Lecture analytique de En Attendant Godot, Becket

Pour cette séquence, il ne nous reste plus que deux textes. Ces deux textes sont du même auteur. Samuel Beckett. Auteur d’origine irlandaise mais qui sera principalement un auteur d’expression française. Sa pièce, En Attendant Godot, écrite en 1949 et mise en scène, pour la première fois, par Roger Blin, en 1953 fit scandale à ses premières représentations. Très loin des pièces de théâtre telles qu’on les connaissait, elle a créé, chez le public des réaction outrées. D’ailleurs, il semble que de nombreux spectateurs venaient, au début, plus pour participer au scandale que pour découvrir la pièce. Cependant, ce n’est pas tant ce qui nous intéresse ici. Ici, nous allons principalement porter notre regard sur le fonctionnement des didascalies.

Elles sont principalement fonctionnelles. En effet, il y a dans cette pièce, comme dans de nombreux écrits de Beckett, un véritable parallèle avec le cinéma muet. N’oublions tout de même pas, qu’outre les pièces de théâtre, Beckett a aussi réalisé des films, et notamment Film avec Buster Keaton, un des plus célèbres comédiens du cinéma muet. Or le cinéma muet est un art où la mise en scène s’appuie beaucoup sur la didascalie fonctionnelle. Ce phénomène est tellement poussé, ici, qu’on remarque que la didascalie initiale ne contient que deux phrases averbales pour indiquer le cadre « route à la campagne, avec arbre », pour le lieu et « soir », pour le moment. Par contre, la description des actions d’Estragon y est très précise et montre même un force mécanique. En effet, deux termes nous montrent la répétition « recommence » et « Même jeu ». On notera, d’ailleurs le nombre de verbes d’action dans cette didascalie « essaie, enlever, acharne, ahanant, s’arrête, se repose, haletant ». Ainsi, dès le départ la didascalie concernera ce que voit le spectateur et non ce qu’imagine l’auteur, contrairement, par exemple, à l’écriture de Hugo dans la scène première de Ruy Blas. On est, en effet, plus près de l’écriture de Feydeau. La différence est que l’action, dans les didascalies, chez Feydeau, vise un objectif. Ici, il ne semble viser à rien qui ne peut arriver. Il y a à la fois répétition, on a le « à nouveau » de la première réplique d’Estragon, dans la didascalie, mais aussi des pistes inconnues où on ne sait pas exactement de quoi il s’agit. Ainsi le pronom personnel « le » dans la première réplique de Vladimir, ligne 7, dont ni le lecteur, ni les spectateur ne savent à quoi il réfère. Pourtant, l’ensemble des didascalies fonctionnelles de cette première réplique de Vladimir, nous laisse percevoir une recherche « s’immobilise », « se recueille », cependant on ne voit pas trop de quoi il s’agit.

« Alors, te revoilà toi », est un indice intéressant du théâtre de Beckett, en effet, ce n’est pas Estragon qui revient, « revoilà », c’est Vladimir. Mais c’est ce dernier qui semble retrouver Estragon qui ne semble pas avoir bougé. D’ailleurs la réponse d’Estragon « tu crois », laisse perplexe. Que doit croire Vladimir, qu’Estragon est de retour, alors qu’il n’a pas bougé ? Ou qu’il n’a « pas encore tout essayé » ? On ne le saura de toute façon pas. C’est cette forme étrange qu’on retrouve à la fois dans les répliques et dans les didascalies qui amènent ce théâtre étrange. Ainsi, ligne 14- 15 « lève toi que je t’embrasse », aussitôt mis en échec par la didascalie « il tend la main à Estragon ». Comme s’il n’y avait pas de vrais rapports entre le langage et le cadre matériel où il évolue.

De même les didascalies psychologiques, qui servent à donner des pistes de jeu pour les acteurs, restent particulièrement résistantes au sens. Pourquoi Estragon réagit « avec irritation »?Parce que cela interrompt la tache qu’il s’est fixé d’ôter ses chaussures ? Pourquoi ce « Silence ! » , pour interrompre un échange qui ne mène à rien ? Parce que Vladimir parle trop ? Pourquoi alors qu’il s’agissait de « fêter cette réunion », Vladimir est aussitôt « froissé, froidement » ? Tant les personnages que les dialogues, semblent ne pas chercher à communiquer mais à rester dans une frange incertaine de la communication. Ce rapport distendu entre le langage et la réalité où la didascalie semble ne pas vouloir renchérir le langage des répliques mais, au contraire, lui offrir de nouveaux champs de réalisation, semble se construire même sur des phénomènes simples « Où ça ? » (ligne 20) « (sans geste) Par là », ligne 21. Le spectateur est obligatoirement emporté dans un univers où le langage fonctionne soit sans référence, soit à partir de références qu’il n’a pas. Ce qui crée une sorte d’espace presque drôle pour la compréhension : « on ne t’a pas battu, ligne 22, « pas trop », ligne 23… Retour du silence qui interrompt à nouveau l’échange.

À chaque fois, Vladimir relance l’échange, et les didascalies psychologiques le concernant changent puisque maintenant, il hésitera, cela se manifeste par la multiplicité des points de suspension et le « avec dérision », ligne 27. Mais si la réaction psychologique d’Estragon « piqué au vif » est logique, la reprise de Vladimir n’a plus aucune logique « accablé », puis « avec vivacité ». Qui va lancer un monologue qui nous renseigne sur une possible époque, après 1900, mais qui ne nous donne aucune information claire. D’autant qu’Estragon ne semble aucunement intéressé par ce qui se dit et qu’il reste confiné à sa chaussure, autant par son intervention « aide- moi à enlever cette saloperie » qu’à la fin « Estragon s’acharne sur la chaussure ».

D’ailleurs cette tentative sera le moment d’un discours sans grande efficacité d’information puisqu’il s’agira de confronter les deux expériences de la douleur, « tu as mal ? » ligne 42 de Vladimir à Estragon, et « tu as eu mal ? », ligne 47, d’Estragon à Vladimir. Laissant entrevoir un possible dédoublement des personnages. Là, encore, et de manière quasiment potache, le discours est interrompu par l’information d’une braguette ouverte sans rapport avec le discours qui laisse pointer, à nouveau, des discours, « pas de laisser aller dans les petites choses », « tu attends toujours le dernier moment », dont on n’arrive pas à savoir clairement si ces discours sont en rapport réel avec ce que les didascalies fonctionnelles ont laissé entrevoir.

La scène finit par deux jeux simultanés, un en monologue indiqué par le discours, un en jeu indiqué par les didascalies. Là encore, il n’y a pas toujours de lien direct entre le discours « je me sens tout drôle », ligne 58-59, « il ôte son chapeau, regarde dedans », ligne 59 et « Ça alors ! » « il tape dessus ». On notera le jeu étrange entre la graphie, en majuscule et le texte, comme si le texte portait en lui-même une indication de jeu. Ce jeu du chapeau et des répliques est mené en parallèle avec celui de la chaussure mené par Estragon.

Ces jeux de scène finiront sur un aveu de néant « alors ? Rien »

Ainsi on peut comprendre à la lecture de ce début de scène pourquoi le théâtre de Beckett, lors de la représentation, sera traité de « théâtre de l’absurde ». Qualification que Beckett a toujours trouvée mal nommée. L’absurde est ce qui n’appartient pas à la normalité, c’est à dire aux références communes d’un groupe social. Or la scène ne renvoie qu’à des références qui ne sont propres qu’aux personnages, comme s’ils avaient un passé que nul ne pourrait connaître. Mais, surtout, cela laisse le lecteur comme le spectateur dans un manque complet puisqu’il n’arrive pas à construire du sens à partir de ces information qui soit tournent en rond, soit n’appartiennent à aucune champ de compréhension…

Les didascalies vont plus loin encore. Puisque le lecteur des didascalies devrait être, en quelque sorte, sur un secret. Il n’en est absolument rien. Soit elles renforcent le manque de référence pour le lecteur, soit même elles vont jusqu’à interférer et contredire sur le sens des paroles.