon se lève et le suit

jusqu'à la limite de la scène. Mimique d'Estragon, analogue à celle qu'arrachent au spectateur les ·efforts du pugiliste. Vladimir revient, passe

devant Estragon, traverse la scène, les yeux baissés. Estragon fait quelques pas vers lui, s'arrête.

EsTRAGON (avec douceur). - Tu voulais me

EN ATTENDANT GODOT

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parler? (Vladimir ne répond pas. Estragon fait

un pas en avant.) Tu avais quelque chose à me

dire? (Silence. Autre pas en avant.) Dis, Didi...

VLADIMIR (sans se retourner). - Je n'ai rien

à te dire.

EsTRAGON (pas en avant).

Tu es fâché?

-

(Silence. Pas en avant). Pardon! (Silence. Pas

en avant. Il lui touche l'épaule.) Voyons, Didi.

(Silence.) Donne ta main! (Vladimir se retourne.)

Embrasse-moi! (Vladimir se raidit.) Laisse-toi

faire! (Vladimir s'amollit. Ils s'embrassent.

Estragon recule.) Tu pues l'ail!

VLADIMIR.

C'est pour les reins. (Silence.

-

Estragon regarde l'arbre avec attention.) Qu'estce qu'on fait maintenant?

EsTRAGON.

On attend.

-

VLADIMIR.

Oui, mais en attendant?

-

EsTRAGON.

Si on se pendait?

-

VLADIMIR.

Ce serait un moyen de bander.

-

EsTRAGON (aguiche').

On bande?

-

VLADIMIR.

Avec tout ce qui s'ensuit. Là

-

où ça tombe il pousse des mandragores. C'est

pour ça qu'elles crient quand on les arrache.

Tu ne savais pas ça?

EsTRAGON.

Pendons-nous tout de suite.

-

VLADIMIR.

A une branche? (Ils s'appro­

-

chent de l'arbre et le regardent.) Je n'aurais pas

confiance.

EsTRAGON.

On peut toujours essayer.

-

VLADIMIR.

Essaie.

-

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EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON. -- Après toi.

VLADIMIR. - Mais non, toi d'abord.

ESTRAGON. - Pourquoi?

VLADIMIR. - Tu pèses moins lourd que moi.

ESTRAGON. - Justement.

VLADIMIR. - Je ne comprends pas.

ESTRAGON. - Mais réfléchis un peu, voyons.

Vladimir réfléchit.

VLADIMIR (finalement). - Je ne comprends

pas.

ESTRAGON. - Je vais t'expliquer. (Il réfléchit.) La branche ... la branche ... (Avec colère.) Mais essaie donc de comprendre !

VLADIMIR. - .Te ne compte plus que sur toi.

ESTRAGON (avec effort). - Gogo léger -

branche pas casser - Gogo mort. Didi lourd -

branche casser - Didi seul. (Un temps.) Tandis

que ... (Il cherche l'expression juste.)

VLADIMIR. - Je n'avais pas pensé à ça.

ESTRAGON (ayant trouvé). - Qui peut le

plus peut le moins.

VLADIMIR. - Mais est-ce que je pèse plus

lourd que toi ?

ESTRAGON. - C'est toi qui le dis. Moi je

n'en sais rien. Il y a une chance sur deux. Ou

presque.

VLADIMIR. - Alors, quoi faire?

ESTRAGON. - Ne faisons rien. C'est plus

prudent.

EN ATTENDANT GODOT

23

VLADIMIR.

Attendons

-

voir ce qu'il va nous

dire.

ESTRAGON. - Qui ?

VLADIMIR. - Godot.

EsTRAGON. - Voilà.

VLADIMIR.

Attendons

-

d'être fixés d'abord.

EsTRAGON.

D'un autre côté, on ferait

-

peut-être mieux de battre le fer avant qu'il soit

glacé.

VLADIMIR.

Je suis curieux

-

de savoir ce

qu'il va nous dire. Ça ne nous engage à rien.

ESTRAGON.

Qu'est-ce

-

qu'on lui a demandé

au juste?

VLADIMIR. - Tu n'étais pas là?

ESTRAGON.

Je n'ai pas fait attention.

-

VLADIMIR.

Eh

-

bien ... Rien de bien précis.

ESTRAGON. - Une sorte de prière.

VLADIMIR. - Voilà.

ESTRAGON. - Une vague supplique.

VLADIMIR. - Si tu veux.

ESTRAGON. - Et qu'a-t-il répondu?

VLADIMIR.

Qu'il verrait.

-

ESTRAGON.

Qu'il ne pouvait rien pro-

-

mettre.

VLADIMIR. - Qu'il lui fallait réfléchir.

EsTRAGON. - A tête reposée.

VLADIMIR.

Consulter sa famille.

-

EsTRAGON.

Ses amis.

-

VLADIMIR. - Ses agents.

EsTRAGON. - Ses correspondants.

24

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Ses registres.

EsTRAGON.

Son compte en banque.

-

VLADIMIR.

Avant de se prononcer.

-

EsTRAGON.

C'est normal.

-

VLADIMIR. - N'est-ce pas?

ESTRAGON. - Il me semble.

VLADIMIR. - A moi aussi.

Repos.

EsTRAGON (inquiet). - Et nous?

VLADIMIR. - Plaît-il?

EsTRAGON. - Je dis, Et nous ?

VLADIMIR.

Je ne comprends pas.

-

ESTRAGON. - Quel est notre rôle là-dedans?

VLADIMIR. - Notre rôle?

ESTRAGON. - Prends ton temps.

VLADIMIR. - Notre rôle? Celui du suppliant.

EsTRAGON.

A ce point-là?

VLADIMIR. - Monsieur a des exigences à

faire valoir?

ESTRAGON. - On n'a plus de droits?

Rire de Vladimir, auquel il coupe court comme

au précédent. Même jeu, moins le sourire.

VLADIMIR.

Tu me ferais rire, si cela m'était

-

permis.

ESTRAGON. - Nous les avons perdus?

VLADIMIR (avec netteté).

Nous les avons

-

bazardés.

Silence. Ils demeurent immobiles, bras ballants, tête sur la poitrine, cassés aux genoux.

EN ATTENDANT GODOT

25

ESTRAGON (faiblement).

On n'est

-

pas liés?

(Un temps.) Hein?

VLADIMIR (levant la main). - Ecoute!

Ils écoutent, grotesquement figés.

ESTRAGON.

Je n'entends rien.

-

VLADIMIR. - Hsst! (Ils écoutent. Estragon

perd l'équilibre, manque de tomber. Il s'agrippe,

au bras de Vladimir qui chancelle. Ils écoutent,

tassés l'un contre l'autre, les yeux dans les yeux.)

Moi non plus.

Soupirs de soulagement. Détente. Ils s'éloignent

l'un de l'autre.

ESTRAGON. - Tu m'as fait peur.

VLADIMIR. - J'ai cru que c'était lui.

ESTRAGON. - Qui?

VLADIMIR. - Godot.

ESTRAGON. - Pah ! Le vent dans les roseaux.

VLADIMIR. - J'aurais juré des cris.

ESTRAGON. - Et pourquoi crierait-il ?

VLADIMIR. - Après son cheval.

Silence.

ESTRAGON. - Allons-nous-en.

VLADIMIR. - Où? (Un temps_) Ce soir on

couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec,

le ventre plein, sur la paille. Ça vaut la peine

qu'on attende. Non?

EsTRAGON. - Pas toute la nuit.

VLADIMIR.

Il fait encore jour.

-

Silence.

26

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON. - J'ai faim.

VLADIMIR. - Veux-tu une carotte?

EsTRAGON. - Il n'y a pa s a utre chose?

VLADIMIR. - Je dois avoir quelques navets.

EsTRAGON. - Donne-moi une carotte. (Vla-

dimir fouille dans ses poches, en retire un navet

et le donne à Estragon.) Merci. (Il mord dedans.

Plaintivement.) C'est un navet!

VLADIMIR. - Oh pardon! j'aurais juré une

carotte. (Il fouille à nouveau dans ses poches,

n'y trouve que des navets.) Tout ça c'est des

na vets. (Il cherche toujours.) Tu as dû manger

la dernière. (Il cherche.) Attends, ça y est. (Il

sort enfin une carotte et la donne à Estragon.)

Voilà, mon cher. (Estragon l'essuie sur sa manche et commence à la manger.) Rends-moi le navet. (Estragon lui rend le navet.) Fais-la durer,

il rry en a plus.

EsTRAGON (tout en mâchant). - Je t'a i posé

une question.

VLADIMIR. - Ah.

EsTRAGON. - Est-ce que tu m'as répondu?

VLADIMIR. - Elle est bonne, ta carotte?

EsTRAGON. - Elle est sucrée.

VLADIMIR. - Tant mieux, tant mieux. (Un

temps.) Qu'est-ce que tu voulais savoir?

esTRAGON. - Je ne me rappelle plus. (Il

mâche.) C'est ça qui m'embête. (Il regarde la

carotte avec appréciation, la fait tourner en l'oir

du bout des doigts.) Délicieuse, ta carotte (Il

EN ATTENDANT GODOT

27

en suce méditativement le bout.) Attends, ça me

revient. (Il arrache une bouchée.)

VLADIMIR. - Alors?

EsTRAGON (la bouche pleine, distraitement). -

On n'est p as lié s ?

VLADIMIR. - Je n'entends rien.

ESTRAGON (mâche, avale). - Je demande si

on est liés.

VLADIMIR. - Liés?

EsTRAGON. - Li-és.

VLADIMIR. - Comment, liés?

EsTRAGON. - Pieds et p oings.

VLADIMIR. - Mais à qui? Par qui?

EsTRAGON. - A ton b onhomm e.

VLADIMIR. - A Godot? Liés à Godot?

Quelle idée? Jamais de la vie! (Un temps.)

Pas encore. (Il ne fait pas la liaison.)

EsTRAGON. - Il s'appelle Godot?

VLADIMIR. - Je crois.

EsTRAGON. - Tiens! (Il soulève le restant de

carotte par le bout de fane et le fait tourner

devant ses yeux.) C'est curieux, plus on va, moins

c'est bon.

VLADIMIR. - Pour moi c'est le contraire.

EsTRAGON. - C'est-à-dire?

VLADIMIR. - Je me fais au goût au fur et à

mesure.

EsTRAGON (ayant longuement réfléchI).

C'est ça, le contraire?

VLADIMIR. - Question de tempérament.

28

EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - De caractère.

VLADIMIR. - On n'y peut rien.

ESTRAGON.

On a beau se

-

démener.

VLADIMIR. - On reste ce qu'on est.

ESTRAGON. - On a beau se tortiller.

VLADIMIR.

Le

-

fond ne change pas.

ESTRAGON. - Rien à faire. (Il tend le restant

de carotte à Vladimir.) Veux-tu la finir?

Un cr; terrible retentit, tout proche. Estragon

lâche la carotte. Ils se figent, puis se précipitent

vers la coulisse Estragon s'arrête

.

à mi-chemin,

retourne sur ses pas, ramasse la carotte, la fourre

dans sa poche, s'élance vers Vladimir qui l'attend, s'arrête à nouveau, retourne sur ses pas, ramasse sa chaussure puis court rejoindre

,

Vladimir. Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la menace, ils attendent.

Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celuici au moyen d une corde passée autour du cou,

'

de sorte qu'on ne voit d'abord que LllCky suivi

de la corde, assez longue pour qu'il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse. Lucky porte une lourde valise, un siège pliant, un panier à provisions et un

manteau (sur le bras); Pozzo un fouet.

POZZO (en coulisse). - Plus vite! (Bruit de

fouet. Pozzo paraît. Ils traversent la scène.

Lucky passe devant Vladimir et Estragon et sort.

Pozzo, ayant vu Vladimir et Estragon, s'arrête.

La corde se tend. Pozzo tire violemment dessus.)

EN ATTENDANT GODOT

29

Arrière! (Bruit de chute. C'est Lucky qui tombe

avec tout son chargement. Vladimir et Estragon

le regardent, partagés entre l'envie d'aller à son

secours et la peur de se mêler de ce qui ne les

regarde pas. Vladimir fait un pas vers Lucky,

Estragon le retient par la manche.)

VLADIMIR. - Lâche-moi!

EsTRAGON. - Reste tranquille.

Pozzo. - Attention! Il est méchant. (Estragon et Vladimir le regardent.) Avec les étrangers.

EsTRAGON (bas). - C'est lui?

VLADIMIR. - Qui?

ESTRAGON. - Voyons ..

.

VLADIMIR. - Godot?

EsTRAGON. - Voilà.

Pozzo. - Je me présente

Pozzo.

VLADIMIR. - Mais non.

EsTRAGON. - Il a dit Godot.

VLADIMIR. - Mais non.

ESTRAGON (à Pozzo). - Vous n'êtes pas

monsieur Godot, monsielij."?

Pozzo (d une voix terrible). - Je suis

'

Pozzo!

(Silence.) Ce nom ne vous dit rien? (Silence.)

Je vous demande si ce nom ne vous dit rien?

Vladimir et Estragon s'interrogent du regard.

EsTRAGON (faisant semblant de chercher). -

Bazza... Bazza ...

VLADIMIR (de même).

Pozzo ..

-

.

Pozzo. - PpPozzo !

30

EN ATTENDANT GODOT

esTRAGON. - Ah! Pozzo ... voyons ... Pozzo ...

VLADIMIR. - C'est Pozzo ou Bozzo?

EsTRAGON. - Pozzo... non, je ne vois pas.

VLADIMIR (conciliant). - J'ai connu une

famille Gozzo. La mère brodait au tambour.

Pozzo avance, menaçant.

EsTRAGON (vivement). - Nous ne sommes

pas d'ici, monsieur.

POZZO (s'arrêtant). - Vous êtes bien des êtres

humains cependant. (Il met ses lunettes.) A ce

que je vois. (Il enlève ses lunettes.) De la même

espèce que moi. (Il éclate d'un rire énorme.)

De la même espèce que POZZO! D'origine divine!

VLADIMIR. - C'est-à-dire ...

Pozzo (tranchant). - Qui est Godot?

EsTRAGON. - Godot?

Pozzo. - Vous m'avez pris pour Godot.

VLADIMIR. - Oh non, monsieur, pas un seul

instant, monsieur.

Pozzo. - Qui est-ce?

VLADIMIR. - Eh bien, c'est un ... c'est une

connaissance.

EsTRAGON. - Mais non, voyons, on le connaît à peine.

VLADIMIR. - Evidemment ... on ne le connaît pas très bien ... mais tout de même ...

EsTRAGON. - Pour ma part je ne le reconnaîtrais même pas.

Pozzo. - Vous m'avez pris pour lui.

EsTRAGON. - C'est-à-dire ... l'obscurité .. . la

EN ATTENDANT GODOT

31

fatigue . . . la faiblesse ... l'attente ... j'avoue ... j'ai

cru... un instant. ..

VLADIMIR. - Ne l'écoutez pas, monsieur, ne

l'écoutez pas !

Pozzo. - L'attente? Vous l'attendiez donc?

VLADIMIR. - C'est-à-dire ...

Pozzo. - Ici ? Sur mes terres?

VLADIMIR. - On ne pensait pas à mal.

EsTRAGON. - C'était dans une bonne inten-

tion.

POZZO. - La route est à tout le monde.

VLADIMIR. - C'est ce qu'on se disait.

Pozzo. - C'est une honte, mais c'est ainsi.

EsTRAGON. - On n'y peut rien.

POZZO (d'un geste large). - Ne parlons plus

de ça. (Il tire sur la corde.) Debout ! (Un temps.)

Chaque fois qu'il tombe il s'endort. (Il tire sur

la corde.) Debout, charogne! (Bruit de Lucky

qui se relève et ramasse ses affaires. Pozzo tire

sur la corde.) Arrière ! (Lucky entre à reculons.)

Arêt ! (Lucky s'arrête.) Tourne ! (Lucky se

retourne. A Vladimir et Estragon, affablement.)

Mes amis, je suis heureux de vous avoir rencontrés. (Devant leur expression incrédule.) Mais oui, sincèrement heureux. (Il tire sur la corde.)

Plus près ! (Lucky avance.) Arrêt ! (Lucky s'arrête. A Vladimir et Estragon.) Voyez-vous, la route est longue quand on chemine tout seul

pendant... (il regarde sa montre) ... pendant (il

calcule) ... six heures, oui, c'est bien ça, six heures

32

EN ATTENDANT GODOT

à la file, sans rencontrer âme qui vive. (A Lucky.)

Manteau ! (Lucky dépose la valise, avance,

donne le manteau, recule, reprend la valise.)

Tiens ça. (Pozzo lui tend le fouet, Lucky avance

et, n'ayant plus de mains, se penche et prend

le fouet entre ses dents, puis recule. Pozzo commence à mettre son manteau, s'arrête.) Manteau ! (Lucky dépose tout, avance, aide Pozzo à mettre son manteau, recule, reprend tout.)

Le fond de l'air est frais. (Il finit de boutonner

son manteau, se penche, s'inspecte, se relève.)

Fouet! (Lucky avance, se penche, Pozzo lui

arrache le fouet de la bouche, Lucky recule.)

Voyez-vous, mes amis, je ne peux me passer

ongtemps de la société de mes semblables, (il

"egarde les deux semblables) même quand ils

ne me ressemblent qu'imparfaitement. (A Lucky.)

Pliant! (Lucky dépose valise et panier, avance,

ouvre le pliant, le pose par terre, recule, reprend

valise et panier. Pozzo regarde le pliant.) Plus

près ! (Lucky dépose valise et panier, avance,

déplace le pliant, recule, reprend valise et panier.

Pozzo s'assied, pose le bout de son fouet contre

la poitrine de Lucky et pousse.) Arrière ! (Lucky

recule.) Encore. (Lucky recule encore.) Arrêt!

(Lucky s'arrête. A Vladimir et Estragon.) C'est

pourquoi, avec votre permission, je m'en vais

rester un moment auprès de vous, avant de

m'aventurer plus avant. (A Lucky.) Panier!

(Luckyavance, donne le panier, recule.) Le grand

EN ATTENDANT GODOT

33

air, ça creuse. (Il ouvre le panier, en retire un

morceau de poulet, un morceau de pain et une

bouteille de vin. A Lucky.) Panier! (Lucky

avance, prend le panier, recule, s'immobilise.)

Plus loin! (Lucky recule.) Là ! (Lucky s'arrête.)

li pue. (Il boit une rasade à même le goulot.)

A la bonne nôtre. (Il dépose la bouteile et se

met à manger.)

Silence. Estragon et Vladimir, s'enhardissant

peu à peu, tournent autour de Lucky, l'inspectent sur toutes les coutures. Pozzo mord dans son poulet avec voracité, jette les os après les

avoir sucés. Lucky ploie lentement, jusqu'à ce

que la valise frôle le sol, se redresse brusquement, recommence à ployer. Rythme de celui qui dort debout.

EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'il a?

VLADIMIR. - Il a l'air fa tigué.

EsTRAGON. - Po urquo i ne dépose-t-il pas

ses ba ga ges ?

VLADIMIR. - Est-ce que je sais? (Ils le ser-

rent de plus près.) Attention !

EsTRAGON. - Si on lui parlait ?

VLADIMIR. - Re garde -mo i ça!

EsTRAGON. - Qu oi ?

VLADIMIR (indiquant). - Le co u.

ESTRAGON (regardant le cou). - Je ne vo is

rien.

VLADIMIR. - Mets-toi ici.

Estragon se met à la place de Vladimir.

34

EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON.

E n e ffe t.

-

VLADIMIR. - A vif.

ESTRAGON. - C'est la cord e.

VLADIMIR.

A f orce de fr ot te r.

-

EsTRAGON. - Qu'est-ce qu e t u veu x.

VLADIMIR. - C'est l e nœud.

EsTRAGON. - C'es t fa tal.

Ils reprennent leur inspection, s'arrêtent au

visage.

VLADIMIR. - TI n 'es t pa s ma l.

EsTRAGON (levant les épaules, faisant la moue).

- Tu trouve s?

VLADIMIR. - Un peu efféminé.

EsTRAGON. - TI bav e.

VLADIMIR. - C' est f orcé.

ESTRAGON.

Il écum e.

-

VLADIMIR.

C'est peut- êtr e un i di ot.

-

ESTRAGON.

Un cré ti n.

-

VLADIMIR (avançant la tête).

On dirait un

-

g oit re.

EsTRAGON (même jeu). - Ce n'est pas sûr .

VLADIMIR. - Il hal ète.

ESTRAGON. - C'est n orma l.

VLADIMIR.

Et ses yeux!

-

EsTRAGON. - Qu'es t-ce qu 'il s ont?

VLADIMIR. - Ils s ort ent.

EsTRAGON.

P our m oi, il est en tr ai n de

-

cr eve r.

VLADIMIR. - C e n 'est pas s ûr. (Un temps.)

Pose- lui un e questi on.

EN ATTENDANT GODOT

35

EsTRAGON. - Tu crois?

VLADIMIR. - Qu'est-ce qu'on risque?

EsTRAGON (timidement). - Monsieur ...

VLADIMIR. - Plus fort.

EsTRAGON (plus fort). -- Monsieur ...

Pozzo. - Foutez-lui la paix! (Ils se tournent

vers Pozzo qui, ayant fini de manger, s'essuie

la bouche du revers de la main.) Vous ne voyez

pas qu'il veut se reposer? (Il sort sa pipe et

commence à la bourrer. Estragon remarque les

os de poulet par terre, les fixe avec avidité. Pozzo

frotte une allumette et commence à allumer sa

pipe.) Panier! (Lucky ne bougeant pas, Pozzo

jette l'allumette avec emportement et tire sur

la corde.) Panier! (Lucky manque de tomber,

revient à lui, avance, met la bouteille dans le

panier, retourne à sa place, reprend son attitude.

Estragon fixe les os, Pozzo frotte une seconde

allumette et allume sa pipe.) Que voulez-vous,

ce n'est pas son travail. (Il aspire une bouffée,

allonge les jambes.) Ah! ça va mieux.

EsTRAGON (timidement). - Monsieur ...

Pozzo. - Qu'est-ce que c'est, mon brave?

ESTRAGON. - Heu... vous ne mangez pas ...

heu... vous n'avez plus besoin... des os .. . monsieur ?

VLADIMIR (outré). - Tu ne pouvais pas

attendre?

POZZO. - Mais non, mais non, c'est tout

naturel. Si j'ai besoin des os? (Il les remue du

3 6

EN ATTENDANT GODOT

bout de son fouet.) Non, personnellement je

n'en ai plus besoin. (Estragon fait un pas vers

les os.) Mais .. . (Estragon s'arrête) mais en principe les os reviennent au porteur. C'est donc à lui qu'il faut demander. (Estragon se tourne vers

Lucky, hésite.) Mais demandez-lui, demandez-lui,

n'ayez pas peur, il vous le dira.

Estragon va vers Lucky, s'arrête devant lui.

ESTRAGON. - Monsieur .. . pardon, monsieur ...

Lucky ne réagit pas. Pozzo fait claquer son

fouet. Lucky relève la tête.

Pozzo. - On te parle, porc. Réponds. (A

Estragon.) Allez-y.

ESTRAPON. - Pardon, monsieur, les os, vous

les voulez ?

Lucky regarde Estragon longuement.

Pozzo (aux anges). - Monsieur ! (Lucky

baisse la tête). Réponds ! Tu les veux ou tu ne

les veux pas ? (Silence de Lucky. A Estragon.)

Ils sont à vous. (Estragon se jette sur les os, les

ramasse et commence à les ronger.) C'est pourtant bizarre. C'est bien la première fois qu'il me refuse un os. (lI regarde Lucky avec inquiétude.)

J'espère qu'il ne va pas me faire la blague de

tomber malade. (Il tire sur sa pipe.)

VLADIMIR (éclatant). - C'est une honte !

Silence . Estragon , stupéfait, s'arrête de ronger, re[?arde Vladimir et Pozzo tour à tour. Pozzo très calme. Vladimir de plus en plus gêné.

EN ATTENDANT GODOT

37

Pozzo (à Vladimir). - Faites-vous allusion

à quelque chose de particulier 1

VLADIMIR (résolu et bafouillant). - Traiter

un homme (geste vers Lucky) de cette façon ...

je trouve ça ... un être humain . . . non ... c'est une

honte !

ESTRAGON (ne voulant pas être en reste). -

Un scandale ! (Il se remet à ronger.)

Pozzo. - Vous êtes sévères. (A Vladimir).

Quel âge avez-vous, sans indiscrétion ? (Silence.)

Soixante 1 ... Soixante-dix 1 ... (A Estragon.) Quel

âge peut-il bien avoir 1

ESTRAGON. - Demandez-lui.

Pozzo. - Je suis indiscret. (Il vide sa pipe

en la tapant contre son fouet, se lève.) Je vais

vous quitter. Merci de m'avoir tenu compagnie.

(Il réfléchit.) A moins que je ne fume encore

une pipe avec vous. Qu'en dites-vous ? (Ils n'en

disent rien .) Oh, je ne suis qu'un petit fumeur,

un tout petit fumeur, il n'est pas dans mes habitudes de fumer deux pipes coup sur coup, ça (il porte sa main au cœur) fait battre mon cœur.

( Un temps.) C'est la nicotine, on en absorbe,

malgré ses précautions. (Il soupire.) Que voulezvous. (Silence.) Mais peut-être que vous n'êtes pas des fumeurs. Si ? Non ? Enfin, c'est un détail.

(Silence.) Mais comment me rasseoir maintenant

avec naturel, maintenant que je me suis mis

debout ? Sans avoir l'air de - comment dire -

de flécbir ? (A Vladimir.) Vous dites? (Silence.)

3 8

E N ATTENDANT GODOT

Peut-être n'avez-vous rien dit? (Silence.) C'est

sans importance. Voyons ... (Il réfléchit.)

EsTRAGON. - Ah ! Ça va mieux. (11 jette

les os.)

VLADIMIR. - Partons.

EsTRAGON. - Déjà?

Pozzo. - Un instant ! (Il tire sur la corde.)

Pliant ! (II montre avec son fouet. Lucky déplace

le pliant.) Encore ! Là ! (Il se rassied. Lucky

recule, reprend valise et panier.) Me voilà réinstallé ! (Il commence à bourrer sa pipe.) VLADIMIR. - Partons.

POZZO. - J'espère que ce n'est pas moi qui

vous chasse ? Restez encore un peu, vous ne le

regretterez pas.

EsTRAGON (flairant l'aumône). - Nous avons

le temps.

POZZO (ayant allumé sa pipe). - La deuxième

est toujours moins bonne (il enlève la pipe de

sa bouche, la contemple) que la première, je veux

dire. (Il remet la pipe dans sa bouche.) Mais elle

est bonne quand même.

VLADIMIR. - Je m'en vais.

POZZO. - Il ne peut plus supporter ma présence. Je suis sans doute peu humain, mais est-ce une raison ? (A Vladimir.) Réfléchissez, avant de

commettre une imprudence. Mettons que vous

partiez maintenant, pendant qu'il fait encore jour,

car malgré tout il fait encore jour. (Tous les

trois regardent le ciel.) Bon. Que devient en ce

EN ATTENDANT GODOT

39

cas - (il ôte sa pipe de la bouche, la regarde)

je suis éteint

(il rallume sa pipe) - en ce

-

--

cas... en ce cas.. . que devient en ce cas votre

rendez-vous avec ce ... Godet ... Godot. .. Godin ...

(silence) . . enfin vous voyez qui je veux dire,

.

dont votre avenir dépend (silence) . enfin votre

. .

avenir immédiat.

EsTRAGON.

Il

-

a raison.

VLADIMIR.

Comment le saviez-vous ?

-

Pozzo. - Voilà qu'il m'adresse à nouveau la

parole ! Nous finirons par nous prendre en affection.

EsTRAGON.

Pourquoi ne dépose-t-il pas ses

-

bagages ?

POZZO. - Moi aussi je serais heureux de le

rencontrer. Plus je rencontre de gens, plus je

suis heureux. Avec la moindre créature on s'instruit, on s'enrichit, on goûte mieux son bonheur.

Vous-mêmes (il les regarde attentivement l'un

après l'autre, afin qu'ils se sachent visés tous les

deux) vous-mêmes, qui sait, vous m'aurez peut­

être apporté quelque chose.

EsTRAGON. - Pourquoi ne dépose-t-il pas ses

bagages ?

POZZO. - Mais ça m'étonnerait.

VLADIMIR. - On vous pose une question.

Pozzo (ravi).

Une question ? Qui ? La-

-

quelle ? (Silence.) Tout à l'heure vous me disiez

Monsieur, en tremblant. Maintenant vous me

posez des questions. Ça va mal finir.

40

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR (à Estragon).

Je crois qu'il

t'écoute.

EsTRAGON (qui s'est remis à tourner autour

de Lucky). - Quoi ?

VLADIMIR. - Tu peux lui demander maintenant. Il est alerté.

ESTRAGON.

Lui demander quoi ?

-

VLADIMIR. - Pourquoi il ne dépose pas ses

bagages.

ESTRAGON. - Je me le demande.

VLADIMIR. - Mais demande-lui, voyons.

Pozzo (qui a suivi ses échanges avec une

attention anxieuse, craignant que la question ne

se perde). - Vous me demandez pourquoi il ne

dépose pas ses bagages, comme vous dites ?

VLADIMIR. - Voilà.

POZZO (à Estragon). - Vous êtes bien d'accord ?

ESTRAGON (continuant à tourner autour de

Lucky). - Il souffle comme un phoque.

Pozzo. - Je vais vous répondre. (A Estragon .) Mais restez tranquille, je vous en supplie, vous me rendez nerveux.

VLADIMIR. - Viens ici.

ESTRAGON .

Qu'est-ce qu'il y a ?

-

VL ADIMIR.

Il va par

-

ler.

Imm obiles, l'un contre l'autre, ils attendent.

Pozzo.

C'est parfait. Tout le monde y est ?

-

Tout le monde me regarde ? (Il regarde Lucky,

tire sur la corde. Lucky lève la tête.) Regarde-

EN ATTENDANT GODOT

41

moi, porc ! (Lucky le regarde.) Parfait. (Il met

la pipe dans sa poche, sort un petit vaporisateur

et se vaporise la gorge, remet le vaporisateur

dans sa poche, se râcle la gorge, crache, ressort

le vaporisateur, se revaporise la gorge, remet le

vaporisateur dans sa poche.) Je suis prêt. Tout

le monde m'écoute ? (Il regarde Lucky, tire sur

la corde.) Avance ! (Lucky avance.) Là ! (Lucky

$'arrête.) Tout le monde est prêt ? (11 les regarde

tous les trois, Lucky en dernier, tire sur la corde.)

Alors quoi ? (Lucky lève la tête). Je n'aime pas

parler dans le vide. Bon. Voyons. (Il réfléchit.)

EsTRAGON. - Je m'en vais.

POZZO. - Qu'est-ce que vous m'avez demandé

au juste ?

VLADIMIR. - Pourquoi il ...

POZZO (avec colère). - Ne me coupez pas

la parole ! (Un temps. Plus calme.) Si nous parlons tous en même temps nous n'en sortirons jamais. (Un temps.) Qu'est-ce que je disais ?

(Un temps. Plus fort.) Qu'est-ce que je disais ?

Vladimir mime celui qui porte une lourde

charge. Pozzo le regarde sans comprendre.

EsTRAGON (avec force). - Bagages ! (Il pointe

son doigt vers Lucky.) Pourquoi ? Toujours

tenir. (Il fait celui qui ploie, en haletant.) Jamais

déposer. (Il ouvre les mains, se redresse avec soulagement.) Pourquoi ?

Pozzo. - J'y suis. Il falait me le dire plus

tôt. Pourquoi il ne se met pas à son. aise. Esayons

42

EN ATTENDANT GODOT

d'y voir clair. N'en a-t-il pas le droit ? Si. C'est

donc qu'il ne veut pas ? Voilà qui est raisonné.

Et pourquoi ne veut-il pas ? (Un temps.) Messieurs, je vais vous le dire.

VLADIMIR. - Attention !

POZZO. - C'est pour m'impressionner, pour

que je le garde.

EsTRAGON. - Comment ?

POZZO. - Je me suis peut-être mal exprimé .

n cherche à m'apitoyer, pour que je renonce à

me séparer de lui. Non, ce n'est pas tout à fait

ça. VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasser ?

Pozzo. - Il veut m'avoir, mais il ne m'aura

pas.

VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasser ?

Pozzo. - Il s'imagine qu'en le voyant bon

porteur je serai tenté de remployer à l'avenir

dans cette capacité.

ESTRAGON. - Vous n'en voulez plus ?

Pozzo. - En réalité il porte comme un porc.

Ce n'est pas son métier.

VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasser ?

Pozzo. - TI se figure qu'en le voyant infatigable je vais regretter ma décision. Tel est son misérable calcul. Comme si j'étais à court

d'hommes de peine ! (Tous les trois regardent

EN ATTENDANT GODOT

43

LucAy.) Atlas, fils de Jupiter ! (Silence.) Et voilà.

Je pense avoir répondu à votre question. En avezvous d'autres ? (Jeu du vaporisateur.) VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasr ?

Pozzo.

Remarquez que j'aurais pu

-

être à

sa place et lui à la mienne. Si le hasard ne s'y

était pas opposé. A chacun son dû.

VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasr ?

Pozzo. - Vous dites ?

VLADIMIR. - Vous voulez vous en débarrasr ?

Pozzo.

En e

Mais au lieu de le chas­

-

ffet.

ser, comme j'aurais pu, je veux dire au lieu de

le mettre tout simplement à la porte, à coups de

pied dans le cul, je l'emmène, telle est ma bonté,

au marché de Saint-Sauveur, où je compte bien

en tirer quelque chose. A vrai dire, chasr de

tels êtres, ce n'est pas possible. Pour bien faire,

il faudrait les tuer.

Lucky pleure.

EsTRAGON. - n pleure.

Pozzo. - Les vieux chiens ont plus de dignité.

(Il tend son mouchoir à Estragon.) Consolez-Ie,

puisque vous le plaignez. (Estragon hésite.) Prenez. (Estragon prend le mouchoir.) Esyez-lui les yeux. Comme ça il se sentira moins abandonné.

Estragon hésite toujoun.

44

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Donne, je le ferai, moi.

Estragon ne veut pas donner le mouchoir.

Gestes d'enfant.

POZZO. - Dépêchez-vous. Bientôt il ne pleurera plus. (Estragon s'approche de Lucky et se met en posture de lui essuyer les yeux. Lucky

lui décoche un violent coup de pied dans les

tibias. Estragon lâche le mouchoir, se jette en

arrière, fait le tour du plateau en boitant et en

hurlant de douleur.) Mouchoir. (Lucky dépose

valise et panier, ramasse le mouchoir, avance, le

donne à Pozzo, recule, reprend valise et panier.)

EsTRAGON. - Le salaud ! La vache ! (Il relève

son pantalon.) Il m'a estropié !

Pozzo. - Je vous avais dit qu'il n'aime pas

les étrangers.

VLADIMIR (à Estragon). - Fais voir. (Estragon lui montre sa jambe. A Pozzo, avec colère.) n saigne !

Pozzo. - C'est bon signe.

EsTRAGON (la jambe blessée en l'air). - Je ne

pourrai plus marcher !

VLADIMIR (tendrement). - Je te porterai. (Un

temps.) Le cas échéant.

Pozzo. - Il ne pleure plus. (A Estragon.)

Vous l'avez remplacé, en quelque sorte. (Rêveusement.) Les larmes du monde sont immuables.

Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part

un autre s'arête. Il en va de même du rire. (Il

rit.) Ne disons donc pas de mal de notre époque,

EN ATTENDANT GODOT

45

elle n'est pas plus malheureuse que les precedentes. (Silence.) N'en disons pas de bien non plus. (Silence.) N'en parlons pas. (Silence.) TI

est vrai que la population a augmenté.

VLADIMIR. - Essaie de marcher.

Estragon part en boitillant, s'arrête devant

Lucky et crache sur lui, puis va s'asseoir là où

il était assis au lever du rideau.

Pozzo. - Savez-vous qui m'a appris toutes

ces belles choses ? (Un temps. Dardant son doigt

vers Lucky.) Lui !

VLADIMIR (regardant le ciel). - La nuit ne

viendra-t-elle donc jamais ?

Pozzo. - Sans lui je n'aurais jamais pensé,

jamais senti, que des choses basses, ayant trait

à mon métier de - peu importe. La beauté, la

grâce, la vérité de première classe, je m'en savais

incapable. Alors j'ai pris un knouk.

VLADIMIR (malgré lui, cessant d'interroger le

ciel). - Un knouk ?

Pozzo. - TI y aura bientôt soixante ans que

ça dure... (il calcule mentalement) ... oui, bientôt

soixante. (Se redressant fièrement.) On ne me les

donnerait pas, n'est-ce pas ? (Vladimir regarde

Lucky). A côté de lui j'ai l'air d'un jeune homme,

non ? (Un temps. A Lucky.) Chapeau ! (Lucky

dépose le panier, enlève son chapeau. Une abondante chevelure blanche lui tombe autour du visage. Il met son chapeau sous le bras et reprend

le panier.) Maintenant, regardez. (Pozzo ôte son

46

EN ATTENDANT GODOT

chapeau (1). Il est complètement chauve. Il remet

son chapeau.) Vous avez vu ?

VLADIMIR.

Qu'est-ce que c'est, un knouk ?

-

Pozzo.

Vous n'êtes pas d'ici. Etes vous

-

-

seulement du siècle ? Autrefois on avait des

bouffons. Maintenant on a des knouks. Ceux qui

peuvent se le permettre.

VLADIMIR.

Et vous le chassez à présent ?

-

Un si vieux, un si fidèle serviteur ?

EsTRAGON.

Fumier !

-

Pozzo de plus en plus agité.

VLADIMIR.

Après en a

-

voir sucé la substance

vous le jetez comme un . .. (il cherche) . comme

. .

une peau de banane. A vouez que ...

Pozzo (gémissant, portant ses mains à sa

tête).

Je n'en peux plu

.

-

s . . . plus supporter .. ce

qu'il fait... pouvez pas savoir.. . c'est affreux . ..

faut qu'il s'en aille. . (il brandit les bras) . .. je

.

deviens fou (Il s'effondre, la tête dans les bras.)

. . .

Je n'en peux plus . . . peux plus . .

.

Silence. Tous regardent Pozzo. Lucky tres-

saille.

VLADIMIR.

Il n'en peut plus

-

.

ESTRAGON.

C'est affreux.

-

VLADIMIR.

II devient fou

-

.

EsTRAGON.

C'est

-

dégoûtant.

VLADIMIR (à Lucky).

Comment osez-vous ?

-

(1) Tous ces personnages portent le chapeau melon.

EN ATTENDANT GODOT

47

C'est honteux ! Un si bon maître ! Le faire souffrir ainsi ! Après tant d'années ! Vraiment !

Pozzo (sanglotant).

Autrefois ... il était gen­

-

til. .. il m'aidait... me distrayait... il me rendait

meilleur ... maintenant. .. il m'assassine ...

ESTRAGON (à Vladimir).

Est-ce qu'il

-

veut

le remplacer ?

VLADIMIR.

Comment ?

-

ESTRAGON. - Je n'ai pas compris s'il veut le

remplacer ou s'il n'en veut plus après lui.

VLADIMIR. - Je ne crois pas.

ESTRAGON.

Comment ?

-

VLADIMIR. - Je ne sais pas.

ESTRAGON. - Faut lui demander.

Pozzo (calmé).

Messieurs, je ne sais pas

-

ce qui m'est arrivé. Je vous demande pardon.

Oubliez tout ça. (De plus en plus maître de lui.)

Je ne sais plus très bien ce que j'ai dit, mais vous

pouvez être sûrs qu'il n'y avait pas un mot de

vrai là-dedans. (Se redresse, se frappe la poitrine.) Est-ce que j'ai l'air d'un homme qu'on fait souffrir, moi ? Voyons ! (Il fouille dans ses poches.) Qu'est-ce que j'ai fait de ma pipe ?

VLADIMIR.

Charmante soirée.

-

EsTRAGON. - Inoubliable.

VLADIMIR.

Et ce n'est pas fini.

-

EsTRAGON. - On dirait que non.

VLADIMIR. - Ça ne fait que commencer.

EsTRAGON.

C'est terrible.

-

VLADIMIR.

On se croirait au spectacle.

-

48

E N ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - Au cirque.

VLADIMIR.

Au music-hal.

--

EsTRAGON. - Au cirque.

Pozzo. -- Mais qu'ai-je donc fait de ma

bruyère !

EsTRAGON. - Il est marant ! Il a perdu sa

bouffarde ! (Rit bruyamment.)

VLADIMIR. - Je reviens. (Il se dirige vers la

coulisse.)

EsTRAGON.

Au fond du couloir, à gauche.

-

VLADIMIR.

Garde ma place. (Il sort.)

-

POZZO.

J'ai perdu mon Abdullah !

--

ESTRAGON (se tordant).

Il est tordant !

-

POZZO (levant la tête).

Vous n'auriez pas

-

vu

(Il s'aperçoit de l'absence de Vladimir.

-

Désolé.) Oh ! Il est parti ! ... Sans me dire au

revoir ! Ce n'est pas chic ! Vous auriez dû le

retenir.

ESTRAGON. -- II s'est retenu tout seul.

POZZO. -- Oh ! (Un temps.) A la bonne

heure .

ESTRAGON (se levant).

Venez par ici.

-

Pozzo. -- Pour quoi faire ?

EsTRAGON.

Vous allez voir.

-

POZZO.

Vous voulez que je me lève ?

--

ESTRAGON.

Venez . . . venez .

-

.. vite.

Pozzo se lève et va vers Estragon.

ESTRAGON.

Regardez !

-

Pozzo. -- Oh là là !

EsTRAGON. - C'est fini.

EN ATTENDANT GODOT

49

Vladimir revient, sombre, bouscule Lucky,

renverse ie pliant d'un coup de pied, va et vient

avec agitation.

Pozzo. - Il n'est pas content ?

EsTRAGON. - Tu as raté des choses formidables. Dommage.

Vladimir s'arrête , redresse le pliant, reprend

son va-el-vient, plus calme.

POZZO. - Il s'apaise. (Regard circulaire.) D'ailleurs, tout s'apaise, je le sens. Une grande paix descend. Ecoutez. (Il lève la main.) Pan dort.

VLADIMIR (s'arrêtant). - La nuit ne viendra-t-elle jamais ?

Tous les trois regardent le ciel.

Pozzo. - Vous ne tenez pas à partir avant ?

EsTRAGON. - C'est-à-dire .. . Vous comprenez ...

Pozzo. - Mais c'est tout naturel, c'est tout

naturel. Moi-même, à votre place, si j'avais rendez-vous avec un Godin .. . Godet... Godot... enfin vous voyez qui je veux dire, j'attendrais qu'il

fasse nuit noire avant d'abandonner. (Il regarde

le pliant.) J'aimerais bien me rasseoir, mais je ne

sais pas trop comment m'y prendre.

EsTRAGON. - Puis-je vous aider ?

Pozzo. - Si vous me demandiez, peut-être ?

EsTRAGON. - Quoi ?

POZZO. - Si vous me demandiez de me rasseoir.

EsTRAGON. - Ça vous aiderait ?

POZZO. - Il me semble.

50

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON. - Allons-y. Rasseyez-vous, monsieur, je vous en prie.

Pozzo. - Non non, ce n'est pas la peine. (Un

temps. A voix basse.) Insistez un peu.

EsTRAGON. - Mais voyons, ne restez pas

debout comme ça, vous allez attraper froid.

POZZO. - Vous croyez ?

ESTRAGON. - Mais c'est absolument certain.

Pozzo. - Vous avez sans doute raison. (Il

se rassied.) Merci, mon cher. Me voilà réinstallé.

(Estragon se rassied. Pozzo regarde sa montre.)

Mais il est temps que je vous quitte, si je ne

veux pas me mettre en retard.

VLADIMIR. - Le temps s'est arrêté.

Pozzo (mettant sa montre contre son oreille).

- Ne croyez pas ça, monsieur, ne croyez pas ça.

(Il remet la montre dans sa poche.) Tout ce que

vous voulez, mais pas ça.

EsTRAGON (à Pozzo). - Il voit tout en noir

aujourd'hui.

Pozzo. - Sauf le firmament. (Il rit, content

de ce bon mot.) Patience, ça va venir. Mais je

vois ce que c'est, vous n'êtes pas d'ici, vous ne

savez pas encore ce que c'est que le crépuscule

chez nous. Voulez-vous que je vous le dise ?

(Silence. Estragon et Vladimir se sont remis à

examiner, celui-là sa chaussure, celui-ci son chapeau. Le chapeau de Lucky tombe, sans qu'il s'en aperçoive.) Je veux bien vous satisfaire. (Jeu

du vaporisateur.) Un peu d'attention, s'il vous

EN ATTENDANT GODOT

5 1

plaît. (Estragon e t Vladimir continuent leur manège, Lucky dort à moitié. Pozzo fait claquer son fouet, qui ne rend qu'un bruit très faible.)

Qu'est-ce qu'il a, ce fouet ? (Il se lève et le fait

claquer plus vigoureusement, finalement avec

succès. Lucky sursaute. La chaussure d'Estragon,

le chapeau de Vladimir, leur tombent des mains.

Pozzo jette le fouet.) Il ne vaut plus rien, ce

fouet. (Il regarde son auditoire.) Qu'est-ce que

je disais ?

VLADIMIR. - Partons.

EsTRAGON. - Mais ne restez pas debout

comme ça, vous allez attraper la crève.

Pozzo. - C'est vrai. (Il se rassied. A Estragon.) Comment vous appelez-vous ?

ESTRAGON (du tic au tac). - Catulle.

Pozzo (qui n'a pas écouté). - Ah oui, la

nuit. (Lève la tête.) Mais soyez donc un peu plus

attentifs, sinon nous n'arriverons jamais à rien.

(Regarde le ciel.) Regardez. (Tous regardent le

ciel, sauf Lucky qui s'est remis à somnoler.

Pozzo, s'en apercevant, tire sur la corde.) Veux-tu

regarder le ciel, porc ! (Lucky renverse la tête.)

Bon, ça suffit. (Ils baissent la tête.) Qu'est-ce

qu'il a de si extraordinaire ? En tant que ciel ?

Il est pâle et lumineux, comme n'importe quel

ciel à cette heure de la journée. (Un temps.)

Dans ces latitudes. (Un temps.) Quand il fait

beau. (Sa voix se fait chantante.) Il y a une

heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) envi-

52

EN ATTENDANT GODOT

ron (ton à nouveau lyrique) après nous avoir

versé depuis (il hésite, le ton baisse) mettons dix

heures du matin (le ton s él

'

ève) sans faiblir des

torrents de lumière rouge et blanche, il s'est mis

à perdre de son éclat, à pâlir (geste des deux

mains qui descendent par paliers), à pâlir, toujours un peu plus, un peu plus, jusqu'à ce que (pause dramatique, large geste horizontal des

deux mains qui s'écartent) vlan ! fini ! il ne

bouge plus ! (Silence.) Mais (il lève une main

admonitrice) - mais, derrière ce voile de douceur et de calme (il lève les yeux au ciel, les autres l'imitent, sauf Lucky) la nuit galope (la

voix se fait plus vibrante) et viendra se jeter sur

nous (il fait claquer ses doigts) pfft ! comme ça

- (l'inspiration le quitte) au moment où nous

nous y attendrons le moins. (Silence. Voix morne.)

C'est comme ça que ça se passe sur cette putain

de terre.

Long silence.

ESTRAGON. - Du moment qu'on est prévenus.

VLADIMIR. - On peut patienter.

ESTRAGON. - On sait à quoi s'en tenir.

VLADIMIR. - Plus d'inquiétude à avoir.

ESTRAGON. - II n'y a qu'à attendre.

VLADIMIR. - Nous en avons l'habitude. (Il

ramasse son chapeau, regarde dedans, le secoue,

le remet.)

Pozzo. - Comment m'avez-vous trouvé ?

(Estragon et Vladimir le regardent sans COtn-

EN ATTENDANT GODOT

53

prendre.) Bon ? Moyen ? Passable ? Quelconque ? Franchement mauvais ?

VLADIMIR (comprenant le premier). - Oh,

très bien, tout à fait bien.

Pozzo (à Estragon). - Et vous, monsieur ?

EsTRAGON (accent anglais). - Oh très bon,

très très très bon.

Pozzo (avec élan). - Merci, messieurs ! (Un

temps). J'ai tant besoin d'encouragement (Il

réfléchit.) J'ai un peu faibli sur la fin. Vous

n'avez pas remarqué ?

VLADIMIR. - Oh, peut-être un tout petit peu.

ESTRAGON. - J'ai cru que c'était exprès.

Pozzo. - C'est que ma mémoire est défec-

tueuse.

Silence.

EsTRAGON. - En attendant, il ne se passe

rien.

Pozzo (désolé). - Vous vous ennuyez ?

EsTRAGON. - Plutôt.

Pozzo (à Vladimir). - Et vous, monsieur ?

VLADIMIR. - Ce n'est pas folichon.

Silence. Pozzo se livre une bataille intérieure.

Pozzo. - Messieurs, vous avez été ... (il cher-

che) ... convenables avec moi.

EsTRAGON. - Mais non !

VLADIMIR. - Quelle idée !

Pozzo. - Mais si, mais si, vous avez été

corrects. De sorte que je me demande. . . Que

54

EN ATTENDANT GODOT

puis-je faire à mon tour pour ces braves gens qui

sont en train de s'ennuyer ?

EsTRAGON. -- Même un louis serait le bienvenu.

VLADIMIR. -- Nous ne sommes pas des mendiants.

Pozzo. -- Que puis-je faire, voilà ce que je

me dis, pour que le temps leur semble moins

long ? Je leur ai donné des os, je leur ai parlé

de choses et d'autres, je leur ai expliqué le crépuscule, c'est une afaire entendue. Et j'en passe.

Mais est-ce suffisant, voilà ce qui me torture,

est-ce suffisant ?

EsTRAGON. -- Même cent sous.

VLADIMIR. -- Tais-toi !

ESTRAGON. -- J'en prends le chemin.

Pozzo. -- Est-ce suffisant ? Sans doute. Mais

je suis large. C'est ma nature. Aujourd'hui. Tant

pis pour moi. (Il tire sur la corde. Lucky le

regarde.) Car je vais souffrir, cela est certain.

(Sans se lever, il se penche et reprend son fouet.)

Que préférez-vous ? Qu'il danse, qu'il chante,

qu'il récite, qu'il pense, qu'il...

EsTRAGON. -- Qui ?

Pozzo. -- Qui ! Vous savez penser, vous

autres ?

VLADIMIR. - Il pense ?

Pozzo. -- Parfaitement. A haute voix. TI

pensait même très joliment autrefois, je pouvais

l'écouter pendant des heures. Maintenant. . . (Il

EN ATTENDANT GODOT

55

frissonne.) Enfin, tant pis. Alors, vous voulez

qu'il nous pense quelque chose?

EsTRAGON. - J'aimerais mieux qu'il danse,

ce serait plus gai.

Pozzo.

Pas forcément.

-

EsTRAGON. - N'est-ce pas, Didi, que ce serait

plus gai ?

VLADIMIR. - J'aimerais bien l'entendre penser.

EsTRAGON.

Il

-

pourrait peut-être danser

d'abord et penser ensuite ? Si ce n'est pas trop

lui demander.

VLADIMIR (à Pozzo).

Est-ce possible ?

-

Pozzo.

Mais

-

certainement, rien de plus

facile. C'est d'ailleurs l'ordre naturel. (Rire bref.)

VLADIMIR. - Alors, qu'il danse.

Silence.

POZZO (à Lucky).

Tu

-

entends ?

EsTRAGON.

Il ne refuse jamais ?

-

Pozzo.

Je vous expliquerai ça tout

-

à

l'heure. (A Lucky.) Danse, pouacre !

Lucky dépose valise et panier, avance un

peu vers la rampe, se tourne vers Pozzo. Estragon

se lève pour mieux voir. Lucky danse. Il s'arrête.

EsTRAGON.

C'est

-

tout ?

Pozzo. - Encore !

Lucky répète les mêmes mouvements, s'arrête.

EsTRAGON. - Eh ben, mon cochon ! (Il imite

les mouvements de Lucky.) J'en ferais autant.

56

EN ATTENDANT GODOT

(Il imite, manque de tomber, se rassied.) Avec

un peu d'entraînement.

VLADIMIR. - n est fatigué.

Pozzo. - Autrefois, il dansait la farandole,

l'almée, le branle, la gigue, le fandango et même

le hompipe. n bondissait. Maintenant il ne fait

plus que ça. Savez-vous comment il l'appelle ?

EsTRAGON. - La mort du lampiste.

VLADIMIR. - Le cancer des vieillards.

Pozzo. - La danse du filet. li se croit empê-

tré dans un filet.

VLADIMIR (avec des tortillements d'esthète).

- li Y a quelque chose ...

Lucky s'apprête à retourner vers ses fardeaux.

Pozzo (comme à un cheval). - Woooa !

Lucky s'immobilise.

EsTRAGON. - li ne refuse jamais ?

Pozzo. - Je vais vous expliquer ça. (Il fouille

dans ses poches.) Attendez. (Il fouille.) Qu'est-ce

que j'ai fait de ma poire ? (Il fouille.) Ça alors !

(Il lève une tête ahurie. D'une voix mourante.)

J'ai perdu mon pulvérisateur !

EsTRAGON (d'une voix mourante). - Mon

poumon gauche est très faible. (Il tousse faiblement. D'une voix tonitruante.) Mais mon poumon droit est en parfait état !

POZZO (voix normale). - Tant pis, je m'en

passerai. Qu'est-ce que je disais ? (Il réfléchit.)

Attendez ! (Réfléchit.) Ça alors ! (Il lève la tête.)

Aidez-moi !

EN ATTENDANT GODOT

57

EsTRAGON. - Je cherche.

VLADIMIR. -- Moi aussi.

Pozzo.

Attendez !

-

Tous les trois se découvrent simultanément.

portent la main au front, se concentrent, crispés.

Long silence.

EsTRAGON (triomphant). - Ah !

VLADIMIR. - Il a trouvé.

POZZO (impatient). - Et alors ?

EsTRAGON. - Pourquoi ne dépose-t-il pas ses

bagages ?

VLADIMIR. - Mais non !

Pozzo.

Vous êtes sûr ?

-

VLADIMIR. - Mais voyons, vous nous l'avez

déjà dit.

Pozzo.

Je vous l'ai déjà dit ?

-

ESTRAGON. - Il nous l'a déjà dit ?

VLADIMIR. - D'ailleurs, il les a déposés.

EsTRAGON (coup d'œil vers Lucky). - C'est

vrai. Et après ?

VLADIMIR.

Puisqu'il a déposé ses bagages,

-

il est impossible que nous ayons demandé pourquoi il ne les dépose pas.

POZZO.

Fortement raisonné !

-

EsTRAGON.

Et pourquoi les a-t-il déposés ?

-

POZZO.

Voilà.

-

VLADIMIR. - Afin de danser.

EsTRAGON.

C'est vrai.

-

Long silence.

ESTRAGON (se levant). - Rien ne se passe,

58

EN ATTENDANT GODOT

personne ne vient, personne ne s'en va, c'est

terrible.

VLADIMIR (à Pozzo).

Dites-lui de penser.

-

Pozzo.

Donnez-lui son chapeau.

-

VLADIMIR.

Son chapeau ?

-

Pozzo. - Il ne peut pas penser sans chapeau.

VLADIMIR (à Estragon).

Donne-lui

-

son

chapeau.

EsTRAGON.

Moi ? Après le coup qu'il m'a

-

fait ? Jamais !

VLADIMIR. - Je vais le lui donner, moi. (Il

ne bouge pas.)

EsTRAGON.

Qu'il aille le chercher.

-

Pozzo.

Il vaut mieux le lui

-

donner.

VLADIMIR. - Je vais le lui donner.

Il ramasse le chapeau et le tend à Lucky à

bout de bras. Lucky ne bouge pas.

Pozzo. - Il faut le lui mettre.

EsTRAGON (à Pozzo). - Dites-lui de le pren-

dre.

Pozzo. - Il vaut mieux le lui mettre.

VLADIMIR. - Je vais le lui mt"ttre.

Il contourne Lucky avec précaution, s'en approche doucement par derrière, lui met le chapeau sur la tête et recule vivement. Lucky ne bouge pas. Silence.

EsTRAGON.

Qu'est-ce qu'il attend ?

-

Pozzo.

Eloignez-vous. (Estragon et Vla­

-

dimir s'éloignent de Lucky. Pozzo tire sur la

EN ATTENDANT GODOT

59

corde. Lucky le regarde.) Pense, porc ! (Un

temps. Lucky se met à danser.) Arrête ! (Lucky

s'arrête.) Avance ! (Lucky va vers Pozzo.) Là !

(Lucky s'arrête.) Pense ! (Un temps.)

LUCKY. - D'autre part, pour ce qui est ...

Pozzo. - Arrête ! (Lucky se tait.) Arrière !

(Lucky recule.) Là ! (Lucky s'arrête.) Hue !

(Lucky se tourne vers le public.) Pense !

LUCKY (débit monotone). - Etant donné

l'existence telle qu'elle jaillit des récents travaux

publics de Poinçon et Wattmann d'un Dieu

personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua

hors du temps de l'étendue qui du haut de sa Ithnlion

divine apathie sa divine athambie sa divine apha- �!E:,��g�:

sie nous aime bien à quelques exceptions près ., IIadimir.

I c c ü l . ·

on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre :.'"1, :'

à l'instar de la divine Miranda avec ceux qui Pe�:D. e

sont on ne sait pourquoi mais on a le temps

dans le tounnent dans les feux dont les feux les

flammes pour peu que ça dure encore un peu

et qui peut en douter mettront à la fin le feu

aux poutres assavoir porteront l'enfer aux nues

si bleues par moments encore aujourd'hui et cal-

mes si calmes d'un calme qui pour être intennit-

tent n'en est pas moins le bienvenu mais n'anticipons pas et attendu d'autre part qu'à la suite des recherches inachevées n'anticipons pas des

recherches inachevées mais néanmoins couron-

nées par l'Acacacacadémie d'Anthropopopomé-

trie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il

60

EN ATTENDANT GODOT

:��:���: est établi sans autre possibilité d'erreur que celle

:;:I��i��� afférente aux calculs humains qu'à la suite des

Souffrancel recherches inachevées inachevées de Testu et

accrusi de

POllO.

Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui

suit qui suit assavoir mais n'anticipons pas on

ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poin­

çon et Wattmann il apparaît aussi clairement

si clairement qu'en vue des labeurs de Fartov

et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l'homme contrairement à l'opinion

contraire que l'homme en Bresse de Testu et

Conard que l'homme enfin bref que l'homme en

bref enfin malgré les progrès de l'alimentation

et de l'élimination des déchets est en train de

maigrir et en même temps parallèlement on ne

sait pourquoi malgré l'essor de la culture phy-

�r���� :! sique de la pratique des sports tels tels tels le

:8�lr:n�:!i tennis le football la course et à pied et à bicy­

�'écDUI," clette la natation l'équitation l'aviation la conag���e :1:; tion le tennis le carnogie le patinage et sur glace 8n plus, falt

h 1 1

entendre et sur asp a te e

'

tenms \'7d'

"

1 es sports 1 es

�:�I�t�"' sports d'hiver d'été d'automne d'automne le tennis

sur gazon sur sapin et sur terre battue l'aviation

le tennis le hockey sur terre sur mer et dans les

airs la pénicilline et succédanés bref je reprends

en même temps parallèlement de rapetisser on

ne sait pourquoi malgré le tennis je reprends

l'aviation le golf tant à neuf qu'à dix-huit trous

le tennis sur glace bref on ne sait pourquoi en

EN ATTENDANT GODOT

61

Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et­

Oise assavoir en même temps parallèlement on

ne sait pourquoi de maigrir rétrécir je reprends

Oise Marne bref la perte sèche par tête de pipe

depuis la mort de Voltaire étant de l'ordre de

deux doigts cent grames par tête de pipe environ en moyenne à peu près chiffres ronds bon poids déshabilé en Nonnandie on ne sait pourquoi bref enfin peu importe les faits sont là et ,ErC1"r

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autre part ce qUI est encore p us lIadlmlr Il

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qu'à la lumière la lumière des expériences en �. t:

cours de Steinweg et Petennann il ressort ce lurllclll,

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qui est encore plus grave qu'il ressort ce qui est :'·'1 �

encore plus grave à la lumière la lumière des .� =expériences abandonnées de Steinweg et Peter- �ail li

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IIr

mann qu a a campagne a a montagne et au or

qui

de la mer et des cours et d'eau et de feu l'air est rurll·'�'!

le même et la terre assavoir l'air et la terre par 11111,

les grands froids l'air et la terre faits pour les

pierres par les grands froids hélas au septième

de leur ère l'éther la terre la mer pour les pierres

par les grands fonds les grands froids sur mer

sur terre et dans les airs peuchère je reprends on

ne sait pourquoi malgré le tennis les faits sont

là on ne sait pourquoi je reprends au suivant

bref enfin hélas au suivant pour les pierres qui

peut en douter je reprends mais n'anticipons pas

je reprends la tête en même temps parallèlement

on ne sait pourquoi malgré le tennis au suivant

62

EN ATTENDANT GODOT

la barbe les flammes les pleurs les pierres si

bleues si calmes hélas la tête la tête la tête la

tête en Normandie malgré le tennis les labeurs

abandonnés inachevés plus grave les pierres bref

je reprends hélas hélas abandonnés inachevés la

tête la tête en Normandie malgré le tennis la

tête hélas les pierres Conard Conard ... (Mêlée.

Lucky pousse encore quelques vociférations.)

Tennis ! . .. Les pierres ! . .. Si calmes ! . . . Conard ! ...

Inachevés ! . ..

Pozzo. - Son chapeau !

Vladimir s em

'

pare du chapeau de Lucky qui

se tait et tombe. Grand silence. Halètement des

vainqueurs.

ESTRAGON. - Je suis vengé.

Vladimir contemple le chapeau de Lucky,

regarde dedans.

Pozzo. - Donnez-moi ça ! (Il arrache le

chapeau des mains de Vladimir, le jette par

terre, saute dessus.) Comme ça il ne pensera

plus !

VLADIMIR. - Mais va-t-il pouvoir s'orienter ?

Pozzo.

C'est moi qui l'orienterai. (Il donne

-

des coups de pied à Lucky.) Debout ! Porc !

EsTRAGON. - Il est peut-être mort.

VLADIMIR. - Vous allez le tuer.

Pozzo.

Debout ! Charogne ! (Il

-

tire sur la

corde, Lucky glisse un peu. A Estragon et Vladimir ) Aidez-moi.

.

VLADIMIR. - Mais comment faire ?

EN ATTENDANT GODOT

63

Pozzo. - Soulevez-le !

Estragon et Vladimir' mettent Lucky debout,

le soutiennent un moment, puis le lâchent. Il

retombe.

EsTRAGON. - Il fait exprès.

Pozzo. - Il faut le soutenir. (Un temps.)

Alez, allez, soulevez-le !

EsTRAGON. - Moi j'en ai mare.

VLADIMIR. - Allons, essayons encore une

fois.

EsTRAGON. - Pour qui nous prend-il ?

VLADIMIR. - Allons.

Ils mettent Lucky debout, le soutiennent.

Pozzo. - Ne le lâchez pas ! (Estragon et

Vladimir chancellent.) Ne bougez pas ! (Pozzo

va prendre la valise et le panier et les apporte

vers Lucky.) Tenez-le bien ! (Il met la valise

dans la main de Lucky, qui la lâche aussitôt.)

Ne le lâchez pas ! (Il recommence. Peu à peu,

au contact de la valise, Lucky reprend ses esprits

et ses doigts finissent pas se resserrer autour

de la poignée.) Tenez-le toujours ! (Même jeu

avec le panier.) Voilà, vous pouvez le lâcher.

(Estragon et Vladimir s'écartent de Lucky qui

trébuche, chancelle, ploie, mais reste debout,

valise et panier à la main. Pozzo recule, fait

claquer son fouet.) En avant ! (Lucky avance.)

Arière ! (Lucky recule.) Tourne ! (Lucky se

retourne.) Ça y est, il peut marcher, (Se tournant vers Estragon et Vladimir.) Merci, mes-

64

EN ATTENDANT GODOT

sieurs, et laissez-moi vous - (il fouille dans

ses poches) - vous souhaiter - (il fouille) -

vous souhaiter - (il fouille) - mais où ai-je

donc mis ma montre ? (Il fouille.) Ça alors !

(Il lève une tête défaite.) Une véritable savonnette, messieurs, à secondes trotteuses. C'est mon pépé qui me l'a donnée. (Il fouille.) Elle

est peut être tombée. (Il cherche par terre, ainsi

-

que Vladimir et Estragon. Pozzo retourne de

son pied les restes du chapeau de Lucky.) Ça, par

exemple !

VLADIMIR. - Elle est peut être dans votre

-

gousset.

Pozzo.

Attendez. (Il

-

se plie en deux, approche sa tête de son ventre, écoute.) Je n'entends rien ! (Il leur fait signe de s'approcher.) Venez

voir. (Estragon et Vladimir vont vers lui, se

penchent sur son ventre. Silence.) Il me semble

qu'on devrait entendre le tic tac.

-

VLADIMIR. - Silence !

Tous écoutent, penchés.

EsTRAGON.

J'entends quelque chose.

-

Pozzo. - Où ?

VLADIMIR. - C'est le cœur.

Pozzo (déçu). - Merde alors !

VLADIMIR. - Silence !

Ils écoutent.

EsTRAGON.

Peut-être qu'elle s'est arrêtée.

-

Ils se redressent.

Pozzo. - Lequel de vous sent si mauvais ?

EN ATTENDANT GODOT

65

ESTRAGON. - Lui pue de la bouche, moi des

pieds.

POZZO. - Je vais vous quitter.

ESTRAGON.

Et votre savonnette ?

-

Pozzo. - J'ai dû la laisser au château.

ESTRAGON. - Alors, adieu.

POZZO. - Adieu.

VLADIMIR. - Adieu.

EsTRAGON. - Adieu.

Silence. Personne ne bouge.

VLADIMIR. - Adieu.

Pozzo. - Adieu.

EsTRAGON.

Adieu.

-

Silence.

Pozzo. - Et merci.

VLADIMIR. - Merci à vous.

Pozzo. - De rien.

EsTRAGON.

Mais si.

-

Pozzo. - Mais non.

VLADIMIR. - Mais si.

EsTRAGON. - Mais non.

Silence.

Pozzo. - Je n'arrive pas .

(il hésite) . à

. .

.

.

partir.

EsTRAGON.

C'est la vie.

-

Pozzo se retourne, s'éloigne de Lucky, vers

la coulisse, filant la corde au fur et à mesure.

VLADIMIR.

Vous allez dans le mauvais

-

sens.

Pozzo. - Il me faut de l'élan. (Arrivé au

66

EN ATTENDANT GODOT

bout de la corde, c'est-à-dire dans la coulisse, il

s'arrête, se retourne, crie.) Ecartez-vous ! (Estragon et Vladimir se rangent au fond, regardent vers Pozzo. Bruit de fouet.) En avant ! (Lucky

ne bouge pas.)

EsTRAGON.

En avant !

-

VLADIMIR. - En avant !

Bruit de fouet. Lucky s'ébranle.

POZZO. - Plus vite ! (Il sort de la coulisse,

traverse la scène à la suite de Lucky. Estragon

et Vladimir se découvrent, agitent la main.

Lucky sort. Pozzo fait claquer corde et fouet.)

Plus vite ! Plus vite ! (Au moment de disparaître à son tour, Pozzo s'arrête, se retourne. La corde se tend. Bruit de Lucky qui tombe.) Mon

pliant ! (Vladimir va chercher le pliant et le

donne à Pozzo qui le jette vers Lucky.) Adieu !

EsTRAGON, VLADIMIR (agitant la main). -

Adieu ! Adieu !

Pozzo. - Debout ! Porc ! (Bruit de Lucky

qui se lève.) En avant ! (Pozzo sort. Bruit de

fouet.) En avant ! Adieu ! Plus vite ! Porc ! Hue !

Adieu !

Silence.

VLADIMIR. - Ça a fait passer le temps.

EsTRAGON - Il serait passé sans ça.

.

VLADIMIR.

Oui. Mais moins vite.

-

Un temps.

EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

EN ATTENDANT GODOT

67

VLADIMIR. - Je ne sais pas.

EsTRAGON. - Allons-nous-en.

VLADIMIR.

On ne peut pas.

-

EsTRAGON. - Pourquoi ?

VLADIMIR. - On attend Godot.

EsTRAGON. - C'est vrai.

Un temps.

VLADIMIR.

Ils ont beaucoup changé

-

.

EsTRAGON. - Qui ?

VLADIMIR.

Ces deux-là.

-

EsTRAGON. - C'est ça, faisons un peu de

conversation.

VLADIMIR. - N'est-ce pas qu'ils ont beaucoup changé ?

EsTRAGON.

C'est probable. Il n'y a que

-

nous qui n'y arrivons pas.

VLADIMIR. - Probable ? C'est certain. Tu les

as bien vus ?

EsTRAGON. - Si tu veux. Mais je ne les

connais pas.

VLADIMIR. - Mais si, tu les connais.

EsTRAGON. - Mais non.

VLADIMIR. - Nous les connaissons je te dis.

,

Tu oublies tout. (Un temps.) A moins que ce

ne soient pas les mêmes.

EsTRAGON.

La preuve, ils ne nous ont

-

pas reconnus.

VLADIMIR.

Ça ne veut rien dire. Moi aussi

-

j'ai fait semblant de ne pas les reconnaître. Et

puis, nous, on ne nous reconnaît jamais.

68

EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - Assez. Ce qu'il faut - Aïe !

(Vladimir ne bronche pas.) Aïe !

VLADIMIR. - A moins que ce ne soient pas

les mêmes.

EsTRAGON. - Didi ! C'est l'autre pied ! (Il

se dirige en boitillant vers l'endroit où il était

assis au lever du rideau.)

VOIX EN COULISSE. - Monsieur !

Estragon s'arrête. Tous les deux regardent en

direction de la voix.

EsTRAGON. - Ça recommence.

VLADIMIR. - Approche, mon enfant.

Entre un jeune garçon, craintivement. Il s'ar-

rête.

GARÇON. - Monsieur Albert ?

VLADIMIR. - C'est moi.

ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux ?

VLADIMIR. - Avance.

Le garçon ne bouge pas.

EsTRAGON (avec force). - Avance, on te dit !

Le garçon avance craintivement, s'arrête.

VLADIMIR. - Qu'est-ce que c'est ?

GARÇON. - C'est monsieur Godot - (Il se

tait.)

VLADIMIR.

Evidemment. (Un temps.)

Approche.

Le garçon ne bouge pas.

EsTRAGON (avec force). - Approche, on te

dit ! (Le garçon avance craintivement, s'arrête.)

Pourquoi tu viens si tard ?

EN ATTENDANT GODOT

69

VLADIMIR. - Tu as un message de monsieur

Godot ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Eh bien, dis-le.

EsTRAGON. - Pourquoi tu viens si tard ?

Le garçon les regarde l'un après l'autre, ne

sachant à qui répondre.

VLADIMIR (à Estragon). - Laiss�-le tranquille.

ESTRAGON (à Vladimir). - Fous-moi la paix,

toi. (A vançant, au garçon.) Tu sais l'heure qu'il

est ?

GARÇON (reculant). - Ce n'est pas ma faute,

monsieur !

ESTRAGON. - C'est la mienne peut-être ?

GARÇON. - J'avais peur, monsieur.

ESTRAGON. - Peur de quoi ? De nous ? (Un

temps.) Réponds !

VLADIMIR. - Je vois ce que c'est, ce sont

les autres qui lui ont fait peur.

EsTRAGON. - Il Y a combien de temps que

tu es là ?

GARÇON. - Il Y a un moment, monsieur.

VLADIMIR. - Tu as eu peur du fouet ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Des cris ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Des deux messieurs ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Tu les connais.

70

EN ATTENDANT GODOT

GARÇON. - Non monsieur.

VLADIMIR. - Tu es d'ici ?

GARÇON. - Oui monsieur.

EsTRAGON. - Tout ça c'est des mensonges !

(lI prend le garçon par le bras, le secoue.) Disnous la vérité !

GARÇON (tremblant). - Mais c'est la vérité,

monsieur.

VLADIMIR. - Mais laisse-le donc tranquille !

Qu'est-ce que tu as ? (Estragon lâche le garçon,

recule, porte ses mains au visage. Vladimir et

le garçon le regardent. Estragon découvre son

visage, décomposé.) Qu'est-ce que tu as ?

ESTRAGON. - Je suis malheureux.

VLADIMIR. - Sans blague ! Depuis quand ?

EsTRAGON. - J'avais oublié.

VLADIMIR. - La mémoire nous joue de ces

tours. (Estragon veut parler, y renonce, va en

boitillant s'asseoir et commence à se déchausser.

Au garçon .) Eh bien ?

GARÇON. - Monsieur Godot...

VLADIMIR (l'interrompant). - Je t'ai déjà vu,

n'est-ce pas ?

GARÇON. - Je ne sais pas, monsieur.

VLADIMIR. - Tu ne me connais pas ?

GARÇON. - Non monsieur.

VLADIMIR. - Tu n'es pas venu hier ?

GARÇON. - Non monsieur.

VLADIMIR. - C'est la première fois que tu

viens ?

EN ATTENDANT GODOT

7 1

GARÇON.

Oui monsieur.

-

Silence.

VLADIMIR.

On dit ça. (Un temps.) Eh bien,

-

continue.

GARÇON (d'un trait). - Monsieur Godot m'a

dit de vous dire qu'il ne viendra pas ce soir mais

sûrement demain.

VLADIMIR. - C'est tout ?

GARÇON.

Oui monsieur.

-

VLADIMIR.

Tu travailles pour monsieur

-

Godot ?

GARÇON.

Oui monsieur.

-

VLADIMIR.

Qu'est-ce que tu fais ?

-

GARÇON.

Je garde les chèvres, monsieur.

-

VLADIMIR.

Il est gentil avec toi ?

-

GARÇON.

Oui monsieur.

-

VLADIMIR. - II ne te bat pas ?

GARÇON.

Non monsieur, pas moi.

-

VLADIMIR.

Qui est-ce qu'il bat ?

-

GARÇON.

Il bat mon frère, monsieur.

-

VLADIMIR.

Ah tu as un frère ?

-

GARÇON.

Oui, monsieur.

-

VLADIMIR.

Qu'est-ce qu'il fait ?

-

GARÇON. - TI garde les brebis, monsieur.

VLADIMIR. - Et pourquoi il ne te bat pas,

toi ?

GARÇON.

Je ne sais pas, monsieur.

-

VLADIMIR. - Il doit t'aimer.

GARÇON.

Je ne sais pas, monsieur.

-

VLADIMIR.

Il te donne assez à manger ?

-

72

EN ATTENDANT GODOT

(Le garçon hésite.) Est-ce qu'il te donne bien à

manger ?

GARÇON. - Assez bien, monsieur.

VLADIMIR. - Tu n'es pas malheureux ? (Le

garçon hésite.) Tu entends ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Et alors ?

GARÇON. - Je ne sais pas, monsieur.

VLADIMIR. - Tu ne sais pas si tu es mal-

heureux ou non ?

GARÇON. - Non monsieur.

VLADIMIR. - C'est comme moi. (Un temps.)

Où c'est que tu couches ?

GARÇON. - Dans le grenier, monsieur.

VLADIMIR. - Avec ton frère ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Dans le foin ?

GARÇON. - Oui monsieur.

Un temps.

VLADIMIR. - Bon, va-t'en.

GARÇON. - Qu'est-ce que je dois dire à monsieur Godot, monsieur ?

VLADIMIR. - Dis-lui... (Il hésite.) Dis-lui que

tu nous as vus. (Un temps.) Tu nous a bien vus,

n'est-ce pas ?

GARÇON. - Oui monsieur. (Il recule, hésite,

se retourne et sort en courant.)

La lumière se met brusquement à baisser. En

un instant il fait nuit. La lune se lève, au fond,

EN ATTENDANT GODOT

73

monte dans le ciel, s'immobilise, baignant la

scène d'une clarté argentée.

VLADIMIR. - Enfin ! (Estragon se lève et va

ver.s Vladimir, ses deux chaussures à la main. Il

les dépose près de la rampe, se redresse et regarde

la lune.) Qu'est-ce que tu fais ?

ESTRAGON. - Je fais comme toi, je regarde

la blafarde.

VLADIMIR. - Je veux dire, avec tes chaussures.

EsTRAGON. - Je les laisse là. (Un temps.) Un

autre viendra, aussi... aussi... que moi, mais

chaussant moins grand, et elles feront son bonheur.

VLADIMIR. - Mais tu ne peux pas aller pieds

nus.

EsTRAGON. - Jésus l'a fait.

VLADIMIR. - Jésus ! Qu'est-ce que tu vas

chercher là ! Tu ne vas tout de même pas te

comparer à lui ?

EsTRAGON. - Toute ma vie je me suis comparé à lui.

VLADIMIR. - Mais là-bas il faisait chaud ! TI

f? :sait bon !

'STRAGON. - Oui. Et on crucifiait vite.

Silence.

VLADIMIR. - Nous n'avons plus rien à faire

ici.

EsTRAGON. - Ni ailleurs.

VLADIMIR. - Voyons, Gogo, ne sois pas

comme ça. Demain tout ira mieux.

74

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON.

Comment ça ?

-

VLADLmR. - Tu n'as pas entendu ce que le

gosse a dit ?

ESTRAGON. - Non.

VLADIMIR. - li a dit que Godot viendra

sûrement demain. (Un temps.) Ça ne te dit rien ?

EsTRAGON. - Alors il n'y a qu'à attendre ici.

VLADIMIR.

Tu es fou ! Il faut s'abriter. (Il

--

orend Estragon par le bras.) Viens. (Il le tire.

Estragon cède d'abord, puis résiste. Ils s'arrêtent.)

EsTRAGON (regardant l'arbre).

Dommage

-

qu'on n'ait pas un bout de corde.

VLADIM1R.

Viens. li commence

-

à faire

froid. (Il le tire. Même jeu.)

EsTRAGON.

Fais-moi penser d'apporter une

-

corde demain.

VLADIMIR. - Oui. Viens. (Il le tire. Même

jeu.)

EsTRAGON. - Ça fait combien de temps que

nous sommes tout le temps ensemble ?

VLADIMIR. - Je ne sais pas. Cinquante ans

peut-être.

EsTRAGON. - Tu te rappelles le jour où je

me suis jeté dans la Durance ?

VLADIMIR.

On faisait les vendanges.

-

ESTRAGON.

Tu m'as repêché.

-

VLADIMIR. - Tout ça est mort et enterré.

EsTRAGON. - Mes vêtements ont séché au

soleil.

EN ATTENDANT GODOT

75

VLADIMIR.

N'y pense plus,

-

va. Viens.

(Même jeu.)

EsTRAGON.

Attends.

-

VLADIMIR.

J'ai

-

froid.

EsTRAGON. -- Je me demande si on n'aurait

pas mieux fait de rester seuls, chacun de son

côté. (Un temps). On n'était pas fait pour le

même chemin.

VLADIMIR (sans se fâcher).

Ce n'est

-

pas

sûr.

EsTRAGON. - Non, rien n'est sûr.

VLADIMIR.

On peut toujours se

-

quitter, SI

tu crois que ça vaut mieux.

EsTRAGON.

Maintenant ce n'est plus la

-

peine.

Silence.

VLADIMIR.

C'est vrai, maintenant ce n'est

-

plus la peine.

Silence.

EsTRAGON.

Alors, on y

-

va ?

VLADIMIR.

Allons-y .

-

Ils ne bougent pas.

RIDEAU

Acte deuxième

Lendemain. Même heure. Même endroit.

Chaussures d'Estragon près de la rampe,

talons joints, bouts écartés. Chapeau de Lucky

à la même place.

L'arbre porte quelques feuilles.

Entre Vladimir, vivement. Il s'arrête et regarde

longuement l'arbre. Puis brusquement il se met

à arpenter vivement la scène dans tous les sens.

Il s'immobilise à nouveau devant les chaussures,

se baisse, en ramasse une, l'examine, la renifle,

la remet soigneusement à sa place. Il reprend

son va-et-vient précipité. Il s'arrête près de la

coulisse droite, regarde longuement au loin, la

main en écran devant les yeux. Va et vient.

S'arrête près de la coulisse gauche, même jeu.

Va et vient S'arrête brusquement, joint les mains

.

sur la poitrine rejette la tête en arrière et se met

,

à chanter à tue-tête.

VLADIMIR

Un chien vint dans ...

80

EN ATTENDANT GODOT

Ayant commencé trop bas, il s'arrête, tousse,

reprend plus haut

Un chien vint dans l'office

Et prit une andouillette.

Alors à coups de louche

Le chef le mit en miettes.

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent...

Il s'arrête, se recueille, puis reprend

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent

Au pied d'une croix en bois blanc

Où le passant pouvait lire

Un chien vint dans l'office

Et prit une andouillette.

Alors à coups de louche

Le chef le mit en miettes.

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent...

Il s'arrête. Même jeu.

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent. . .

Il s'arrête. Même jeu. Plus bas.

Vite vite l'ensevelirent...

Il se tait, reste un moment immobile, puis se

remet à arpenter fébrilement la scène dans tous

EN ATTENDANT GODOT

8 1

les sens. Il s'arrête à nouveau devant l'arbre, va

et vient, devant les chaussures, va et vient, court

à la coulisse gauche, regarde au loin, à la coulisse

droite, regarde au loin. A ce moment Estragon

entre par la coulisse gauche, pieds nus, tête

basse, et traverse lentement la scène. Vladimir

se retourne et le voit.

VLADIMIR. - Encore toi ! (Estragon s'arrête

mais ne lève pas la tête. Vladimir va vers lui.)

Viens que je t'embrasse !

EsTRAGON. - Ne me touche pas !

Vladimir suspend son vol, peiné. Silence.

VLADIMIR. - Veux-tu que je m'en aile ?

(Un temps). Gogo ! (Un temps. Vladimir le

regarde avec attention.) On t'a battu ? (Un

temps.) Gogo ! (Estragon se tait toujours, la tête

basse.) Où as-tu passé la nuit ? (Silence. Vladimir

avance.)

EsTRAGON. - Ne me touche pas ! Ne me

demande rien ! Ne me dis rien ! Reste avec moi !

VLADIMIR. - Est-ce que je t'ai jamais quitté ?

EsTRAGON. - Tu m'as laissé partir.

VLADIMIR. - Regarde-moi ! (Estragon ne

bouge pas. D'une voix tonnante.) Regarde-moi,

je te dis !

Estragon lève la tête. Ils se regardent longuement, en reculant, avançant et penchant la tête comme devant un objet d'art, tremblant de plus

en plus l'un vers l'autre, puis soudain s'étreignent, en se tapant sur le dos. Fin de l'étreinte.

82

EN ATTENDANT GODOT

Estragon, n'étant plus soutenu, manque de tomber.

EsTRAGON. - Quelle journée !

VLADIMIR. - Qui t'a esquinté ? Raconte-moi.

EsTRAGON. - Voilà encore une journée de

tirée.

VLADIMIR. - Pas encore.

ESTRAGON. - Pour moi elle est terminée,

quoi qu'il arrive. (Silence.) Tout à l'heure, tu

chantais, je t'ai entendu.

VLADIMIR. - C'est vrai, je me rappelle.

EsTRAGON. - Cela m'a fait de la peine. Je

me disais, Il est seul, il me croit parti pour toujours et il chante.

VLADIMIR. - On ne commande pas à son

humeur. Toute la journée je me suis senti dans

une forme extraordinaire. (Un temps). Je ne me

suis pas levé de la nuit, pas une seule fois.

EsTRAGON (tristement).

Tu vois, tu pisses

-

mieux quand je ne suis pas là.

VLADIMIR. - Tu me manquais - et en même

temps j'étais content. N'est-ce pas curieux ?

EsTRAGON (outré). - Content ?

VLADIMIR (ayant réfléchi).

Ce n'est peut­

-

être pas le mot.

EsTRAGON. - Et maintenant ?

VLADIMIR (s'étant consulte').

Maintenant. .

-

.

(joyeux) te revoilà... (neutre) nous revoilà ...

(triste) me revoilà.

EN ATTENDANT GODOT

83

EsTRAGON. - Tu vois, tu vas moins bien

quand je suis là. Moi aussi, je me sens mieux

seul.

VLADIMIR (piqué). - Alors pourquoi rappliquer ?

ESTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - Mais moi je le sais. Parce que

tu ne sais pas te défendre. Moi je ne t'aurais

pas laissé battre.

ESTRAGON. -- Tu n'aurais pas pu 1'empêcher.

VLADIMIR. - Pourquoi ?

ESTRAGON. - Ils étaient dix.

VLADIMIR. - Mais non, je veux dire que je

t'aurais empêché de t'exposer à être battu.

ESTRAGON. - Je ne faisais rien.

VLADIMIR. - Alors pourquoi ils t'ont battu ?

ESTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - Non, vois-tu, Gogo, il y a des

choses qui t'échappent qui ne m'échappent pas

à moi. Tu dois le sentir.

ESTRAGON. - Je te dis que je ne faisais rien.

VLADIMIR. - Peut-être bien que non. Mais il

y a la manière, il y a la manière, si on tient à

sa peau. Enfin, ne parlons plus de ça. Te voilà

revenu, et j'en suis bien content.

EsTRAGON. - Ils étaient dix.

VLADIMIR. - Toi aussi, tu dois être content,

au fond, avoue-le.

ESTRAGON. - Content de quoi ?

VLADIMIR. - De m'avoir retrouvé.

84

E N ATTENDANT GODOT

ESTRAGON. - Tu crois ?

VLADIMIR. - Dis-le, même si ce n'est pas vrai.

EsTRAGON. - Qu'est-ce que je dois dire ?

VLADIMIR. - Dis, Je suis content.

EsTRAGON. - Je suis content.

VLADIMIR. - Moi aussi.

EsTRAGON. - Moi aussi.

VLADIMIR. - Nous sommes contents.

ESTRAGON. - Nous sommes contents. (Silen-

ce.) Qu'est-ce qu'on fait, maintenant qu'on est

content ?

VLADIMIR. - On attend Godot.

EsTRAGON. - C'est vrai.

Silence.

VLADIMIR. - Il Y a du nouveau ici, depuis

hier.

EsTRAGON. - Et s'il ne vient pas ?

VLADIMIR (après un moment d'incompréhension). - Nous aviserons. ( Un temps). Je te dis qu'il y a du nouveau ici, depuis hier.

EsTRAGON. - Tout suinte.

VLADIMIR. - Regarde-moi l'arbre.

EsTRAGON. - On ne descend pas deux fois

dans le même pus.

VLADIMIR. - L'arbre, je te dis, regarde-le.

Estragon regarde ['arbre.

EsTRAGON. - Il n'était pas là hier ?

VLADIMIR. - Mais si. Tu ne te rappelles pas.

Il s'en est fallu d'un cheveu qu'on ne s'y soit

pendu. (Il réfléchit.) Oui, c'est juste (en détachant

EN ATTENDANT GODOT

85

les mots) qu'on - ne s'y - soit pendu. Mais tu

-

-

n'as pas voulu. Tu ne te rappelles pas ?

EsTRAGON. - Tu l'as rêvé.

VLADIMIR - Est-ce possible que tu aies oublié

déjà ?

EsTRAGON. - Je suis comme ça. Ou j'oublie

tout de suite ou je n'oublie jamais.

VLADIMIR.

Et Pozzo et Luclcy, tu as oublié

-

aussi ?

EsTRAGON.

Pozzo et Lucky ?

-

VLADIMIR.

Il a tout oublié !

-

EsTRAGON.

Je me rappelle un énergumène

-

qui m'a foutu des coups de pied. Ensuite il a fait

le con.

VLADIMIR. - C'était Lucky !

EsTRAGON.

Ça, je m'en souviens. Mais

-

quand c'était ?

VLADIMIR.

Et l'autre qui le menait, tu t'en

-

souviens aussi ?

EsTRAGON.

Il m'a donné des os.

-

VLADIMIR.

C'était Pozzo !

-

EsTRAGON.

Et tu dis que c'était hier,

-

tout

ça ?

VLADIMIR.

Mais oui, voyons.

-

EsTRAGON.

Et

-

à cet endroit ?

VLADIMIR. - Mais bien sûr ! Tu ne reconnais pas ?

EsTRAGON (soudain furieux).

Reconnais !

-

Qu'est-ce qu'il y a à reconnaître ? J'ai tiré ma

roulure de vie au milieu des sables ! Et tu veux

8 6

EN ATTENDANT GODOT

que j'y voie des nuances ! (Regard circulaire.)

Regarde-moi cette saloperie ! Je n'en ai jamais

bougé !

VLADIMIR. - Du calme, du calme.

EsTRAGON. - Alors fous-moi la paix. avec tes

paysages ! Parle-moi du sous-sol !

VLADIMIR. -- Tout de même, tu ne vas pas

me dire que ça (geste) ressemble au Vaucluse !

TI y a quand même une grosse différence.

ESTRAGON. - Le Vaucluse ! Qui te parle du

Vaucluse ?

VLADIMIR. - Mais tu as bien été dans le Vaucluse ?

EsTRAGON. - Mais non, je n'ai jamais été

dans le Vaucluse ! J'ai coulé toute ma chaudepisse d'existence ici, je te dis ! Ici ! Dans la Merdecluse !

VLADIMIR. - Pourtant nous avons été ensemble dans le Vaucluse, j'en mettrais ma main au feu. Nous avons fait les vendanges, tiens, chez

un nommé Bonnelly, à Roussillon.

ESTRAGON (plus calme). - C'est possible. Je

n'ai rien remarqué.

VLADIMIR. - Mais là-bas tout est rouge !

EsTRAGON (excédé). - Je n'ai rien remarqué,

je te dis !

Silence. Vladimir soupire profondément.

VLADIMIR. - Tu es difficile à vivre, Gogo.

EsTRAGON. - On ferait mieux de se séparer.

EN ATTENDANT GODOT

87

VLADIMIlt. - Tu dis toujours ça. Et chaque

fois tu reviens.

Silence.

EsTRAGON. - Pour bien faire, il faudrait me

tuer, comme l'autre.

VLADIMIR. - Quel autre ? (Un temps.) Quel

autre ?

EsTRAGON. - Comme des billions d'autres.

VLADIMIR (sentencieux). - A chacun sa petite

croix. (Il soupire.) Pendant le petit pendant et

le bref après.

EsTRAGON. - En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.

VLADIMIR. - C'est vrai, nous sommes inta-

rissables.

ESTRAGON. - C'est pour ne pas penser.

VLADIMIR. - Nous avons des excuses.

EsTRAGON. - C'est pour ne pas entendre.

VLADIMIR. - Nous avons nos raisons.

EsTRAGON. - Toutes les voix mortes.

VLADIMIR. -- Ça fait un bruit d'ailes.

EsTRAGON. - De feuilles.

VLADIMIR. - De sable.

EsTRAGON. - De feuilles.

Silence.

VLADIMIR. - Elles parlent toutes en même

temps.

EsTRAGON. - Chacune à part soi. Silence.

88

E N ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Plutôt elles chuchotent.

EsTRAGON. - Elles murmurent.

VLADIMIR.

Elles bruissent.

-

EsTRAGON. - Elles murmurent.

Silence.

VLADIMIR.

Que disent-elles ?

-

ESTRAGON. - Elles parlent de leur vie.

VLADIMIR. - Il ne leur suffit pas d'avoir

vécu.

EsTRAGON.

Il faut qu'elles en parlent.

-

VLADIMIR.

Il ne leur suffit pas d'être mortes.

-

EsTRAGON. - Ce n'est pas assez.

Silence.

VLADIMIR.

Ça fait comme un bruit de

-

plumes.

EsTRAGON. - De feuilles.

VLADIMIR. - De cendres.

EsTRAGON. - De feuilles.

Long silence.

VLADIMIR. - Dis quelque chose !

ESTRAGON. - Je cherche.

Long silence.

VLADIMIR (angois. - Dis n'importe quoi !

ESTRAGON.

Qu'est-ce qu'on

-

fait maintenant ?

VLADIMIR.

On attend Godot.

-

EsTRAGON. - C'est vrai.

Silence.

VLADIMIR. - Ce que c'est difficile !

ESTRAGON. - Si tu chantais ?

EN ATTENDANT GODOT

89

VLADIMIR. - Non non. (Il cherche.) On n'a

qu'à recommencer.

ESTRAGON. - Ça ne me semble pas bien difficile, en effet.

VLADIMIR. - C'est le départ qui est difficile.

ESTRAGON. - On peut partir de n'importe

quoi.

VLADIMIR. - Oui, mais il faut se décider.

EsTRAGON. - C'est vrai.

Silence.

VLADIMIR. - Aide-moi !

ESTRAGON. - Je cherche.

Silence.

VLADIMIR. - Quand on cherche on entend.

ESTRAGON. - C'est vrai.

VLADIMIR. - Ça empêche de trouver.

ESTRAGON. - Voilà.

VLADIMIR. - Ça empêche de penser.

EsTRAGON. - On pense quand même.

VLADIMIR. - Mais non, c'est impossible.

EsTRAGON. - C'est ça, contredisons-nous.

VLADIMIR, - Impossible.

EsTRAGON. -- Tu crois ?

VLADIMIR. - Nous ne risquons plus de penser.

EsTRAGON. - Alors de quoi nous plaignons-

nous ?

VLADIMIR. - Ce n'est pas le pire, de penser.

EsTRAGON. - Bien sûr, bien sûr, mais c'est

déjà ça.

VLADIMIR. - Comment, c'est déjà ça ?

90

EN ATTENDANT GOOOT

EsTRAGON. - C'est ça, posons-nous des questions.

VLADIMIR. - Qu'est-ce que tu veux dire, c'est

déjà ça ?

EsTRAGON. - C'est déjà ça en moins.

VLADIMIR. - Evidemment.

EsTRAGON. - Alors ? Si on s'estimait heureux ?

VLADIMIR. - Ce qui est terrible, c'est d'avoir

pensé.

EsTRAGON. - Mais cela nous est-il jamais

arrivé ?

VLADIMIR. - D'où viennent tous ces cada-

vres ?

EsTRAGON. - Ces ossements.

VLADIMIR. - Voilà.

EsTRAGON. - Evidemment.

VLADIMIR. - On a dû penser un peu.

EsTRAGON. - Tout à fait au commencement.

VLADIMIR. - Un charnier, un charnier.

EsTRAGON. - TI n'y a qu'à ne pas regarder.

VLADIMIR. - Ça tire l'œil.

EsTRAGON. - C'est vrai.

VLADIMIR. - Malgré qu'on en ait.

EsTRAGON. - Comment ?

VLADIMIR. - Malgré qu'on en ait.

EsTRAGON. - TI faudrait se tourner résolu-

ment vers la nature.

VLADIMIR. - Nous avons essayé.

EsTRAGON. - C'est vrai.

EN ATTENDANT GODOT

9 1

VLADIMIR. - Oh, ce n'est pas le pire, bien

sûr.

EsTRAGON. - Quoi donc ?

VLADIMIR. - D'avoir pensé.

EsTRAGON. - Evidemment.

VLADIMIR. - Mais on s'en serait passé.

EsTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux ?

VLADIMIR. - Je sais, je sais.

Silence.

EsTRAGON. - Ce n'était pas si mal comme

petit galop.

VLADIMIR. - Oui, mais maintenant il va fal-

loir trouver autre chose.

ESTRAGON. - Voyons.

VLADIMIR. - Voyons.

EsTRAGON. - Voyons.

Ils réfléchissent.

VLADIMIR. - Qu'est-ce que je disais ? On

pourrait reprendre là.

EsTRAGON. - Quand ?

VLADIMIR. - Tout à fait au début.

EsTRAGON. - Au début de quoi ?

VLADIMIR. -. Ce soir. Je disais . . . je disais . . .

EsTRAGON. - Ma foi, là tu m'en demandes

trop.

VLADIMIR. - Attends .. . on s'est embrassés ...

o n était contents . . . contents . . . qu'est-ce qu'on fait

maintenant qu'on est contents. . . on attend ...

voyons . . . ça vient ... on attend .. . maintenant qu'on

est contents . . . on attend ... voyons ... ah ! L'arbre 1

92

EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - L'arbre ?

VLADIMIR. - Tu ne te rappelles pas ?

EsTRAGON. - Je suis fatigué.

VLADIMIR. - Regarde-le.

Estragon regarde l'arbre.

EsTRAGON. - Je ne vois rien.

VLADIMIR. - Mais hier soir il était tout noir

et squelettique ! Aujourd'hui il est couvert de

feuilles.

EsTRAGON. - De feuilles !

VLADIMIR. - Dans une seule nuit !

ESTRAGON. - On doit être au printemps.

VLADIMIR. - Mais dans une seule nuit !

EsTRAGON. - Je te dis que nous n'étions pas

là hier soir. Tu l'as cauchemardé.

VLADIMIR. - Et où étions-nous hier soir,

d'après toi ?

ESTRAGON. - Je ne sais pas. Ailleurs. Dans

un autre compartiment. Ce n'est pas le vide

qui manque.

VLADIMIR (sûr de son fait). - Bon. Nous

n'étions pas là hier soir. Maintenant, qu'est-ce

que nous avons fait hier soir ?

ESTRAGON. - Ce que nous avons fait ?

VLADIMIR. - Essaie de te rappeler.

EsTRAGON. - Eh ben.. . nous avons dû ba-

varder.

VLADIMIR (se maîtrisant). - A propos de

quoi ?

EN ATTENDANT GODOT

93

EsTRAGON. - Oh. .. à bâtons rompus peut­

être, à propos de bottes. (Avec assurance.) Voilà,

je me rappelle, hier soir nous avons bavardé à

propos de bottes. Il y a un demi-siècle que ça

dure.

VLADIMIR. - Tu ne te rappelles aucun fait,

aucune circonstance ?

EsTRAGON (las). - Ne me tourmente pas,

Didi.

VLADIMIR. - Le soleil ? La lune ? Tu ne te

rappelles p as ?

ESTRAGON. - Ils devaient être là, comme

d'habitude.

VLADIMIR. - Tu n'as rien remarqué d'inso-

lite ?

ESTRAGON. - Hélas.

VLADIMIR. - Et Pozzo ? Et Lucky ?

ESTRAGON. - Pozzo ?

VLADIMIR. - Les os.

ESTRAGON. - On aurait dit des arêtes.

VLADIMIR. - C'est Pozzo qui te les a donnés.

ESTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - Et le coup de pied ?

ESTRAGON. - Le coup de pied ? C'est vrai,

on m'a donné des coups de pied.

VLADIMIR. - C'est Lucky qui te les a don-

nés.

ESTRAGON. - C'était hier, tout ça ?

VLADIMIR. - Fais voir ta j ambe.

EsTRAGON. - Laquelle ?

94

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Les deux. Relève ton panta�

Ion. (Estragon, sur un pied, tend la jambe vers

Vladimir, manque de tomber. Vladimir prend

la jambe. Estragon chancelle.) Relève ton panta-'

Ion.

ESTRAGON (titubant). - Je ne peux pas.

Vladimir relève le pantalon, regarde la jambe,

la lâche. Estragon manque de tomber.

VLADIMIR. - L'autre. (Estragon donne la

même jambe.) L'autre, je te dis ! (Même jeu avec

l'autre jambe.) Voilà la plaie en train de s'infecter.

ESTRAGON. - Et après ?

VLADIMIR. - Où sont tes chaussures ?

EsTRAGON. - J'ai dû les jeter.

VLADIMIR. - Quand ?

EsTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - Pourquoi ?

ESTRAGON. - Je ne me rappelle pas.

VLADIMIR. - Non, je veux dire pourquoi tu

les as jetées ?

ESTRAGON. - Elles me faisaient mal.

VLADIMIR (montrant les chaussures). - Les

voilà. (Estragon regarde les chaussures.) A l'endroit même où tu les as posées hier soir.

Estragon va vers les chaussures, se penche,

les inspecte de près.

ESTRAGON. - Ce ne sont pas les miennes.

VLADIMIR. - Pas les tiennes !

EN ATTENDANT GODOT

95

EsTRAGON. -- Les miennes étaient noires.

Celles-ci sont jaunes.

VLADIMIR. -- Tu es sûr que les tiennes étaient

noires ?

EsTRAGON. -- C'est-à-dire qu'elles étaient

grises.

VLADIMIR. -- Et celles-ci sont jaunes ? Fais

voir.

EsTRAGON (soulevant une chaussure). -- Enfin, elles sont verdâtres.

VLADIMIR (avançant). -- Fais voir. (Estragon

lui donne la chaussure. Vladimir la regarde, la

;ette avec colère.) Ça alors !

EsTRAGON. -- Tu vois, tout ça c'est des ...

VLADIMIR. -- Je vois ce que c'est. Oui, je vois

ce qui c'est passé.

EsTRAGON. -- Tout ça c'est des ...

VLADIMIR. -- C'est simple comme bonjour.

Un type est venu qui a pris les tiennes et t'a

laissé les siennes.

EsTRAGON. -- Pourquoi ?

VLADIMIR. -- Les siennes ne lui allaient pas.

Alors il a pris les tiennes.

EsTRAGON. -- Mais les miennes étaient trop

petites.

VLADIMIR. -- Pour toi. Pas pour lui.

EsTRAGON. -- Je suis fatigué. (Un temps.)

Alons-nous-en.

VLADIMIR. -- On ne peut pas.

EsTRAGON. -- Pourquoi ?

96

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - On attend Godot.

ESTRAGON. - C'est vrai. (Un temps.) Alors

comment faire ?

VLADIMIR. - Il n'y a rien à faire.

EsTRAGON. - Mais moi je n'en peux plus.

VLADIMIR. - Veux-tu un radis ?

ESTRAGON. - C'est tout ce qu'il y a ?

VLADIMIR. - Il Y a des radis et des navets.

EsTRAGON. - Il n'y a plus de carottes ?

VLADIMIR. - Non. D'ailleurs tu exagères

avec les carottes.

ESTRAGON. - Alors donne-moï un radis. (Vladimir fouille dans ses poches, ne trouve que des navets, sort finalement un radis qu'il donne à

Estragon qui l'examine, le renifle.) Il est noir !

VLADIMIR. - C'est un radis.

EsTRAGON. - Je n'aime que les roses, tu le

sais bien !

VLADIMIR. - Alors tu n'en veux pas ?

ESTRAGON. - Je n'aime que les roses !

VLADIMIR. - Alors rends-le-moi.

Estragon le lui rend.

EsTRAGON. - Je vais chercher une carotte.

Il ne bouge pas.

VLADIMIR. - Ceci devient vraiment insignifiant.

EsTRAGON. - Pas encore assez.

Silence.

VLADIMIR. - Si tu les essayais ?

EsTRAGON. - J'ai tout essayé.

EN ATTENDANT GODOT

97

VLADIMIR. - Je veux dire, les chaussures.

EsTRAGON. - Tu crois ?

VLADIMIR. - Ça fera passer le temps. (Estra-

gon hésite.) Je t'assure, ce sera une diversion.

EsTRAGON. - Un délassement.

VLADIMIR.

Une distraction.

EsTRAGON. -- Un délassement.

VLADIMIR. - Essaie .

ESTRAGON. - Tu m'aideras ?

VLADIMIR. - Bien sûr.

ESTRAGON. - On ne se débrouille pas trop

mal, hein, Didi, tous les deux ensemble ?

VLADIMIR. - Mais oui, mais oui. Allez, on

va essayer la gauche d'abord.

ESTRAGON. - On trouve toujours quelque

chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression

d'exister ?

VLADIMIR (impatiemment). - Mais oui, mais

oui, on est des magiciens. Mais ne nous laissons

pas détourner de ce que nous avons résolu. (Il

ramasse une chaussure.) Viens, donne ton pied.

(Estragon s'approche de lui, lève le pied.) L'autre, porc ! (Estragon lève l'autre pied.) Plus haut ! (Les corps emmêlés, ils titubent à travers

la scène. Vladimir réussit finalement à lui mettre la chaussure.) Essaie de marcher. (Estragon marche.) Alors ?

EsTRAGON. - Elle me va.

VLADIMIR (prenant de la ficelle dans sa poche). - On va la lacer.

98

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON (véhémentement).

Non, non

-

,

pas de lacet, pas de lacet !

VLADIMIR. - Tu as tort. Essayons l'autre.

(Même jeu.) Alors ?

ESTRAGON.

Elle me va aussi.

-

VLADIMIR. - Elles ne te font pas mal ?

EsTRAGON (faisant quelques pas appuyés).

Pas encore.

VLADIMIR. - Alors tu peux les garder.

ESTRAGON.

Elles sont trop grandes.

-

VLADIl\flR.

Tu auras peut-être des chaus-

-

settes un jour.

ESTRAGON.

C'est vrai.

-

VLADIMIR.

Alors tu les gardes ?

-

EsTRAGON. - Assez parlé de ces chaussures.

VLADIMIR.

Oui, mais . .

-

.

EsTRAGON. - Assez ! (Silence.) Je vais quand

même m'asseoir.

Il cherche des yeux où s'asseoir, puis va s'asseoir là où il était assis au début du premier acte.

VLADIMIR.

C'est là où tu étais assis hier

-

soir.

Silence.

EsTRAGON.

Si je po

-

uvais dormir.

VLADIMIR. - Hier soir tu as dormi.

EsTRAGON. - Je vais essayer.

Il prend une posture utérine la tête entre les

,

jambes.

EN ATTENDANT GODOT

99

VLADIMIR. - Attends. (Il s'approche d'Estragon et se met à chanter d'une voix forte.) Do do do do

ESTRAGON (levant la tête). - Pas si fort.

VLADIMIR (moins fort).

Do do do do

Do do do do

Do do do do

Do do ...

Estragon s'endort. Vladimir enlève son veston et lui couvre les épaules, puis se met à marcher de long en large en battant des bras

pour se réchauffer. Estragon se réveile en sursaut, se lève, fait quelques pas affolés. Vladimir court vers lui, l'entoure de son bras.

VLADIMIR. - Là ... là ... je suis là n'aie pas

. . •

peur.

EsTRAGON. - Ah !

VLADIMIR. - Là ... là ... c'est fini.

ESTRAGON. - Je tombais.

VLADIMIR. - C'est fini. N'y pense plus.

EsTRAGON. - J'étais sur un ...

VLADIMIR. - Non non, ne dis rien. Viens,

on va marcher un peu.

Il prend Estragon par le bras et le fait marcher de long en large, jusqu'à ce qu'Estragon refuse d'aller plus loin.

EsTRAGON. - Assez ! Je suis fatigué.

VLADIMIR. - Tu aimes mieux être planté là

à ne rien faire ?

1 00

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON.

Oui.

-

VLADIMIR.

Comme tu veux.

-

Il lâche Estragon, va ramasser son veston et

le met.

EsTRAGON. - Allons-nous-en.

VLADIMIR.

On ne peut pas.

-

ESTRAGON. - Pourquoi ?

VLADIMIR.

On attend Godot.

-

EsTRAGON. - C'est vrai. (Vladimir reprend

son va-et-vient.) Tu ne peux pas rester tran·

quille ?

VLADIMIR.

J'ai froid.

-

EsTRAGON. - On est venus trop tôt.

VLADIMIR.

C'est toujours à la tombée de

-

la nuit.

EsTRAGON. - Mais la nuit ne tombe pas.

VLADIMIR.

Elle tombera tout d'un coup,

-

comme hier.

ESTRAGON. - Puis ce sera la nuit.

VLADIMIR.

Et nous pourrons partir.

-

EsTRAGON. - Puis ce sera encore le jour. (Un

temps.) Que faire, que faire ?

VLADIMIR (s'arrêtant de marcher, avec violence). - Tu as bientôt fini de te plaindre ? Tu commences à me casser les pieds, avec tes gémissements.

EsTRAGON. - Je m'en vais.

VLADIMIR (apercevant le chapeau de Lucky).

Tiens !

-

EsTRAGON.

Adieu.

-

EN ATTENDANT GODOT

1 0 1

VLADIMIR. - Le chapeau d e Lucky ! (Il s'en

approche.) Voilà une heure que je suis là et je

ne l'avais pas vu ! (Très content.) C'est parfait !

ESTRAGON. - Tu ne me verras plus.

VLADIMIR. - Je ne me suis donc pas trompé

d'endroit. Nous voilà tranquilles. (Il ramasse le

chapeau de Lucky, le contemple, le redresse.)

Ça devait être un beau chapeau. (Il le met à la

place du sien qu'il tend à Estragon.) Tiens.

ESTRAGON. - Quoi ?

VLADIMIR. - Tiens-moi ça.

Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Estragon met le chapeau de Vladimir à

la place du sien qu'il tend à Vladimir. Vladimir

prend le chapeau d'Estragon . Estragon ajuste

des deux mains le chapeau de Vladimir. Vladimir met le chapeau d'Estragon à la place de celui de Lucky qu'il tend à Estragon. Estragon

prend le chapeau de LllCky. Vladimir ajuste des

deux mains le chapeau d'Estragon. Estragon

met le chapeau de Lucky à la place de celui de

Vladimir qu'il tend à Vladimir. Vladimir prend

son chapeau. Estragon ajuste des deux mains le

chapeau de Lucky. Vladimir met son chapeau

à la place de celui d'Estragon qu'il tend à Estragon . Estragon prend son chapeau. Vladimir ajuste son chapeau des deux mains. Estragon

met son chapeau à la place de celui de Lucky

qu'il tend à Vladimir. Vladimir prend le cha-

102

EN ATTENDANT GODOT

peau de Lucky. Estragon ajuste son chapeau des

deux mains. Vladimir met le chapeau de Lucky

à la place du sien qu'il tend à Estragon. Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky.

Estragon tend le chapeau de Vladimir à Vladimir qui le prend et le tend à Estragon qui le prend et le tend à Vladimir qui le prend et le

jette. Tout cela dans un mouvement vif.

VLADIMIR.

Il me va ?

-

EsTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR.

Non, mais comment me trou­

-

ves-tu?

Il tourne la tête coquettement à droite et à

gauche, prend des attitudes de mannequin.

EsTRAGON.

Affreux.

-

VLADIMIR.

Mais pas plus que d'habitude ?

-

ESTRAGON.

La même chose.

-

VLADIMIR. - Alors je peux le garder. Le

mien me faisait mal. ( Un temps.) Comment dire?

(Un temps.) Il me grattait.

ESTRAGON. - Je m'en vais.

VLADIMIR. - Tu ne veux pas jouer?

ESTRAGON. - Jouer à quoi?

VLADIMIR. - On pourrait jouer à Pozzo et

Lucky.

EsTRAGON. - Connais pas.

VLADIMIR.

Moi je ferai Lucky, toi tu feras

-

Pozzo. (Il prend l'attitude de Lucky, ployant

EN ATTENDANT GODOT

1 03

sous le poids de ses bagages. Estragon le regarde

avec stupéfaction.) Vas-y.

ESTRAGON. - Qu'est-ce que je dois faire ?

VLADIMIR. - Engueule-moi !

ESTRAGON.

Salaud !

-

VLADIMIR. - Plus fort !

EsTRAGON. - Fumier ! Crapule !

Vladimir avance, recule, toujours ployé.

VLADIMIR.

Dis-moi de penser.

-

ESTRAGON. - Comment ?

VLADIMIR. - Dis, Pense, cochon !

ESTRAGON. - Pense, cochon !

Silence.

VLADIMIR.

Je ne peux pas !

-

ESTRAGON.

Asse

--

z !

VLADIMIR.

Dis-moi de danser.

-

EsTRAGON. - Je m'en vais.

VLADIMIR. - Danse, porc ! (Il se tord sur

place. Estragon sort précipitamment.) Je ne peux

pas ! (Il lève la tête. voit qu'Estragon n'est plus

là, pousse un cri déchirant.) Gogo ! (Silence. Il

se met à arpenter la scène presque en courant.

Estragon rentre précipitamment, essoufflé, court

vers Vladimir. Ils s'arrêtent à quelques pas l'un

de l'autre.) Te revoilà enfin !

EsTRAGON (haletant).

Je suis maudit !

-

VLADIMIR.

Où as-tu été ? Je t'ai

-

cru parti

pour toujours.

EsTRAGON. - Jusqu'au bord de la pente. On

vient.

1 04

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Qui ?

ESTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - Combien ?

ESTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR

(triomphant). - C'est Godot !

Enfin ! (Il embrasse Estragon avec effusion.)

Gogo ! C'est Godot ! Nous sommes sauvés !

Allons à sa rencontre ! Viens ! (Il tire Estragon

vers la coulisse. Estragon résiste, se dégage, sort

en courant de l'autre côté.) Gogo ! Reviens ! (Silence. Vladimir court à la coulisse où Estragon vient de rentrer, regarde au loin. Estragon rentre précipitamment, court vers Vladimir qui

<:e retourne.) Te revoilà à nouveau !

ESTRAGON. - Je suis damné !

VLADIMIR. - Tu as été loin ?

ESTRAGON. - Jusqu'au bord de la pente.

VLADIMIR. - En effet, nous sommes sur un

plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur

un plateau.

ESTRAGON. - On vient par là aussi.

VLADIMIR. - Nous sommes cernés ! (Affolé,

Estragon se précipite vers la toile de fond, s'y

empêtre, tombe.) Imbécile ! Il n'y a pas d'issue

par là. (Vladimir va le relever, l'amène vers la

rampe. Geste vers l'auditoire.) Là il n'y a personne. Sauve-toi par là. Allez. (Il le pousse vers la fosse. Estragon recule épouvanté.) Tu ne veux

pas ? Ma foi, ça se comprend. Voyons. (Il réfléchit.) Il ne te reste plus qu'à disparaître.

EN ATTENDANT GOOOT

1 05

EsTRAGON. - Où ?

VLADIMIR. - Derrière l'arbre. (Estragon

hésite.) Vite ! Derrière l'arbre. (Estragon court

se mettre derrière l'arbre qui ne le cache que

très imparfaitement.) Ne bouge plus ! (Estragon

sort de derrière l'arbre.) Décidément cet arbre

ne nous aura servi à rien. (A Estragon.) Tu n'es

pas fou ?

EsTRAGON (plus calme). - J'ai perdu la tête.

(Il baisse honteusement la tête.) Pardon ! (Il

redresse fièrement la tête.) C'est fini ! Maintenant

tu vas voir. Dis-moi ce qu'il faut faire.

VLADIMIR. - Il n'y a rien à faire.

ESTRAGON. - Toi tu vas te poster là. (Il

entraîne Vladimir vers la coulisse gauche, le

met dans l'axe de la route, le dos à la scène.)

Là, ne bouge plus, et ouvre l'œil. (Il court vers

l'autre coulisse. Vladimir le regarde par-dessus

l'épaule. Estragon s'arrête, regarde au loin, se

retourne. Les deux se regardent par-dessus

l'épaule.) Dos à dos comme au bon vieux temps !

(Ils continuent à se regarder un petit moment,

puis chacun reprend le guet. Long silence.) Tu

ne vois rien venir ?

VLADIMIR (se retournant). - Comment ?

EsTRAGON (plus fort). - Tu ne vois rien

venir ?

VLADIMIR. - Non.

EsTRAGON. - Moi non plus.

Ils reprennent le guet. Long silence.

1 06

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Tu as dû te tromper.

EsTRAGON (se retournant). - Comment ?

VLADIMIR (plus fort). - Tu as dû te tromper.

ESTRAGON. - Ne crie pas.

Ils reprennent le guet. Long silence.

VLADIMIR, EsTRAGON (se retournant simulta-

nément). - Est-ce ...

VLADIMIR. - Oh pardon !

EsTRAGON. - Je t'écoute.

VLADIMIR. _ Mais non !

.

EsTRAGON. - Mais si !

VLADIMIR. - Je t'ai coupé.

ESTRAGON. - Au contraire.

Ils se regardent avec colêre.

VLA DIMIR. -. Voyons, pas de cérémonie.

ESTRAGON. - Ne sois pas têtu, voyons.

VLADIMIR (avec force). - Achève ta phrase,

je te dis.

ESTRAGON (de même). - Achève la tienne.

Silence. Ils vont l'un vers l'autre, s'arrêtent.

VLADIM IR. - Misérable !

ESTRAGON. -

C'est ça, engueulons-nous.

(Echange d'injures. Silence.) Maintenant raccommodons-nous.

VLADIMIR. - Gogo !

ESTRAGON. - Didi !

VLAD I M I R . - Ta main !

ESTRAGON. - La voilà !

VLADI M I R . - Viens dans mes bras!

ESTRAGON . - Tes bras ?

EN ATTENDANT GODOT

1 07

VLADIMIR (ouvrant les bras). � Là-dedans !

EsTRAGON. - Allons-y.

Ils s'embrassent. Silence.

VLADIMIR. - Comme le temps passe quand

on s'amuse !

Silence.

EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

VLADIMIR. - En attendant.

EsTRAGON. - En attendant.

Silence.

VLADIMIR. - Si on faisait nos exercices ?

EsTRAGON. - Nos mouvements.

VLADIMIR. - D'assouplissement.

EsTRAGON. - De relaxation.

VLADIMIR. - De circumduction.

EsTRAGON.

De relaxation.

_ .

VLADIMIR. - Pour nous réchauffer.

ESTRAGON. - Pour nous calmer.

VLADIMIR. - Allons-y.

Il commence à sauter. Estragon l'imite.

EsTRAGON (s'arrêtant). - Assez. Je suis fatigué.

VLADIMIR (s'arrêtant). - Nous ne sommes

pas en train. Faisons quand même quelques respirations.

ESTRAGON. - Je ne veux plus respirer.

VLADIMIR. - Tu as raison. (Pause.) Faisons

quand même l'arbre, pour l'équilibre.

ESTRAGON. - L'arbre ?

1 08

EN ATTENDANT GODOT

Vladimir fail l'arbre en titubant.

VLADIMIR (s'arrêtant).

A toi.

-

Estragon fait l'arbre en titubant.

ESTRAGON . - Tu crois que Dieu me voit ?

VLADIMIR.

Il faut fermer

-

les yeux.

Estragon ferme les yeux, titube plus fort.

ESTRAGON (s'arrêtant, brandissant les poings,

à tue-tête). - Dieu ait pitié de moi !

VLADIMIR (vexe'). - Et moi ?

EsTRAGON (de même). - De moi ! De moi !

Pitié ! De moi !

Entrent Pozzo et Lucky. Pozzo est devenu

aveugle. Lucky chargé comme au premier acte.

Corde comme au premier acte, mais beaucoup

plus courte, pour permettre à Pozzo de suivre

plus commodément. Lucky coiffé d'un nouveau

chapeau. A la vue de Vladimir et Estragon il

s'arrête. Pozzo, continuant son chemin, vient se

heurter contre lui. Vladimir et Estragon reculent.

Pozzo (s'agrippant à Lucky qui, sous ce nouveau poids, chancelle). - Qu'y a-t-il ? Qui a crié ?

Lucky tombe, en lâchant tout, et entraîne

Pozzo dans sa chute. Ils restent étendus sans

mouvement au milieu des bagages.

ESTRAGON .

C'est Godot ?

-

V LADIMIR.

Ça to

-

mbe à pic. (Il va vers le

tas, suivi d'Estragon .) Enfin du renfort !

Pozzo (voix blanche).

Au secours.

-

ESTRAGON. - C'est Godot ?

EN ATTENDANT GODOT

1 09

VLADIMIR. - Nous commencions à flancher.

Voilà notre fin de soirée assurée.

Pozzo. - A moi !

ESTRAGON. - Il appelle à l'aide.

VLADIMIR. - Nous ne sommes plus seuls, à

attendre la nuit, à attendre Godot, à attendre -

à attendre. Toute la soirée nous avons lutté,

livrés à nos propres moyens. Maintenant c'est

fini. Nous sommes déjà demain.

Pozzo. - A moi !

VLADIMIR. - Déjà le temps coule tout autrement. Le soleil se couchera, la lune se lèvera et nous partirons - d'ici.

Pozzo. - Pitié !

VLADIMIR. - Pauvre Pozzo !

ESTRAGON. - Je savais que c'était lui.

VLADIMIR. - Qui ?

EsTRAGON. - Godot.

VLADIMIR. - Mais ce n'est pas Godot.

ESTRAGON. - Ce n'est pas Godot ?

VLADIMIR. - Ce n'est pas Godot.

ESTRAGON. - Qui c'est alors ?

VLADIMIR. - C'est Pozzo.

Pozzo. - C'est moi ! C'est moi ! Relevez-

moi !

VLADIMIR. - Il ne peut pas se relever.

EsTRAGON. - Allons-nous-en.

VLADIMIR. - On ne peut pas.

EsTRAGON. - Pourquoi ?

VLADIMIR. - On attend Godot.

1 1 0

EN ATTENDANT GODOT

EsTRAGON. - C'est vrai.

VLADIMIR.

Peut-être qu'il a encore des os

-

pour toi.

EsTRAGON - Des os ?

VLADIMIR.

De poulet. Tu ne te rappelles

-

pas ?

EsTRAGON. - C'était lui ?

VLADIMIR.

Oui.

-

EsTRAGON. - Demande-lui.

VLADIMIR. - Si on l'aidait d'abord ?

EsTRAGON. - A quoi faire ?

VLADIMIR. - A se relever.

EsTRAGON. - Il ne peut se relever ?

VLADIMIR. - Il veut se relever.

EsTRAGON.

Alors, qu'il se relève.

-

VLADIMIR. - Il ne peut pas.

EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'il a ?

VLADIMIR.

Je ne sais pas.

-

Pozzo se tord, gémit, frappe le sol avec ses

poings.

EsTRAGON.

Si on l

-

ui demandait les os

d'abord ? Puis s'il refuse on le laissera là.

VLADIMIR.

Tu veux dire que nous l'avons

-

à notre merci ?

EsTRAGON.

Oui.

-

VLADIMIR. - Et qu'il faut mettre des conditions à nos bons offices ?

EsTRAGON.

Oui.

-

VLADIMIR. - Ça a l'air intelligent en effet.

Mais je crains une chose.

EN ATTENDANT GODOT

1 1 1

EsTRAGON.

Quoi ?

-

VLADIMIR.

Que Lucky ne se mette en

-

branle tout d'un coup. Alors nous serions baisés.

EsTRAGON.

Lucky ?

-

VLADIMIR.

C'est lui qui t'a attaqué hier.

-

EsTRAGON.

Je te dis qu'ils étaient dix.

-

VLADIMIR.

Mais non, avant, celui qui t'a

-

donné des coups de pied.

ESTRAGON.

Il est là ?

-

VLADIMIR.

Mais regarde. (Geste). Pour le

-

moment il est inerte. Mais il peut se déchaîner

d'un instant à l'autre.

EsTRAGON. - Si on lui donnait une bonne

correction tous les deux ?

VLADIMIR.

Tu veux dire, si on lui tombait

-

dessus pendant qu'il dort ?

EsTRAGON.

Oui.

-

VLADIMIR.

C'est une bonne idée. Mais en

-

sommes-nous capables ? Dort-il vraiment ? (Un

temps.) Non, le mieux serait de profiter de ce que

Pozzo appelle au secours pour le secourir, en

tablant sur sa reconnaissance.

EsTRAGON.

Mais il ne ...

-

VLADIMIR.

Ne perdons pas notre temps en

-

vains discours. (Un temps. Avec véhémence.)

Faisons quelque chose, pendant que l'occasion

se présente ! Ce n'est pas tous les jours qu'on a

besoin de nous. Non pas à vrai dire qu'on ait

précisément besoin de nous. D'autres feraient

aussi bien l'affaire, sinon mieux. L'appel que nous

1 1 2

EN ATTENDANT GODOT

venons d'entendre, c'est plutôt à l'humanité tout

entière qu'il s'adresse. Mais à cet endroit, en ce

moment, l'humanité c'est nous, que ça nous plaise

ou non. Profitons-en, avant qu'il soit trop tard.

Représentons dignement pour une fois l'engeance

où le malheur nous a fourrés. Qu'en dis-tu ?

(Estragon n'en dit rien.) Il est vrai qu'en pesant,

les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition. Le tigre se précipite au secours de ses congénères

sans la moindre réflexion. Ou bien il se sauve

au plus profond des taillis. Mais la question

n'est pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu'il

faut se demander. Nous avons la chance de le

savoir. Oui, dans cette immense confusion, une

seule chose est claire nous attendons que Godot

vienne.

EsTRAGON. - C est vrai.

'

VLADIMIR. - Ou que la nuit tombe. (Un

temps.) Nous sommes au rendez-vous, un point

c'est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais

nous sommes au rendez-vous. Combien de gens

peuvent en dire autant ?

ESTRAGON. - Des masses.

VLADIMIR. - Tu crois ?

ESTRAGON. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - C'est possible.

Pozzo. - Au secours !

VLADIMIR. - Ce qui est certain, c'est que le

EN ATTENDANT GODOT

1 1 3

temps est long, dans ces conditions, et nous

pousse à le meubler d'agissements qui, comment

dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empêcher notre raison de

sombrer. C'est une affaire entendue. Mais n'erret-elle pas déjà dans la nuit permanente des grands fonds, voilà ce que je me demande parfois. Tu

suis mon raisonnement ?

EsTRAGON. - Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent.

Pozzo. - Au secours, je vous donnerai de

l'argent !

ESTRAGON. - Combien ?

Pozzo. - Cent francs.

ESTRAGON. - Ce n'est pas assez.

VLADIMIR. - Je n'irais pas jusque-là.

EsTRAGON. - Tu trouves que c'est assez ?

VLADIMIR. - Non, je veux dire jusqu'à affir-

mer que je n'avais pas toute ma tête en venant

au monde. Mais la question n'est pas là.

Pozzo. - Deux cents.

VLADIMIR. - Nous attendons. Nous nous

ennuyons. (Il lève la main.) Non, ne proteste

pas, nous nous ennuyons ferme, c'est incontestable. Bon. Une diversion se présente et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons,

au travail. (Il avance vers Pozzo, s'arrête.) Dans

un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au milieu des solitudes. (Il rêve.)

1 1 4

EN ATTENDANT GODOT

POZZO. - Deux cents !

VLADIMIR. - On arrive.

Il essaie de soulever Pozzo, n'y arrive pas,

renouvelle ses efforts, trébuche dans les bagages,

tombe, essaie de ·se relever, n'y arrive pas.

ESTRAGON. - Qu'est-ce que vous avez tous ?

VLADIMIR . - Au secours !

ESTRAGON. - Je m'en vais.

VLADIMIR. - Ne m'abandonne pas ! Ils me

tueront !

Pozzo. - Où suis-je ?

VLADIMIR.

Gogo !

-

POZZO .

A moi !

-

VLADIMIR. - Aide-moi !

ESTRAGON. - Moi je m'en vais.

VLADIMIR. - Aide-moi d'abord. Puis nous

partirons ensemble.

ESTRAGON. - Tu le promets ?

VLADIMIR. - Je le jure !

ESTRAGON. - Et nous ne reviendrons jamais.

VLADIMIR.

Jamais !

-

ESTRAGON.

Nous irons dans l'Ariège.

-

VLADIMIR. - Où tu voudras.

Pozzo. - Trois cents ! Quatre cents !

EsTRAGON.

J'ai toujours voulu

-

me bala-

der dans l'Ariège.

VLADIMIR.

Tu t'y baladeras.

-

ESTRAGON. - Qui a pété ?

VLADIMIR. - C'est Pozzo.

POZZO. - C'est moi ! C'est moi ! Pitié !

EN ATTENDANT GODOT

1 1 5

EsTRAGON.

C'est dégoûtant.

-

VLADIMIR. - Vite ! Vite ! Donne ta main !

EsTRAGON. - Je m'en vais. (Un temps Plus

.

fort.) Je m'en vais.

VLADIMIR. - Après tout, je finirai bien par

me lever tout seul (Il essaie de se lever, retombe.)

.

Tôt ou tard.

ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu as ?

VLADIMIR. - Fous le camp.

EsTRAGON. - Tu restes là ?

VLADIMIR. - Pour le moment.

EsTRAGON. - Lève-toi, voyons, tu vas attraper froid.

VLADIMIR. - Ne t'occupe pas de moi.

EsTRAGON. - Voyons, Didi, ne sois pas têtu.

(Il tend la main vers Vladimir qui s'empress�

de s'en saisir.) Allez, debout !

VLADIMIR. - Tire !

Estragon tire, trébuche, tombe. Long silence.

Pozzo. - A moi !

VLADIMIR. - Nous sommes là.

POZZO.

Qui êtes-vous ?

-

VLADIMIR. - Nous sommes des hommes.

Silence.

EsTRAGON. - Ce qu'on est bien, par terre !

VLADIMIR - Peux-tu te lever ?

.

EsTRAGON.

Je ne sais pas.

-

VLADIMIR. - Essaie.

ESTRAGON. - Tout à l'heure, tout à l'heure.

Silence.

1 1 6

EN ATTENDANT GODOT

POZZO. - Qu'est-ce qui s'est passé ?

VLADIMIR (avec force). - Veux-tu te taire,

toi, à la fin ! Quel choléra, quand même ! Il ne

pense qu'à lui.

ESTRAGON. - Si on essayait de dormir ?

VLADIMIR.

Tu l'as entendu ? Il veut savoir

ce qui s'est passé !

ESTRAGON. - Laisse-le. Dors.

Silence.

POZZO. - Pitié ! Pitié !

ESTRAGON (sursautant). - Quoi ? Qu'est-ce

qu'il y a ?

VLADIMIR. - Tu dormais ?

ESTRAGON. - Je crois.

VLADIMIR. - C'est encore ce salaud de

Pozzo !

EsTRAGON. - Dis-lui de la boucler ! Casselui la gueule !

VLADIMIR (donnant des coups à Pozzo.) -

As-tu fini ? Veux-tu te taire ? Vermine ! (Pozzo

se dégage en poussant des cris de douleur et

s'éloigne en rampant. De temps en temps, il

s'arrête, scie l'air avec des gestes d'aveugle, en

appelant Lucky. Vladimir, s'appuyant sur le

coude, le suit des yeux.) Il s'est sauvé ! (Pozzo

s'effondre. Silence.) Il est tombé !

Silence.

ESTRAGON. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

VLADIMIR. - Si je pouvais ramper jusqu'à lui.

EN ATTENDANT GODOT

1 1 7

EsTRAGON. - Ne me quitte pas !

VLADIMIR. - Si je l'appelais ?

EsTRAGON. - C'est ça, appelle-le.

VLADIMIR. - Pozzo ! (Un temps.) Pozzo !

(Un temps.) Il ne répond plus.

ESTRAGON. - Ensemble.

VLADIMIR, ESTRAGON. - Pozzo ! Pozzo !

VLADIMIR. - Il a bougé.

ESTRAGON.

Tu es sûr qu'il s'appelle Pozzo ?

-

VLADIMIR (angoissé).

Monsieur Pozzo !

-

Reviens ! On ne te fera pas de mal !

Silence.

ESTRAGON. - Si on essayait avec d'autres

noms ?

VLADIMIR. - J'ai peur qu'il ne soit sérieuse-

ment touché.

ESTRAGON. - Ce serait amusant.

VLADIMIR.

Qu'est-ce qui s

-

erait amusant ?

ESTRAGON. - D'essayer avec d'autres noms,

l'un après l'autre. Ça passerait le temps. On finirait bien par tomber sur le bon.

VLADIMIR.

Je te dis q u'il s'appelle Pozzo

-

.

ESTRAGON.

C'est ce que nous allons voir.

-

Voyons. (Il réfléchit.) Abel ! Abel !

Pozzo. - A moi !

ESTRAGON. - Tu vois !

VLADIMIR. - Je commence à en avoir assez

de ce motif.

ESTRAGON. - Peut-être que l'autre s'appelle

Caïn. (Il appelle.) Caïn ! Caïn !

1 1 8

EN ATTENDANT GODOT

Pozzo.

A moi !

-

ESTRAGON. - C'est toute l'humanité. (Silence.)

Regarde-moi ce petit nuage.

VLADIMIR (levant les yeux). - Où ?

ESTRAGON. - Là, au zénith.

VLADIMIR.

Eh bien ? (Un temps.) Qu'est­

-

ce qu'il a de si extraordinaire ?

Silence.

ESTRAGON. - Passons maintenant à autre

chose, veux-tu ?

Vladimir. - J'allais justement te le proposer.

ESTRAGON. - Mais à quoi ?

VLADIMIR .

Ah, voilà !

Silence.

ESTRAGON.

Si on se levait,

-

pour commencer ?

VLADIMIR. - Essayons toujours.

Ils se lèvent.

ESTRAGON.

Pas plus difficile que ça.

-

VLADIMIR.

Vouloir, tout est

-

là.

ESTRAGON. - Et maintenant ?

Pozzo. - Au secours !

ESTRAGON. - Allons-nous-en.

VLADIMIR. - On ne peut pas.

ESTRAGON.

Pourquoi ?

-

VLADIMIR. - On attend Godot.

ESTRAGON. - C'est vrai . (Un temps.) Que

faire ?

EN ATTENDANT GODOT

1 1 9

POZZO. - Au secours !

VLADIMIR. - Si on le secourait ?

EsTRAGON. - Qu'est-ce qu'il faut faire ?

VLADIMIR. - Il veut se lever.

EsTRAGON. - Et après ?

VLADIMIR. - Il veut qu'on l'aide à se lever.

EsTRAGON. - Eh bien, aidons-le. Qu'est-ce

qu'on attend ?

Ils aident Pozzo à se lever, s'écartent de lui.

Il retombe.

VLADIMIR. - Il faut le soutenir. (Même jeu.

Pozzo reste debout entre les deux, pendu à leur

cou.) Il faut qu'il se réhabitue à la station debout.

(A Pozzo.) Ça va mieux ?

Pozzo. - Qui êtes-vous ?

VLADIMIR. - Vous ne nous remettez pas ?

Pozzo. - Je suis aveugle.

Silence.

ESTRAGON. - Peut-être qu'il voit clair dans

l'avenir ?

VLADIMIR (à Pozzo). - Depuis quand ?

Pozzo. - J'avais une très bonne vue - mais

êtes-vous des amis ?

ESTRAGON (riant bruyamment). - Il demande

si nous sommes des amis !

VLADIMIR. - Non, il veut dire des amis à

lui.

EsTRAGON. - Et alors ?

VLADIMIR. - La preuve, c'est que nous l'avons

aidé.

1 20

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON. - Voilà ! Est-ce que nous l'au-

rions aidé si nous n'étions pas ses amis ?

VLADIMIR.

Peut-être.

-

ESTRAGON. - Evidemment.

VLADIMIR.

N'ergotons pas là-dessus.

-

Pozzo. - Vous n'êtes pas des brigands ?

ESTRAGON. - Des brigands ! Est-ce qu'on a

l'air de brigands ?

VLADIMIR. - Voyons ! Il est aveugle.

EsTRAGON.

Flûte ! C'est vrai. (Un temps.)

-

Qu'il dit.

Pozzo. - Ne me quittez pas.

VLADIMIR.

Il n'en est pas question.

-

ESTRAGON. - Pour l insta

'

nt.

POZZO. - Quelle heure est-il ?

ESTRAGON (inspectant le ciel). - Voyons . . .

VLADIMIR. - Sept heures ? . . Huit heures ? . . .

ESTRAGON. - Ça dépend de la saison.

Pozzo. - C'est le soir ?

Silence. Vladimir et Estragon regardent le

couchant.

ESTRAGON.

On dirait qu'il remonte.

-

VLADIMIR.

Ce n'est pas possible.

-

EsTRAGON. - Si c'était l aurore ?

'

VLADIMIR.

Ne dis p as de bêtises. C'est

-

l'ouest, par là.

ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu en sais ?

Pozzo (avec angoisse). - Sommes-nous au

soir ?

VLADIMIR.

D'ailleurs, il n'a pas bougé.

-

EN ATTENDANT GODOT

1 2 1

ESTRAGON.

J e te dis qu'il remonte.

-

Pozzo. - Pourquoi ne répondez-vous pas ?

EsTRAGON.

C'est qu'on ne voudrait p

-

as

vous dire une connerie.

VLADIMIR (rassurant). - C'est le soir, monsieur, nous sommes arrivés au soir. Mon ami essaie de m'en faire douter et je dois avouer

que j'ai été ébranlé pendant un instant. Mais ce

n'est pas pour rien que j'ai vécu cette longue

journée et je peux vous assurer qu'elle est presque au bout de son répertoire. (Un temps). A part ça, comment vous sentez-vous ?

ESTRAGON.

Combien de temps va-t-il f

-

alloir

le charrier encore ? (Ils le lâchent à moitié, le

reprennent en voyant qu'i! va retomber.) On

n'est pas des cariatides.

VLADIMIR.

Vous disiez que vous aviez une

-

bonne vue, autrefois, si j'ai bien entendu ?

Pozzo.

Oui, elle était bien bonne.

-

Silence.

ESTRAGON (avec irritation). - Développez !

Développez !

VLADIMIR.

Laisse-le tranquille. Ne vois tu

-

-

pas qu'il est en train de se rappeler son bonheur.

( Un temps.) Memoria praeteritorum bonorum

ça doit être pénible.

-

POZZO.

Oui, bien bonne

-

.

VLADIMIR. - Et cela vous a pris tout d'un

coup ?

Pozzo. - Bien bonne.

1 22

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR. - Je vous demande si cela vous

a pris tout d'un coup.

Pozzo. - Un beau jour je me suis réveillé,

aveugle comme le destin. (Un temps.) Je me

demande parfois si je ne dors pas encore.

VLADIMIR. - Quand ça ?

POZZO. - Je ne sais pas.

VLADIMIR. - Mais pas plus tard qu'hier ...

Pozzo. - Ne me questionnez pas. Les aveu-

gles n'ont pas la notion du temps. (Un temps.)

Les choses du temps, ils ne les voient pas non

pius.

VLADIMIR. - Tiens ! J'aurais juré le contraire.

EsTRAGON. - Je m'en vais.

POZZO. - Où sommes-nous ?

VLADIMIR. - Je ne sais pas.

POZZO. - Ne serait-on pas au lieudit l a

Planche ?

VLADIMIR. -- Je ne connais pas.

Pozzo. - A quoi est-ce que ça ressemble ?

VLADIMIR (regard circulaire). - On ne peut

pas le décrire. Ça ne ressemble à rien. Il n'y a

rien. Il y a un arbre.

POZZO. - Alors ce n'est pas la Planche.

EsTRAGON (ployant). - Tu parles d'une diver-

sion.

Pozzo. - Où est mon domestique ?

VLADIMIR. - Il est là.

Pozzo. - Pourquoi ne répond-il pas quand

je l'appelle ?

EN ATTENDANT GODOT

1 23

VLADIMIR. - Je ne sais pas. Il semble dormir.

Il est peut-être mort.

Pozzo . - Que s'est-il passé, au juste ?

ESTRAGON. - Au juste !

VLADIMIR. - Vous êtes tombés tous les deux.

Pozzo.

Allez voir s'il est blessé.

-

VLADIMIR - Mais on ne peut

.

pas vous

quitter.

Pozzo . - Vous n'avez pas besoin d'y aller

tous les deux.

VLADIMIR (à Estragon). - Vas-y, toi.

Pozzo . - C'est ça, que votre ami y aille. Il

sent si mauvais. (Un temps.) Qu'est-ce qu'il

attend ?

VLADIMIR (à Estragon). - Qu'est-ce que tu

attends ?

ESTRAGON. - J'attends Godot.

VLADIMIR. - Qu'est-ce qu'il doit faire au

juste ?

Pozzo.

Eh bien, qu'il tire d'abord sur

-

la

corde, en faisant attention naturellement de ne

pas l'étrangler. En général, ça le fait réagir.

Sinon, qu'i1 1ui donne des coups de pied, dans le

bas-ventre et au visage autant que possible.

VLADIMIR (à Estragon).

Tu vois,

-

tu n'as

rien à craindre. C'est même une occasion de te

venger.

ESTRAGON. - Et s'il se défend ?

Pozzo. - Non non, il ne se défend jamais.

VLADIMIR. - Je volerai à ton secours.

1 24

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON. - Ne me quitte pas des yeux !

(Il va vers Lucky.)

VLADIMIR. - Regarde s'il est vivant d'abord.

Pas la peine de lui taper dessus s'il est mort.

ESTRAGON (s'étant penché sur Lucky). - Il

respire.

VLADIMIR. - Alors vas-y.

Subitement déchaîné, Estragon bourre Lucky

de coups de pied, en hurlant. Mais il se fait mal

au pied et s'éloigne en boitant et en gémissant.

Lucky reprend ses sens.

EsTRAGON (s'arrêtant sur une jambe). - Oh,

la vache !

Estragon s'assied, essaie d'enlever ses chaussures. Mais bientôt il y renoncera, se disposera en chien de fusil, la tête entre les jambes, les

bras devant la tête.

Pozzo. - Que s'est-il passé encore ?

VLADIMIR. - Mon ami s'est fait mal.

Pozzo. - Et Lucky ?

VLADIMIR. - Alors c'est bien lui ?

Pozzo. - Comment ?

VLADIMIR. - C'est bien Lucky ?

Pozzo. - Je ne comprends pas.

VLADIMIR. - Et vous, vous êtes Pozzo ?

Pozzo. - Certainement, je suis Pozzo.

VLADIMIR. - Les mêmes qu'hier ?

Pozzo. - Qu'hier ?

VLADIMIR. - On s'est vus hier. (Silence). Vous

ne vous rappelez pas ?

EN ATTENDANT GODOT

1 25

Pozzo. - Je ne me rappelle avoir rencontré

personne hier. Mais demain je ne me rappellerai avoir rencontré personne aujourd'hui. Ne comptez donc pas sur moi pour vous renseigner.

Et puis assez là-dessus. Debout !

VLADIMIR. - Vous l'emmeniez à Saint-Sauveur pour le vendre. Vous nous avez parlé . . Il a dansé. Il a pensé. Vous voyiez clair.

Pozzo. - Si vous y tenez. Lâchez-moi, s'il

vous plaît. (Vladimir s'écarte.) Debout !

VLADIMIR. - Il se lève.

Lucky se lève, ramasse les bagages.

Pozzo. - Il fait bien.

V L ADIMIR. - Où allez-vous de ce pas ?

Pozzo. - Je ne m'occupe pas de ça.

VLADIMIR. - Comme vous avez changé !

Lucky, chargé des bagages, vient se placer

devant Pozzo.

Pozzo. - Fouet ! (Lucky dépose les bagages,

cherche le fouet, le trouve, le donne à Pozzo,

reprend les bagages.) Corde ! (Lucky dépose les

bagages, met le bout de la corde dans la main

de Pozzo, reprend les bagages.)

VLADIMIR.

Qu'est ce qu'il y a dans la

_

.

-

valise ?

Pozzo. - Du sable. (Il tire sur la corde.)

En avant ! (Lucky s'ébranle, Pozzo le suit.)

VLADIMIR. - Ne partez pas encore.

Pozzo (s'arrêtant). - Je pars.

1 26

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR.

Que faites-vous quand vous

-

tombez loin de tout secours ?

Pozzo .

Nous attendons de pouvoir nous

-

relever. Puis nous repartons.

VLADIMIR. - Avant de partir, dites-lui de

chanter.

Pozzo. - A qui ?

VLADIMIR.

A

-

Lucky.

Pozzo. - De chanter ?

VLADIMIR. - Oui. Ou de penser. Ou de réci-

ter.

Pozzo. - Mais il est muet.

VLADIMIR.

Muet !

-

Pozzo. - P arfaitement . Il ne peut même

pas gémir.

VLADIMIR.

Muet ! Depuis quand ?

-

Pozzo (soudain furieux).

Vous n'avez pas

-

fini de m'empoisonner avec vos histoires de

temps ? C'est insensé ! Quand ! Quand ! Un

jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux

autres il est devenu muet, un jour je suis devenu

aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un

jour nous sommes nés, un jour nous mourrons,

le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? (Plus posément.) Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant,

puis c'est la nuit à nouveau. (Il tire sur la corde.)

En avant !

Ils sortent. Vladimir les suit iusqu'à la limite

EN ATTENDANT GODOT

1 27

de la scène, les regarde s'éloigner. Un bruit de

chute, appuyé par la mimique de Vladimir,

annonce qu'ils sont tombés à nouveau. Silence.

Vladimir va vers Estragon qui dort, le contemple un moment, puis le réveille.

ESTRAGON (gestes affolés, paroles incohérentes.

Finalement). - Pourquoi tu ne me laisses jamais

dormir ?

VLADIMIR. - Je me sentais seul.

EsTRAGON. - Je rêvais que j'étais heureux.

VLADIMIR. - Ça a fait passer le temps.

EsTRAGON. - Je rêvais que ...

VLADIMIR. - Tais-toi ! (Silence.) Je me

demande s'il est vraiment aveugle.

EsTRAGON. - Qui ?

VLADIMIR. - Un vrai aveugle dirait-il qu'il

n'a pas la notion du temps ?

EsTRAGON. - Qui ?

VLADIMIR. - Pozzo.

EsTRAGON. - Il est aveugle ?

VLADIMIR. - Il nous l'a dit.

ESTRAGON. - Et alors ?

VLADIMIR. - Il m'a semblé qu'il nous voyait.

ESTRAGON. - Tu ras rêvé. (Un temps.)

Allons-nous-en. On ne peut pas. C'est vrai. (Un

temps.) Tu es sûr que ce n'était pas lui ?

VLADIMIR. - Qui ?

EsTRAGON. - Godot ?

VLADIMIR. - Mais qui ?

EsTRAGON. - Pozzo.

1 28

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMIR.

Mais non ! Mais non ! (Un

-

temps.) Mais non.

EsTRAGON.

Je vais quand même me

-

lever.

(Se lève péniblement.) Aïe !

VLADIMIR.

Je ne sais plus quoi penser.

-

EsTRAGON.

Mes pieds ! (Il se rassied, essaie

-

de se déchausser.) Aide-moi !

VLADIMIR.

Est-ce que j'ai dormi, pendant

-

que les autres souffraient ? Est-ce que je dors en

ce moment ? Demain, quand je croirai me réveiller, que dirai-je de cette j ournée ? Qu'avec Estragon mon ami, à cet endroit, jusqu'à la

tombée de la nuit, j'ai attendu Godot ? Que

Pozzo est passé, avec son porteur, et qu'il nous

a parlé ? Sans doute. Mais dans tout cela qu'y

aura-t-il de vrai ? (Estragon, s'étant acharné en

vain sur ses chaussures, s'est assoupi à nouveau Vladimir le regarde.) Lui ne saura rien.

.

Il parlera des coups qu'il a reçus et je lui donnerai une carotte. (Un temps.) A cheval sur une tombe et une naissance difficile. Du fond du

trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers.

On a le temps de vieillir. L'air est plein de nos

cris (Il écout ) Mais l'habitude est une grande

.

e.

sourdine. (Il regarde Estragon.) Moi aussi, un

autre me regarde, en se disant, Il dort, il ne sait

pas, qu'il dorme. (Un temps.) Je ne peux pas

continuer. (Un temps.) Qu'est-ce que j'ai dit ?

Il va et vient avec agitation, s'arrête finalement près de la coulisse gauche, regarde au loin.

EN ATTENDANT GODOT

1 29

Entre à droite le garçon de la veille. Il s'arrête.

Silence.

GARÇON.

Monsieur . . . (Vladimir se retour­

-

ne.) Monsieur Albert . . .

VLADIMIR. - Reprenons

(Un temps. Au

.

garçon.) Tu ne me reconnais pas ?

GARÇON.

Non

--

monsieur.

VLADIMIR. - C'est toi qui es venu hier ?

GARÇON. - Non monsieur.

VLADIMIR.

C'est la premièr

-

e fois que tu

viens ?

GARÇON. - Oui , monsieur.

Silence.

VLADIMIR.

C'est de la part de monsieur

-

Godot ?

GARÇON.

Oui, monsieur.

-

VLADIMIR. - Il ne viendra pas ce soir.

GARÇON. - Non, monsieur.

VLADIMIR. - Mais il viendra demain.

GARÇON.

Oui , monsi

-

eur.

VLADIMIR.

Sûrement.

-

GARÇON.

Oui) monsieur.

-

Silence.

VLADIMIR.

Est-ce que tu as rencontré quel

-

qu'un ?

GARÇON.

Non monsieur

-

.

VLADIMIR.

Deux autres (il hésite) . hom­

-

. .

mes.

GARÇON. - Je n'ai vu personne, monsieur.

Silence.

1 30

EN ATTENDANT GODOT

VLADIMI R. - Qu'est-ce qu'il fait, monsieur

Godot ? (Un temps.) Tu entends ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Et alors ?

GARÇON. - Il ne fait rien, monsieur. Silence.

VLADIMIR. - Comment va ton frère ?

GARÇON. - Il est malade, monsieur.

VLADIMIR. - C'est peut-être lui qui est venu

hier.

GARÇON. - Je ne sais pas, monsieur. Silence.

VLADIMIR. - Il a une barbe, monsieur

Godot ?

GARÇON. - Oui monsieur.

VLADIMIR. - Blonde ou... (il hésite) ... ou

noire ?

GARÇON (hésitant). - Je crois qu'elle est

blanche, monsieur.

Silence.

VLADIMIR. - Miséricorde.

Silence.

GARÇON. - Qu'est-ce que je dois dire à monsieur Godot, monsieur ?

VLADIMIR. - Tu lui diras - (il s'interrompt)

tu lui diras que tu m as vu et que

(il

-

'

-

réfléchit)

que tu m'as vu. (Un temps. Vla­

-

dimir s'avance, le garçon recule, Vladimir s'arrête, le garçon s'arrête.) Dis, tu es bien sûr de

EN ATTENDANT GODOT

1 3 1

m'avoir vu, tu ne vas pas me dire demain que

tu ne m'as j amais vu ?

Silence. Vladimir fait un soudain bond en

avant, le garçon se sauve comme une flèche.

Silence. Le soleil se couche, la lune se lève.

Vladimir reste immobile. Estragon se réveille,

se déchausse, se lève, les chaussures à la main,

les dépose devant la rampe, va vers Vladimir, le

regarde.

ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu as ?

VLADIMIR. - Je n'ai rien.

ESTRAGON. - Moi je m'en vais.

VLADIMIR. - Moi aussi.

Silence.

ESTRAGON.

Il

-

Y avait longtemps que je

do rmais ?

VLADIMIR. - Je ne sais pas.

Silence.

ESTRAGON. - Où i rons-nous ?

VLADIMIR.

Pas loin.

-

ESTRAGON. - Si si, allons-nous-en loi n d'ici !

VLADIMIR. - On ne peut pas.

ESTRAGON. - Pou rquoi ?

VLADIMIR. - Il faut r eveni r demain.

EsTRAGON. - Pou r quoi faire ?

VLADIMI R.

Attendre Go do t.

-

ESTRAGON. - C'est v rai. (Un temps.) Il n'est

pas venu ?

VLADIMIR.

Non.

-

1 32

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON.

Et maintenant

-

il est trop tard.

VLADIMIR. - Oui, c'est la nuit.

ESTRAGON. - Et si on le laissait tomber ?

(Un temps.) Si on le laissait tomber ?

VLADIl'lIiR. - Il nous punirait. (Silence. Il

regarde l'arbre.) Seul 1'arbre vit.

ESTRAGON (regardant l'arbre). - Qu'est-ce

que c'est ?

VLADIMIR. - C'est l'arbre.

ESTRAGON.

Non, mais quel genre ?

-

VLADIMIR. - Je ne sais pas. Un saule.

ESTRAGON. - Viens voir. (Il entraîne Vladi-

mir l'ers l'arbre. Ils s'immobilisent devant. Silence.) Et si on ,se pendait ?

VLADIMIR. - Avec quoi ?

ESTRAGON. - Tu n'as pas un bout de corde ?

VLADIMIR. - Non.

ESTRAGON.

Alors on ne peut pas.

-

VLADIMIR.

Allons-nous-en.

-

ESTRAGON. - Attends, il y a ma ceinture.

VLADIMIR. - C'est trop court.

ESTRAGON. - Tu tireras sur mes j ambes.

VLADIMIR. - Et qui tirera sur les miennes ?

ESTRAGON.

C'est vrai.

--

VLADIMIR.

Fais voir quand même. (Estra­

-

gon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) A

la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide "

EsTRAGON. - On va voir. Tiens.

EN ATTENDANT GODOT

1 3 3

Ils prennent chacun un bout de la corde et

tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.

VLADIMIR. - Elle ne vaut rien.

Silence.

ESTRAGON. - Tu dis qu'il faut revenir demain ?

VLADIMIR. - Oui.

ESTRAGON. - Alors on apportera une bonne

corde.

VLADIMIR. - C'est ça.

Silence.

ESTRAGON.

Didi.

-

VLADIMIR. - Oui.

ESTRAGON. - Je ne peux plus continuer

comme ça.

VLADIMIR. - On dit ça.

ESTRAGON. - Si on se quittait ? Ça irait

p,!ut-être mieux.

VLADIMIR. - On se pendra demain. ( Un

temps.) A moins que Godot ne vienne.

ESTRAGON. - Et s'il vient ?

VLADIMIR. - Nous serons sauvés.

Vladimir enlève son chapeau

celui

-

de

Lucky - regarde dedans. y passe la main. le

secoue, le remet.

ESTRAGON.

Alors, on

-

y va ?

VLADIMIR.

Relève ton pantalon.

-

ESTRAGON. - Comment ?

VLADIMIR.

Relève ton pantalon.

-

1 34

EN ATTENDANT GODOT

ESTRAGON.

Que j'enlève mon pantalon ?

-

VLADIMIR. - RE·lève ton pantalon .

ESTRAGON .

C'est

-

vrai.

Il relève son pantalon . Silence.

VLADIMIR. - Alors, on y va ?

ESTRAGON. - Allons-y. Ils ne bouge1lt pas.

RI DEAU

Samuel Beckett 0906- 1 989 ) est né à Dublin Etudes

.

au Trinit y College. En 1928- 1929, lecteur d'anglais à

l'Ecole normale supérieure, à Paris. En 1930, retour au

Trinit y College, comme lecteur de français . Instalé à

Paris depuis 1938, il commence à écrire ses œuvres en

français à partir de 1945.

Son roman Molloy paraît en 195 1, suivi l'année suivante d'En attendant Godot. Cette pièce, créée en 1953

à Paris dans une mise en scène de Roger Blin, sera

traduite et jouée ensuite dans le monde entier.

Samuel Beckett s'est vu attribuer en 1969 le prix

Nobel de littérature.