Lecture analytique, texte 4, Adolphe

C’est avant le passage des jeux d’éditeur, le dernier mouvement de l’histoire d’Adolphe. Informée par le baron de T.* qui lui a transmis la lettre de rupture qu’Adolphe n’osait lui envoyer, Éllénore s‘est laissée lentement mourir. Alors qu’elle allait pousser son dernier soupir, elle a fait promettre à Adolphe de brûler une lettre qu’elle lui avait écrite et qu’elle ne voulait pas qu’il lise. Une fois encore, Adolphe va trahir sa parole.

À la mort d’Éllénore on apporte à Adolphe « tous les papiers d’Éllénore », il y a dedans des papiers évidemment administratifs, mais aussi, et surtout un ensemble d’écrits. Ce sera une révélation pour Adolphe qui, tout au long de sa relation avec Éllénore, n’a regardé que son incapacité à la quitter, n’a pas réalisé à quel point il avait près de lui une personne aimante. « à chaque ligne, j’y rencontrai de nouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu’elle avait faits et qu’elle m’avait cachés ». On notera la répétition de l’adjectif « nouvelles, nouveaux » qui montrent particulièrement la découverte et, peut-être, la prise de conscience du personnage. Il trouve la lettre et l’identifie, pour le lecteur, « que j’avais promis de brûler ». Puis Adolphe narrateur met en scène le rapport Adolphe personnage et la lettre :

« je ne la reconnus pas d’abord »

« elle était sans adresse »

Tout est présenté comme une lettre sans intérêt, mais dont le lecteur sait déjà qu’elle est intéressante.

« elle était ouverte »

« quelques mots frappèrent mes regards malgré moi »

La lettre, soi-disant ouverte, agit sur Adolphe personnage sans qu’il ne prenne la décision de la lire. Ainsi, s’il la lit c’est parce que, « malgré » lui la lettre a accroché ses yeux…

« je tentai vainement de les en détourner »

« je ne pus résister au besoin de la lire tout entière »

Adolphe, cède, une fois de plus. Une fois de plus, il met en avant un discours où il essaie de faire ce qu’il a promis, et où il fait le contraire… « vainement », « ne pus ». C’est la reconnaissance directe de sa faiblesse.

La phrase simple qui suit est intéressante « je n’ai pas la force de la transcrire ». En effet, contrairement au reste des phrases narratives de ce paragraphe, elle est au présent de l’indicatif. Qui n’a pas la force, alors, Adolphe narrateur ? Un autre émetteur ? Le lecteur n’aura que des passages présentés en paroles rapportées directement. Un dernier point, c’est la période d’écriture, définie, si on en croit le verbe au plus que parfait de l’indicatif, par Adolphe personnage comme précédant de peu sa maladie.

Les longs extraits qui suivent sont en deux parties. Une première qui va de la ligne 9 à la ligne 19, et une deuxième partie, la plus longue qui va de la ligne 19, à la fin ».

La première partie est une succession de questions rhétoriques adressées à Adolphe. Elles cherchent à convaincre celui-ci de la quitter. Elle met en avant l’entêtement d’Adolphe à la faire souffrir parce qu’il n’a pas le courage de rompre. « Pourquoi vous acharnez- vous sur moi ? » « par quelle pitié bizarre n’osez-vous rompre un lien qui vous pèse ? » « déchirez-vous l’être malheureux près de qui votre pitié vous retient ? ». Si le mot « pitié » revient c’est pour être mis au banc des accusés puisque c’est cette pitié qui empêche Adolphe de prendre la bonne décision. Il y a alors un phrase de condamnation terrible « pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux ? » « triste plaisir », parce que cela n’arriverait que si Adolphe avait le courage de rompre, s’il avait ce courage, alors il serait « généreux ». Mais il ne rompt pas, alors il refuse aussi cela à Éllénore. Elle montre donc une perspicacité d’analyse de son amant assez extraordinaire « furieux et faible », il est « furieux », il beaucoup d’ardeur, il est « faible », il ne prend jamais de décision… « L’idée de ma douleur », abstraite, « vous poursuit », « le spectacle de cette douleur », douleur concrète « ne peut vous arrêter ». Encore une grande finesse d’analyse, Adolphe ne peut s’empêcher de penser à la douleur d’Éllénore, mais quand il voit cette douleur, il ne sait pas arrêter la relation ou ce qu’il entreprend. Cette première partie s’achève dans un constat. Adolphe pourrait désirer qu’Éllénore ait, elle, le courage de rompre. Mais elle ne l’a pas, elle l’aime trop. De toutes les manières c’est à Adolphe de trouver cette « force » et il ne peut la donner à Éllénore puisqu’elle, elle aime Adolphe. Cette façon de faire ne fait que torturer Éllénore qui pressent déjà l’avenir « vous me ferez mourir à vos pieds ».

Cette première partie est une plainte d’amour languissante. Éllénore souffre de deux phénomènes. L’absence d’amour d’Adolphe, mais, et surtout, son absence de courage à ne pas vouloir mettre un terme à une relation qui fait souffrir les deux…

La deuxième partie va tisser plus complètement la trame de la mort d’Éllénore comme un fait qu’elle accepte.

Il y a d’abord une prière, celle de savoir ce qu’elle pourrait faire pour qu’Adolphe l’accepte. Elle passe par ce qu’elle a déjà fait « est-il un pays où je ne vous suive ? », qui fait allusion aux différents lieux où ils ont été « est-il une retraite où je me cache pour vivre auprès de vous… ? », allusion au moment où elle l’a rejoint discrètement dans la ville de son père. Elle observe alors le résultat : le rejet d’Adolphe. Elle se satisfait alors du seul « silence » qui lui revient est qui, par la façon qu’elle a de l’amener la preuve de la dureté montrée d’Adolphe. La suite montre alors qu’elle l’aime. Car, malgré ce qu’elle décrit, elle reconnaît des qualités à Adolphe « vous êtes bon », « vos actions sont nobles et dévouées ». Mais elle ne peut pas s’empêcher de revenir à ce qui la fait le plus souffrir : les « paroles » celles qu’Adolphe lui offre. « paroles acérées », l’adjectif concerne, habituellement, les griffes, qui montre alors l’effet de ces paroles sur Éllénore. Ces paroles se personnalisent pour torturer Éllénore « retentissent autour de moi ; je les entends la nuit, elles me suivent ; elles me dévorent ; elle flétrissent tout ce que vous faites ». Ainsi donc, les discours d’Adolphe, plus que ses actions, ont torturé Éllénore.

L’avant dernier mouvement est introduit par la question » faut-il donc que je meure, Adolphe ? » qui va avoir trois fois la réponse « elle mourra », où « elle » est Éllénore qui se dépersonnalise en devenant une troisième personne du singulier. Le premier « elle mourra » concerne Éllénore, « pauvre créature » « protégée » et « frappée » par le même Adolphe. Le deuxième « elle mourra » concerne « cette importune Éllénore », où Éllénore, dans son propre discours, se regarde en faisant un pas en arrière, à travers les yeux d’Adolphe. « que vous ne pouvez supporter », « un obstacle » « pour qui vous ne trouvez pas sur terre une place qui ne vous fatigue ». Le troisième « elle mourra » est conclusif, la proposition qui suit raconte ce que pourra alors faire Adolphe après cette mort. Elle montre d’abord la joie qu’aura Adolphe à pouvoir retourner dans la société. Mais grâce à l’adjectif « indifférents », elle va pouvoir rebondir sémantiquement avec « cœurs arides » et faire le lien avec elle « ce cœur dont vous disposiez » dont Adolphe n’a pas su voir qu’il « vivait de votre affection », qu’il « eût bravé mille périls pour votre défense ». Cœur qu’aujourd’hui, au moment où Éllénore écrit n’est même pas « récompensé d’un regard »…

Ces extraits dramatiques achèvent la partie narrée centrale du roman. Cette dernière partie nous met réellement à ce qu’on attendrait d’un roman d’amour. Mais il ne faut pas s’y tromper, c’est la seule fois où Adolphe narrateur a laisse le premier rôle à Éllénore et c’est ainsi que l’amour a pu jouer le premier rôle.