Texte 2: On Purge Bébé, scène 4, Feydeau

Scène 4

[...] Chouilloux,

sur le ton d’un homme sûr de son fait, indiquant le vase de nuit :

C’est le pot de chambre.

Follavoine :

C’est le… oui !…oui… Ah ! vous avez reconnu ?

Chouilloux, modeste :

Oui, oh !… (En ce disant il a gagné un peu la droite devant la table. Se retournant et considérant le vase :) Eh ! bien, mais ça ne paraît pas mal !… bien conditionné !…

Follavoine :

Oh ! pour être conditionné, ça !

Chouilloux :

Et alors, c’est de la porcelaine incassable ?

(Il cogne le vase avec son index replié.)

Follavoine, remontant au-dessus de sa table :

Incassable, parfaitement.

Chouilloux, en contemplation devant le vase :

Ainsi voyez!… (Brusquement, s’asseyant sur le fauteuil qui est à droite de la table.) Non, je vous demande ça, parce que c’est le point qui avait retenu notre attention, à M. le sous-secrétaire d’Etat et à moi.

Follavoine :

Aha ! oui, oui ?

Chouilloux :

Parce que, pour la porcelaine ordinaire, après mûre réflexion, nous n’en voulons pas.

Follavoine :

Oh ! que je vous comprends !

Chouilloux :

La moindre des choses, c’est cassé !

Follavoine :

Ah !… tout de suite !

Chouilloux :

Ce serait gaspiller l’argent de l’état.

Follavoine :

Absolument ! (Indiquant son vase.) Tandis que ça: bravo ! c’est solide ! on n’en voit pas la fin ! (Descendant en scène.) Non, mais, tenez, prenez en main, vous qui êtes connaisseur !

Chouilloux :

Oh !… pas plus que ça !

Follavoine :

Si ! Si ! Voyez comme c’est léger !

Chouilloux,

prenant le vase et le soupesant :

Oh ! c’est curieux ! ça ne pèse pas son poids !

Follavoine,

prenant le poignet de Chouilloux et l’agitant de façon à imprimer au vase un mouvement de poêle à frire :

Et comme c’est agréable à la main ?… hein ?… C’est-à-dire que ça devient un plaisir. (Changeant de ton :) Bien entendu, nous faisons ça en blanc et en couleur; si vous le désirez, pour l’armée, rayé comme les guérites, par exemple… aux couleurs nationales…?

Chouilloux :

Oh ! non ! Ce serait prétentieux.

Follavoine :

Je suis de cet avis; et vraiment une augmentation de dépense inutile.

Chouilloux :

Eh bien, mais c’est à voir, ça ! c’est à voir ! (Il repose le vase sur la table et revient à Follavoine.) On nous a présenté également des vases en tôle émaillée, ce n’est pas mal non plus.

Follavoine :

Oh ! monsieur Chouilloux ! non !… ce n’est pas sérieux !… Vous n’allez pas prendre de la tôle émaillée !

Chouilloux :

Pourquoi pas ?

Follavoine :

Mais parce que !… Il ne s’agit plus là de mon intérêt personnel; je le laisse de côté ! Mais la tôle émaillée, monsieur Chouilloux ! mais ça sent tout de suite mauvais; et puis ça n’a pas la propreté de la porcelaine ! (Indiquant son vase :) ça, à la bonne heure !

Chouilloux :

Evidemment, il y a du pour et du contre.

Follavoine :

Sans parler de la question d’hygiène !… Vous n’êtes pas sans savoir qu’il est reconnu que la plupart des appendicites sont dues à l’emploi des ustensiles émaillés.

Chouilloux,

moitié riant, moitié sérieux :

Oui, oh ! bien là! étant donné l’usage qu’on en veut faire, je ne crois pas que…

Follavoine :

On ne sait jamais, monsieur Chouilloux ! la jeunesse est si légère ! On veut étrenner le récipient tout neuf; on fait un punch monstre; la chaleur fait craquer l’émail; quelques parcelles tombent; on boit, on en avale… Enfin, vous savez ce que c’est ?

Chouilloux :

Moi ? non !… Non, je vous jure qu’il ne m’est jamais arrivé de boire du punch dans…

Follavoine :

Non ! mais vous avez été soldat.

Chouilloux :

Pas davantage ! J’ai passé mon conseil de révision; on m’a fait mettre tout nu et on m’a dit : «Vous ne devez pas avoir une bonne vue !» ça a décidé de ma vocation militaire : j’ai fait toute ma carrière au ministère de la Guerre.

Follavoine :

Ah ?… Ah ? Eh bien, croyez-moi, monsieur ! pas de tôle émaillée ! prenez, si vous voulez, du caoutchouc durci ! du celluloïd ! soit ! Quoique au fond rien ne vaut la porcelaine ! le seul défaut, c’est la fragilité; eh bien, du moment qu’on a paré à cet inconvénient ! Tenez, d’ailleurs, vous allez voir. (Voulant aller à la table dont Chouilloux lui obstrue le chemin.) Pardon !

Chouilloux:

ne comprenant pas où il veut en venir et s’efforçant dans le sens du mouvement de Follavoine :

Pardon!

Follavoine,

indiquant son vase sur la table :

Non, je vais…

Chouilloux,

s’effaçant pour le laisser passer :

Ah ! pardon !

Follavoine,

prenant le vase sur la table :

Vous allez voir la solidité. (Il élève le vase en l’air comme pour le lancer par terre, puis se ravise :) Non ! ici, avec le tapis, ça ne prouverait rien !… mais là, dans le couloir, c’est du plancher… Vous allez voir ! (Il est allé, tout en parlant, ouvrir la porte du fond toute grande et redescend avec son vase devant le trou du souffleur, à côté de Chouilloux.- Indiquant à Chouilloux le point où il faut regarder :) Là-bas, monsieur Chouilloux ! (Chouilloux fait mine d’y aller. Follavoine le retenant :)

Non, restez ici, mais regardez là-bas ! (Au moment de lancer son vase ) Suivez-moi bien! (Le balançant pour lui donner de l’élan.) Une !… deux!… trois !… (Lançant le vase et pendant sa trajectoire.) Hop ! Voilà.

(Au moment même où il dit «voilà» le vase tombe et se brise; les deux personnages restent un instant bouche bée, comme stupéfiés.)

Nota : Dans le cas, qui s’est parfois présenté, où le vase en retombant ne se casserait pas, l’artiste chargé du rôle de Follavoine dirait simplement : «Vous voyez ! incassable ! et vous savez, vous pouvez le lancer autant de fois que vous voulez… D’ailleurs, si vous désirez vous en rendre compte : une, deux, trois… Hop ! voilà !» etc…)

On purge Bébé, Georges Feydeau, 1900