lecture analytique de "Nos...braise" d'Aubigné

Il ne serait pas difficile de présenter ce texte comme un texte érotique. En effet les allusions formelles à propos du désir, le rapport qui en est fait avec la braise et le feu, nous entraînerait à suivre une grille de lecture portée directement sur l’expression du corps amoureux. Mais nous n’aurons aucune difficulté à nous apercevoir que ce discours dissimule un autre plus violent et qui montre que l’érotisme n’a été qu’un prétexte pour le développer discours.

Avant de commencer à réfléchir sur ce texte, il est important de se tourner vers la connaissance de l’auteur. C ‘est un protestant calviniste, intransigeant. Si on observe la philosophie religieuse de ce type, on comprendra que sa position par rapport à la chair, aux plaisirs du corps amoureux, soit très violente. Pour cette religion, la chair est une tentation du diable et se laisser porter par ses désirs, c’est céder au Malin.

Dès lors, ce texte va devenir particulièrement intéressant. En effet, nous allons voir comment il est à la fois un discours qui essaie de punir le désir mais qui, parce qu’il ne peut pas traiter le sujet autrement, est dans l’obligation d’y faire allusion. Ainsi partagé entre sa volonté et de condamner et de montrer, peut-être échoue-t-il dans le but qu’il s’est fixé.

Le premier vers « Nos désirs sont d'amour la dévorante braise » est, déjà, la démonstration de ce double sens. L’isotopie sémantique « désirs, amour, braise », met en avant une image plutôt marquée de l’amour, où le désir est brûlant. Ce ne sera que le terme « dévorante », qui peut, à la fois être très positif, « qui m’empêche de résister », et négatif, « qui me dévore, qui m’élimine » qui vient réduire l’interprétation. C’est l’image de ces deux tensions que le vers met en avant que nous trouverons tout au long du texte.

Si on ne cherche à se pencher que sur l’expression du désir, on repèrera le champ « corps, yeux, soupirs, sens, aise, cœurs, l’enfant – pour Éros- » qui sont des représentations des parties du corps en amour. Bien sûr, on pourrait y ajouter la double occurrence « pleurs » qui diminuent d’autant l’effet de sens de « soupir ». Le corps est là et il est parfaitement présent.

On remarquera, d’ailleurs, que dans sa volonté de le mettre en torture, il fait le choix sémantique du feu avec « braise, flammes, fournaise, feu, brûle, rengrège, feu, flamme, m’embraser, m’enflamme, fournaise ». Cependant ce choix a deux possibles interprétations. Il peut aussi bien s’agir du « feu du désir », que du « feu de la condamnation éternelle ». L’ampleur du champ lexical, peut entraîner le lecteur vers une lecture à contre sens. Il ne lira pas la condamnation que, pourtant, les termes « tenailles, trempe, soufflets, marteaux, enclume, étoffe » aident à ressentir. Il ne pourra ne voir que l’effet du désir douloureux sur le corps.

Le jeu de l’eau qui se développe, notamment dans les deux derniers tercets, qui, si on suit la lutte contre la condamnation est une voie vers la purification, gêne encore l’interprétation. On pourrait tout à fait le lire comme la disparition du désir par les pleurs. Ce désir torturant, crée « les pleurs », ceux-ci, au départ, augmentent encore le désir. Mais ce désir peut à nouveau déclencher de grands pleurs qui supprimeront la brûlure du désir. Cependant, cet interprétation ne punit pas le désir. Au contraire.

Ainsi, en voulant mettre en avant les feux de l’enfer qui puniront le désir, Agrippa d’Aubigné n’a peut-être pas fait un choix efficace si, effectivement, il comptait mettre en avant la dépravation qu’il représente. Pour un lecteur, notamment du vingt-et-unième siècle, il ouvre aussi une lecture très représentative du désir.

C’est l’addition d’une forme au cordeau, nous avons affaire ici à un sonnet français en alexandrins aux rimes abba, abba, ccd ede. Tout est construit avec une précision quasi monastique. Ainsi par exemple, observe-t-on, dans le premier quatrain les coupures à l’hémistiche qui se succèdent créant un rythme presque monotone. Cette précision, cette caractérisation de la forme mettent en avant un poète très attentif à son écriture.

Pourtant cette attention cherche à présenter les dangers du désir. L’utilisation d’un champ lexical du feu, mélangé à l’utilisation du champ lexical de la forge, qui renvoie à Héphaïstos, père d’Éros et époux d’Aphrodite, en latin Vulcain, Amour et Vénus, semble mettre en avant une image quasi infernale de la représentation du désir. Cette représentation est, d’ailleurs, construite avec un présent de l’indicatif qui aura, semble-t-il, valeur de présent de vérité générale. Cette démarche semble véritablement vouloir ne donner qu’un sens au désir, la propre condamnation qu’il porte en lui ;

C’est à la fin du deuxième quatrain qu’il va ouvrir au sème aquatique. Il y avait eux déjà des allusions avec « trempe nos pleurs », mais comme ce passage appartient à l’énumération des outils, ce phénomène passe quasiment inaperçu. Par contre, le terme « pleurs » revient en vers huit. À partir de là, sur six vers, l’eau sera mis en concurrence du feu quatre vers. Et cette eau effacera le feu dans le dernier vers « noiera sa fournaise au lieu de l’arroser ». En effet, ici, deux termes du champ lexical lié à l’eau entourent, étouffent la « fournaise » placée au centre. Ce champ aquatique qui détruit les flammes, de la part d’un protestant aussi marqué qu’Agrippa d’Aubigné semble très clairement faire référence à l’au baptismale qui efface la faute. Les larmes seraient, alors le retour de l’innocence divine.

Alors poème érotique ou poème religieux ? Jeu de représentation volontaire du corps amoureux ou, au contraire, discours condamnant de la faculté de l’être de céder à l’appel de la chair ?

Nous avons vu que les deux lectures sont facilement observables et analysables. Cette concurrence de ces deux grilles de lecture est peut-être, au fond, finalement tout l’objectif de l’auteur. Peut-être qu’il a souffert de cette représentation, mais, en même temps, il n’était pas possible de condamner sans être particulièrement précis. Ce qui nous permettra d’en décider ce sera l’observation précise de la méthode d’écriture de l’auteur.

Nous l’avons vu précédemment, cet auteur est très attentif à la forme. Le sonnet français est à la fois respecté en ce qui concerne les rimes mais aussi au niveau du sens. Le vers « mais l’abondance d’eau peut amortir la flamme » est en parfaite résonance sémantique avec « tant de pleurs sortiront sur le feu qui m’enflamme »et « embraser », qui rime avec « arroser », renvoie, de la même manière de concordance sémantique avec « fournaise » du dernier vers. Cette qualité particulière de la construction, tant sémantique que prosodique, est mise en évidence dans le premier quatrain avec l’énumération des outils de la forge. On observe, au niveau du champ lexical du corps que seulement deux termes renvoient à des parties anatomiques, et que les quatre autres termes renvoient à des actions du corps « douleurs, pleurs, soupirs, sens ». Que ces deux termes anatomiques appartiennent à la fois au vers qui rime en « eur » et où les référents culturels sont placés en deuxième partie du groupe nominal, alors que le dernier vers de ce quatrain, qui renvoie à des actions « soupirs », « sens », les placent en première partie du groupe nominal. Ainsi donc, par ces observations précises, nous sommes assurés de la qualité de la réflexion dans l’écriture de l’auteur.

Toujours dans ce premier quatrain, on observe que les associations fonctionnent sur deux réseaux, celui du feu « braise, flammes, fournaise » avec seulement deux occurrences et la forge « boutique, tenailles, trempe, soufflets ». Ainsi, l’allusion à al forge est-elle plus poussée que celle du feu. D’autant que « braise » n’est pas dans l’énumération mais dans l’annonce du premier vers. Ainsi, à cette lecture du premier quatrain, on peut penser que l’auteur veut plus mettre l’accent sur la condamnation que sur le « feu du désir ».

Le deuxième quatrain va renforcer cette impression. En effet, les termes plus tournées vers la forge ou la souffrance seront les plus nombreux » courroux, marteaux, tourmente, dureté, malheurs, enclume, trop violent, pleurs » pour « aise, étoffe, cœurs et apaise ». Le développement du premier champ lexical met donc bien en avant que l’objectif est d’insister sur la souffrance et la torture et non, comme la première grille le laissait croire de développer une image du désir.

L’opposition « eau » et « flamme » qui voit son développement dans les deux tercets, va diminuer l’importance du renvoi au vocabulaire de la souffrance. Ici, il s’agit de se jouer de la torture, en cherchant l’apaisement dans les larmes abondantes. Ces larmes, logique suite de la souffrance, deviennent une arme contre la représentation de la souffrance que représente le feu, lié, dans les quatrains précédents à la torture. Le champ lexical de l’eau et des larmes:{« mouillant », « eau », « pleurs », « noiera », « arroser »} et celui du feu {« brûle », « rengrège », « feu », flamme », « m’embraser », « feu » « enflamme », « fournaise »} sont en opposition {« apaisant », « amortir », « sortiront sur »}Et, nous l’avons vu, le dernier vers donne la victoire à l’eau, malgré al supériorité numérale du feu.

Ainsi, en observant au plus près la distribution des mots, voyons-nous qu’Agrippa d’Aubigné a d’abord cherché à mettre en avant la condamnation plus que le désir et la purification par les larmes plus que la souffrance. C’est le premier poème de cette séquence lié au registre érotique de la poésie. On découvre, finalement, qu’ici, la pulsion de vie que représente l’érotisme, cité dans le poème sous la forme « l’enfant » est travaillée pour être trompée et ne vise pas le plaisir du lecteur.