Le descriptif, sans documents complémentaires, pour les 1eL

OBJET D’ÉTUDE

Écriture poétique et quête du sens du moyen Âge à nos jours.

Œuvre intégrale :

Le Parti pris des choses Francis Ponge

Problématique : Pourquoi peut-on qualifier les textes de ce recueil de poétique ?

LECTURES ANALYTIQUES

Écriture poétique et quête du sens du moyen Âge à nos jours.

Séquence 1 :

Texte 1 : « Pluie »

Texte 2 : « Le cageot »

Texte 3 : « Le papillon »

Texte 4 : « L’orange »

PLUIE

La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu.

LE CAGEOT

À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.

Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme.

À tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, – sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.

LE PAPILLON

Lorsque le sucre élaboré dans les tiges surgit au fond des fleurs, comme des tasses mal lavées, – un grand effort se produit par terre d’où les papillons tout à coup prennent leur vol.

Mais comme chaque chenille eut la tête aveuglée et laissée noire, et le torse amaigri par la véritable explosion d’où les ailes symétriques flambèrent.

Dès lors le papillon erratique ne se pose plus qu’au hasard de sa course, ou tout comme.

Allumette volante, sa flamme n’est pas contagieuse. Et d’ailleurs, il arrive trop tard et ne peut que constater les fleurs écloses. N’importe : se conduisant en lampiste, il vérifie la provision d’huile de chacune. Il pose au sommet des fleurs la guenille atrophiée qu’il emporte et venge ainsi sa longue humiliation amorphe de chenille au pied des tiges.

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin.

L’ORANGE

Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. Mais où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l’écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d’ambre s’est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfum suaves, certes, – mais souvent aussi de la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins.

Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l’oppression ? – L’éponge n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre ou d’eau sale selon : cette gymnastique est ignoble. L’orange a meilleur goût, mais elle est trop passive, – et ce sacrifice odorant… c’est faire à l’oppresseur trop bon compte vraiment.

Mais ce n’est pas assez avoir dit de l’orange que d’avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l’air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l’avant-bouche dont il ne fait pas se hérisser les papilles.

Et l’on demeure au reste sans paroles pour avouer l’admiration que mérite l’enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont l’épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.

Mais à la fin d’une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, – il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d’un minuscule citron, offre à l’extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l’intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C’est en lui que se retrouvent, après l’explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, – la dureté relative et la verdeur (non d’ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille : somme toute petite quoique avec certitude la raison d’être du fruit.

OBJET D’ÉTUDE

Écriture poétique et quête du sens du moyen Âge à nos jours.

Groupement de texte :

Des poésies dites érotiques

Problématique : Comment est utilisé l’érotisme dans la poésie ?

Études transversales et/ou thématiques :

Les dangers de l’érotisme en littérature

LECTURES ANALYTIQUES

Écriture poétique et quête du sens du moyen Âge à nos jours.

Texte 1 : « Nos désirs sont d’amour la dévorante braise » Agrippa d’Aubigné

Texte 2 : « Première soirée » Arthur Rimbaud

Texte 3 : « Éros » Anna de Noailles

Texte 4 : « Au- delà » Louise de Vilmorin

« Nos désirs sont d'amour la dévorante braise », Théodore Agrippa d’Aubigné, vers 1575

Nos désirs sont d'amour la dévorante braise,

Sa boutique nos corps, ses flammes nos douleurs,

Ses tenailles nos yeux, et la trempe nos pleurs,

Nos soupirs ses soufflets, et nos sens sa fournaise.

De courroux, ses marteaux, il tourmente notre aise

Et sur la dureté, il rabat nos malheurs,

Elle lui sert d'enclume et d'étoffe nos cœurs

Qu'au feu trop violent de nos pleurs il apaise,

Afin que l'apaisant et mouillant peu à peu

Il brûle d'avantage et rengrège (1) son feu.

Mais l'abondance d'eau peut amortir la flamme.

Je tromperai l'enfant (2), car pensant m'embraser,

Tant de pleurs sortiront sur le feu qui m'enflamme

Qu'il noiera sa fournaise au lieu de l'arroser.

(1) augmente

(2) il s'agit de l'Amour, sous les traits de l'enfant forgeron (thème italien)

Théodore Agrippa d’Aubigné, Le Printemps, vers 1575

« Première soirée », Arthur Rimbaud, 1870

Elle était fort déshabillée

Et de grands arbres indiscrets

Aux vitres jetaient leur feuillée

Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,

Mi-nue, elle joignait les mains.

Sur le plancher frissonnaient d’aise

Ses petits pieds si fins, si fins.

– Je regardai, couleur de cire

Un petit rayon buissonnier

Papillonner dans son sourire

Et sur son sein, – mouche ou rosier.

– Je baisai ses fines chevilles.

Elle eut un doux rire brutal

Qui s’égrenait en claires trilles,

Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise

Se sauvèrent : « Veux-tu en finir ! »

– La première audace permise,

Le rire feignait de punir !

– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,

Je baisai doucement ses yeux :

– Elle jeta sa tête mièvre

En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !

Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »

– Je lui jetai le reste au sein

Dans un baiser, qui la fit rire

D’un bon rire qui voulait bien…

– Elle était fort déshabillée

Et de grands arbres indiscrets

Aux vitres jetaient leur feuillée

Malinement, tout près, tout près.

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai, 1870

« Eros », Anna de Noailles, 1901

Hélas ! que la journée est lumineuse et belle !

L'aérien argent partout bout et ruiselle.

N'est-il pas dans l'azur quelque éclatant bonheur

Qui glisse sur la bouche et coule sur le coeur

De ceux qui tout à coup éperdus, joyeux, ivres,

Cherchent quel âpre amour étourdit ou délivre ?

- Mais soudain l'horizon s'emplit d'un vaste espoir.

Tout semble s'empresser, s'enhardir, s'émouvoir :

Il va venir enfin vers l'âme inassouvie

L'Eros aux bras ouverts qui dit : "Je suis la vie !"

Qui dit : "Je suis le sens des instants et des mois,

Touchez-moi, goûtez-moi, mes soeurs, respirez-moi !

Je suis le bord, la fin et le milieu du monde,

Une eau limpide court dans ma bouche profonde,

L'énigme universelle est clarté dans mes yeux,

Je suis le goût brûlant du sang délicieux,

Tout afflue à mon coeur, tout passe par mon crible,

Je suis le ciel certain, l'espace intelligible,

L'orgueil chantant et nu, l'absence de remords,

Et le danseur divin qui conduit à la mort...

Anna de Noailles, 1901, L’Offrande

« Au-delà », Louise de Vilmorin, 1937

Eau-de-vie ! Au-delà !

A l'heure du plaisir,

Choisir n'est pas trahir,

Je choisis celui-là.

Je choisis celui-là

Qui sait me faire rire,

D'un doigt de-ci, de-là,

Comme on fait pour écrire.

Comme on fait pour écrire,

Il va par-ci, par-là,

Sans que j'ose lui dire:

J'aime bien ce jeu-là.

J'aime bien ce jeu-là,

Qu'un souffle fait finir,

Jusqu'au dernier soupir

Je choisis ce jeu-là.

Eau-de-vie ! Au-delà !

A l'heure du plaisir,

Choisir n'est pas trahir,

Je choisis celui-là.

Louise de Vilmorin, 1937, Trois poèmes

OBJET D’ÉTUDE

Le théâtre et sa représentation du XVIIème siècle à nos jours.

Ouvre Intégrale

Mithridate Racine

LECTURES ANALYTIQUES

Le théâtre et sa représentation du XVIIème siècle à nos jours.

Texte 1 : Acte I, scène 5

Texte 2 : Acte II, scène 6

Texte 3 : Acte III, scène 4

Texte 4 : Acte IV scène 5

Problématique :

Pourquoi cette pièce, autrefois célèbre de Racine, n’est plus jouée aujourd’hui ?

Mithridate, Acte I, Scène V. Jean Racine, 1672

Pharnace

Mithridate revient ? Ah, fortune cruelle !

Ma vie et mon amour tous deux courent hasard ;

Les Romains que j’attends arriveront trop tard.

Comment faire ?(A Xipharès.)

J’entends que votre cœur soupire,

Et j’ai conçu l’adieu qu’elle vient de vous dire,

Prince ; mais ce discours demande un autre temps :

Nous avons aujourd’hui des soins plus importants.

Mithridate revient, peut-être inexorable ;

Plus il est malheureux, plus il est redoutable.

Le péril est pressant plus que vous ne pensez :

Nous sommes criminels, et vous le connaissez ;

Rarement l’amitié désarme sa colère,

Ses propres fils n’ont point de juge plus sévère,

Et nous l’avons vu même à ses cruels soupçons

Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.

Craignons pour vous, pour moi, pour la reine elle-même :

Je la plains d’autant plus que Mithridate l’aime.

Amant avec transport, mais jaloux sans retour,

Sa haine va toujours plus loin que son amour.

Ne vous assurez point sur l’amour qu’il vous porte :

Sa jalouse fureur n’en sera que plus forte ;

Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,

Et j’aurai des secours que je n’explique pas.

M’en croirez-vous ? Courons assurer notre grâce :

Rendons- nous, vous et moi, maîtres de cette place,

Et faisons qu’à ses fils il ne puisse dicter

Que des conditions qu’ils voudront accepter.

Xipharès

Je sais quel est mon crime, et je connais mon père,

Et j’ai par-dessus vous le crime de ma mère ;

Mais quelque amour encor qui me pût éblouir,

Quand mon père paraît, je ne sais qu’obéir.

Pharnace

Soyons-nous donc au moins fidèles l’un à l’autre.

Vous savez mon secret, j’ai pénétré le vôtre.

Le roi, toujours fertile en dangereux détours,

S’armera contre nous de nos moindres discours.

Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses

Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.

Allons. Puisqu’il le faut, je marche sur vos pas ;

Mais en obéissant, ne nous trahissons pas.

Mithridate, Acte II, scène VI, Jean Racine, 1672

Monime

Oui, Prince. Il n’est plus temps de le dissimuler ;

Ma douleur pour se taire a trop de violence.

Un rigoureux devoir me condamne au silence,

Mais il faut bien enfin, malgré ses dures lois,

Parler pour la première et la dernière fois.

Vous m’aimez dès longtemps. Une égale tendresse

Pour vous depuis longtemps m’afflige et m’intéresse.

Songez depuis quel jour ces funestes appas

Firent naître un amour qu’ils ne méritaient pas,

Rappelez un espoir qui ne vous dura guère,

Le trouble où vous jeta l’amour de votre père,

Le tourment de me perdre et de le voir heureux,

Les rigueurs d’un devoir contraire à tous vos vœux :

Vous n’en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,

Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire,

Et lorsque ce matin j’en écoutais le cours,

Mon cœur vous répondait tous vos mêmes discours.

Inutile, ou plutôt funeste sympathie !

Trop parfaite union par le sort démentie !

Ah ! par quel soin cruel le ciel avait-il joint

Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinait point ?

Car quel que soit vers vous le penchant qui m’attire,

Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire,

Ma gloire me rappelle et m’entraîne à l’autel,

Où je vais vous jurer un silence éternel.

J’entends, vous gémissez ; mais telle est ma misère ;

Je ne suis point à vous, je suis à votre père.

Dans ce dessein vous-même, il faut me soutenir,

Et de mon faible cœur m’aider à vous bannir.

J’attends du moins, j’attends de votre complaisance

Que désormais partout vous fuirez ma présence.

J’en viens de dire assez pour vous persuader

Que j’ai trop de raisons de vous le commander.

Mais après ce moment, si ce cœur magnanime

D’un véritable amour a brûlé pour Monime,

Je ne reconnais plus la foi de vos discours,

Qu’au soin que vous prendrez de m’éviter toujours.

Xipharès

Quelle marque, grands dieux, d’un amour déplorable !

Combien en un moment heureux et misérable !

De quel comble de gloire et de félicités,

Dans quel abîme affreux vous me précipitez !

Quoi ! j’aurai pu toucher un cœur comme le vôtre,

Vous aurez pu m’aimer, et cependant un autre

Possédera ce cœur dont j’attirais les vœux ?

Père injuste, cruel, mais d’ailleurs malheureux !

Vous voulez que je fuie, et que je vous évite,

Et cependant le roi m’attache à votre suite :

Que dira-t-il ?

Monime

N’importe, il me faut obéir.

Inventez des raisons qui puissent l’éblouir.

D’un héros tel que vous c’est là l’effort suprême :

Cherchez, Prince, cherchez, pour vous trahir vous-même,

Tout ce que, pour jouir de leurs contentements,

L’amour fait inventer aux vulgaires amants.

Enfin, je me connais, il y va de ma vie :

De mes faibles efforts ma vertu se défie ;

Je sais qu’en vous voyant, un tendre souvenir

Peut m’arracher du cœur quelque indigne soupir ;

Que je verrai mon âme, en secret déchirée,

Revoler vers le bien dont elle est séparée.

Mais je sais bien aussi que s’il dépend de vous

De me faire chérir un souvenir si doux,

Vous n’empêcherez pas que ma gloire offensée

N’en punisse aussitôt la coupable pensée ;

Que ma main dans mon cœur ne vous aille chercher,

Pour y laver ma honte, et vous en arracher.

Que dis-je ? En ce moment, le dernier qui nous reste,

Je me sens arrêter par un plaisir funeste :

Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis,

Je cherche à prolonger le péril que je fuis.

Il faut pourtant, il faut se faire violence,

Et sans perdre en adieux un reste de constance,

Je fuis. Souvenez-vous, Prince, de m’éviter.

Et méritez les pleurs que vous m’allez coûter.

Xipharès

Ah ! Madame !... Elle fuit, et ne veut plus m’entendre.

Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre ?

On t’aime, on te bannit ; toi-même tu vois bien

Que ton propre devoir s’accorde avec le sien.

Cours par un prompt trépas abréger ton supplice.

Toutefois attendons que son sort s’éclaircisse,

Et s’il faut qu’un rival la ravisse à ma foi,

Du moins, en expirant, ne la cédons qu’au roi.

Mithridate, Acte III, scène IV, Jean Racine, 1672

Mithridate

Je ne le croirai point ? Vain espoir qui me flatte !

Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate !

Xipharès mon rival ? et d’accord avec lui

La reine aurait osé me tromper aujourd’hui ?

Quoi ? de quelque côté que je tourne la vue,

La foi de tous les cœurs est pour moi disparue ?

Tout m’abandonne ailleurs, tout me trahit ici !

Pharnace, amis, maîtresse, et toi, mon fils aussi !

Toi de qui la vertu consolant ma disgrâce...

Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace ?

Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux

Qu’arme contre son frère un courroux envieux,

Ou dont le désespoir, me troublant par des fables,

Grossit pour se sauver le nombre des coupables !

Non, ne l’en croyons point, et sans trop nous presser,

Voyons, examinons. Mais par où commencer ?

Qui m’en éclaircira ? quels témoins ? quel indice ?...

Le ciel en ce moment m’inspire un artifice.

Qu’on appelle la reine. Oui, sans aller plus loin,

Je veux l’ouïr. Mon choix s’arrête à ce témoin.

L’amour avidement croit tout ce qui le flatte.

Qui peut de son vainqueur mieux parler que l’ingrate ?

Voyons qui son amour accusera des deux.

S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux.

Trompons qui nous trahit ; et pour connaître un traître

Il n’est point de moyens... Mais je la vois paraître :

Feignons, et de son cœur, d’un vain espoir flatté,

Par un mensonge adroit tirons la vérité.

Mithridate, Acte IV scène 5, Jean Racine, 1672

Monime

Ah ! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre !

Mithridate

Cessez et retenez vos larmes l’un et l’autre.

Mon sort de (en montrant Xipharès) sa tendresse et de votre amitié

Veut d’autres sentiments que ceux de la pitié,

Et ma gloire, plutôt digne d’être admirée,

Ne doit point par des pleurs être déshonorée.

J’ai vengé l’univers autant que je l’ai pu :

La mort dans ce projet m’a seule interrompu.

Ennemi des Romains et de la tyrannie,

Je n’ai point de leur joug subi l’ignominie,

Et j’ose me flatter qu’entre les noms fameux

Qu’une pareille haine a signalés contre eux,

Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,

Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.

Le ciel n’a pas voulu qu’achevant mon dessein,

Rome en cendre me vît expirer dans son sein ;

Mais au moins quelque joie en mourant me console :

J’expire environné d’ennemis que j’immole ;

Dans leur sang odieux, j’ai pu tremper les mains,

Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.

A mon fils Xipharès je dois cette fortune ;

Il épargne à ma mort leur présence importune.

Que ne puis-je payer ce service important

De tout ce que mon trône eut de plus éclatant !

Mais vous me tenez lieu d’empire, de couronne ;

Vous seule me restez : souffrez que je vous donne,

Madame, et tous ces vœux que j’exigeais de vous,

Mon cœur pour Xipharès vous les demande tous.

Monime

Vivez, Seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,

Et pour sa liberté, qui sur vous seul se fonde ;

Vivez pour triompher d’un ennemi vaincu,

Pour venger…

Mithridate

C’en est fait, Madame, et j’ai vécu.

Mon fils, songez à vous : gardez-vous de prétendre

Que de tant d’ennemis vous puissiez vous défendre.

Bientôt tous les Romains, de leur honte irrités,

Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.

Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite

A rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.

Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés,

Suffisent à ma cendre et l’honorent assez.

Cachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.

Allez, réservez-vous...

Xipharès

Moi, Seigneur, que je fuie !

Que Pharnace impuni, les Romains triomphants,

N’éprouvent pas bientôt...

Mithridate

Non, je vous le défends.

Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse.

Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice.

Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits ;

Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils :

Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,

Venez, et recevez l’âme de Mithridate.

Monime

Il expire.

Xipharès

Ah ! madame, unissons nos douleurs,

Et par tout l’univers cherchons-lui des vengeurs.

OBJET D’ÉTUDE

Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Œuvre intégrale :

Le Quart Livre de Rabelais

Problématique :

Le Quart Livre représentatif de la Renaissance ?

Études transversales et/ou thématiques :

Définir la Renaissance

Définir l’Humanisme

LECTURES ANALYTIQUES

Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Texte 1 : in préface au lecteur « Le renard et le chien »

Texte 2 : L’Histoire du petit diable

Texte 3 : Les paroles gelées

Texte 4 : fin du dernier chapitre

— O belle memoire, respondit Priapus. Ce venerable pere Bacchus, lequel voyez cy à face cramoisie, avoit pour soy venger des Thebains un Renard fée, de mode que quelque mal et dommaige qu’il feist, de beste du monde ne seroit prins ne offensé.

Ce noble Vulcan avoit d’Aerain Monesian faict un chien, et à force de souffler l’avoit rendu vivant et animé. Il le vous donna : vous le donnastes à Europe vostre mignonne. Elle le donna à Minos : Minos à Procris, Procris enfin le donna à Cephalus. Il estoit pareillement fée, de mode que à l’exemple des advocatz de maintenant il prendroit toute beste rencontrée, rien ne luy eschapperoit. Advint qu’ilz se rencontrerent. Que feirent ilz ? Le chien par son destin fatal doibvoit prendre le Renard : le Renard par son destin ne doibvoit estre prins. Le cas fut rapporté à vostre conseil. Vous protestatez non contrevenir aux Destins. Les Destins estoient contradictoires. La verité, la fin, l’effect de deux contradictions ensemble feut declairée impossible en nature. Vous en suastez d’ahan. De vostre sueur tombant en terre nasquirent les chous cabutz. Tout ce noble consistoire par default de resolution Categorique encourut alteration mirifique : et feut en icelluy conseil beu plus de soixante et dix huict bussars de Nectar. Par mon advis vous les convertissez en pierres. Soubdain feustes hors toute perplexité : soubdain feurent tresves de soif criées par tout ce grand Olympe. Ce feut l’année des couilles molles, pres Teumesse, entre Thebes et Chalcide.

— Ô la belle mémoire, répondit Priape. Ce vénérable père Bacchus, que vous voyez ici avec la face cramoisie, avait pour se venger des Thébains un renard magique, de telle sorte que, quelque mal et dommage qu’il fit, par aucune bête au monde, il ne serait pris ni offensé.

Ce noble Vulcain avait fait un chien en airain monésien1, et à force de souffler l’avait rendu vivant et animé. Il vous le donna ; vous le donnâtes à Europe2, votre mignonne. Elle le donna à Minos, Minos à Procris, Procris enfin le donna à Céphale3. Il était lui aussi magique, si bien que, à l’exemple des avocats de maintenant, il attrapait toute bête rencontrée, rien ne lui échappait. Il arriva que le renard et le chien se rencontrassent. Que firent-ils ? Le chien par son destin fatal devait prendre le renard : le renard par son destin ne devait pas être pris. Le cas fut rapporté à votre conseil. Vous avez protesté ne pas vouloir contrevenir aux destins. Les destins étaient contradictoires. La vérité, la fin, l’effet de deux contradictions ensemble fut déclaré impossible dans la nature. Vous en avez sué à grand-peine. De votre sueur tombant à terre, naquirent les choux pommés. Tout ce noble consistoire, faute de résolution catégorique, ressentit une soif mirifique, et il fut en ce conseil bu plus de soixante-dix-huit fûts de nectar. Sur mon avis, vous les avez convertis en pierres. Soudain, vous fûtes hors de toute perplexité ; soudain, on cria trêve de soif dans tout ce grand Olympe. Ce fut l’année des couilles molles, près de Teumesse4, entre Thèbes et Chalcide.

Passée la pestilence, cestuy home caché dedans le benoitier, aroyt un champ grand et restile, et le semoyt de touzelle en un iour et heure qu’un petit Diable (lequel encores ne sçavoit ne tonner ne gresler, fors seulement le Persil et les choux, encor aussi ne sçavoit ne lire, n’escrire) avoit de Lucifer impetré venir en ceste isle des Papefigues soy recreer et esbatre, en laquelle les Diables avoient familiarité grande avecques les hommes et femmes, et souvent y alloient passer temps.

Ce Diable arrivé au lieu s’adressa au Laboureur, et luy demanda ce qu’il faisoit. Le paouvre home luy respondit qu’il semoit celluy champ de touzelle, pour soy ayder à vivre l’an suyvant.

— Voire mais (dist le Diable) ce champ n’est pas tien, il est à moy, et m’appartient. Car depuys l’heure et le temps qu’au Pape vous feistez la figue, tout ce pays nous feut adiugé, proscript, et abandonné. Bled semer toutesfoys n’est mon estat. Pourtant ie te laisse le champ. Mais c’est en condition que nous partirons le profict.

— Ie le veulx, respondit le Laboureur.

— I’entens (dist le Diable) que du profict advenent nous ferons deux lotz. L’un sera ce que croistra sus terre, l’aultre ce que en terre. Le choix m’appartient, car ie suys Diable extraict de noble et antique race, tu n’es qu’un villain. Ie choizis ce que sera en terre, tu auras le dessus. En quel temps sera la cuillette ?

— A my Iuilet, respondit le Laboureur.

— Or (dist le Diable) ie ne fauldray me y trouver. Fays au reste comme est le doibvoir. Travaille villain, travaille. Ie voys tenter du guaillard peché de luxure les nobles nonnains de Pettesec, les Cagotz et Briffaulx aussi. De leurs vouloirs ie suys plus que asceuré. Au ioindre sera le combat.

La my juillet venue le Diable se representa au lieu acompaigné d’un escadron de petitz Diableteaulx de cœur. Là rencontrant le Laboureur, luy dist.

— Et puys villain comment t’es tu porté depuys ma departie ? Faire icy convient nos partaiges.

— C’est (respondit le laboureur) raison.

Lors commença le Laboureur avecques ses gens seyer le bled. Les petitz Diables de mesmes tiroient le chaulme de terre. Le Laboureur battit son bled en l’aire, le ventit, le mist en poches, le porta au marché pour vendre. Les Diableteaulx feirent de mesmes, et au marché pres du Laboureur pour leur chaulme vendre s’assirent. Le Laboureur vendit tresbien son bled, et de l’argent emplit un vieulx demy brodequin, lequel il portoit à sa ceincture. Les Diables ne vendirent rien : ains au contraire les paizans en plein marché se mocquoient d’eulx.

Le marché clous dist le Diable au Laboureur.

— Villain tu me as ceste foys trompé, à l’aultre ne me tromperas.

— Monsieur le Diable, respondit le Laboureur, comment vous auroys ie trompé, qui premier avez choysi. Vray est qu’en cestuy choix me pensiez tromper, esperant rien hors terre ne yssir pour ma part, et dessoubs trouver entier le grain que i’avoys semé, pour d’icelluy tempter les gens souffreteux, Cagotz, ou avares, et par temptation les faire en vos lacz trebucher. Mais vous estez bien ieune au mestier. Le grain que voyez en terre, est mort et corrumpu, la corruption d’icelluy a esté generation de l’aultre que m’avez veu vendre. Ainsi choisissiez vous le pire. C’est pourquoy estez mauldict en l’Evangile.

Passée la pestilence, cet homme caché dans le bénitier, labourait un champ grand et fertile, et y semait de la touselle5 un jour et à une heure où un petit diable (qui ne savait pas encore ni tonner ni grêler, sauf sur le persil et les choux, et ne savait pas non plus ni lire, ni écrire) avait obtenu de Lucifer de venir sur cette île des Papefigues se détendre et s’ébattre, île dans laquelle les diables avaient une grande familiarité avec les hommes et les femmes, et souvent y allaient passer le temps.

Ce diable arrivé sur le lieu s’adressa au laboureur, et lui demanda ce qu’il faisait. Le pauvre homme lui répondit qu’il semait son champ de touselle, pour pouvoir vivre l’année suivante.

— Peut-être, mais, dit le diable, ce champ n’est pas le tien, il est à moi, et il m’appartient. Car depuis l’heure et le temps que vous fîtes la figue au pape, tout ce pays nous a été adjugé, attribué, et abandonné. Toutefois, semer du blé n’est pas mon rôle. Aussi je te laisse le champ. Mais c’est à la condition que nous partagerons le profit.

— Je le veux bien, répondit le laboureur.

— J’entends bien, dit le diable, que du profit qu’il y aura, nous ferons deux lots. L’un sera ce qui croîtra sur terre, l’autre ce qui sera en terre. Le choix m’appartient, car je suis un diable issu d’une race noble et ancienne et tu n’es qu’un vilain. Je choisis ce qui sera en terre, tu auras le dessus. Quand aura lieu la cueillette ?

— À mi-juillet, répondit le laboureur.

— Alors, dit le diable, je ne manquerai pas d’être là. Fais au reste comme c’est ton devoir. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les nobles nonnes de Pettesec du gaillard péché de luxure, les cagots et briffeaux6 aussi. De leurs désirs de luxure, je suis plus qu’assuré. Dès qu’ils se rejoindront, ce sera la rencontre.

La mi-juillet venue, le diable se représenta au même endroit, accompagné d’un escadron de petits diablotins de cœur. Là, rencontrant le laboureur, il lui dit.

— Et bien vilain, comment t’es-tu porté depuis mon départ ? Il convient de faire maintenant nos partages.

— C’est raisonnable, répondit le laboureur.

Alors, le laboureur, avec ses gens, commença à couper le blé. Les petits diables, en même temps, tiraient le chaume de terre. Le laboureur battit son blé sur l’aire, le vanna, le mit dans des sacs, le porta au marché pour le vendre. Les diablotins firent de même, et ils s’assirent au marché près du laboureur pour vendre leur chaume. Le laboureur vendit très bien son blé, et avec l’argent, il remplit à moitié un vieux brodequin qu’il portait à sa ceinture. Les diables ne vendirent rien, et au contraire les paysans se moquaient d’eux en plein marché.

Le marché clos, le diable dit au laboureur :

— Vilain, tu m’as trompé cette fois, la prochaine fois, tu ne me tromperas pas.

— Monsieur le diable, répondit le laboureur, comment vous aurais-je trompé, alors que vous avez choisi le premier. C’est vrai qu’en faisant ce choix, vous pensiez me tromper, espérant que rien ne sortit hors de terre pour ma part, et que vous trouveriez dessous entier le grain que j’avais semé, pour avec celui-ci tenter les gens souffreteux, cagots ou avares, et par la tentation les faire trébucher dans vos filets. Mais vous êtes bien jeune dans le métier. Le grain que vous voyez en terre, est mort et corrompu, sa corruption a permis de générer l’autre que vous m’avez vu vendre. Ainsi choisissiez-vous le pire. C’est pourquoi vous êtes maudit par l’Évangile7.

Lors nous iecta sus le tillac plenes mains de parolles gelées, et sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, et les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare. Exceptez un assez grosset, lequel ayant frere Ian eschauffé entre ses mains feist un son tel que font les chastaignes iectées en la braze sans estre entonmées lors que s’esclatent, et nous feist tous de paour tressaillir.

— C’estoit (dist frere Ian) un coup de faulcon en son temps.

Panurge requist Pantagruel luy en donner encores. Pantagruel luy respondit que donner parolles estoit acte des amoureux.

— Vendez m’en doncques, disoit Panurge.

— C’est acte des advocatz, respondit Pantagruel, vendre parolles. Ie vous vendroys plutost silence et plus cherement, ainsi que quelque foys la vendit Demosthenes moyennant son argentangine.

Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, lesquelles le pilot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferées, mais c’estoit la guorge couppée, des parolles horrificques, et aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon : goth, mathagoth, et ne sçay quels aultres motz barbares, et disoyt que c’estoient vocables du hourt et hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque, puys en ouysme d’aultres grosses et rendoient son en degelent, les unes comme de tabours, et fifres, les aultres comme de clerons et trompettes. Croyez que nous y eusmez du passetemps beaucoup. Ie vouloys quelques motz de gueule mettre en reserve dedans de l’huille comme l’on guarde la neige et la glace, et entre du feurre bien nect. Mais Pantagruel ne le voulut : disant estre follie faire reserve de ce dont iamais l’on n’a faulte, et que tousiours on en a main, comme sont motz de gueule entre tous bons et ioyeulx Pantagruelistes.

Alors, il nous jeta sur le tillac de pleines poignées de paroles gelées, et elles ressemblaient à des dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule8, des mots de sinople9, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés10. Ces mots, étant un peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neige et nous les entendions réellement. Mais nous ne les comprenions pas, car c’était un langage barbare. Excepté un assez gros, que frère Jean avait échauffé entre ses mains et qui fit un son tel que font les châtaignes jetées dans la braise sans être entaillées lorsqu’elles éclatent, et il nous fit tous tressaillir de peur.

— C’était, dit frère Jean, un coup de fauconneau11 en son temps.

Panurge demanda à Pantagruel de lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner sa parole était l’acte des amoureux.

— Vendez-m’en donc, dit Panurge.

— C’est l’acte des avocats, répondit Pantagruel, de vendre des paroles. Je vous vendrais plutôt le silence et plus chèrement, ainsi que Démosthène le vendit une fois moyennant son argentangine12.Toutefois, il en jeta sur le tillac trois ou quatre poignées. Et j’y vis des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes (le pilote nous dit qu’elles retournaient quelques fois là d’où elles avaient été proférées, mais que la gorge était coupée), des paroles horribles, et d’autres, assez déplaisantes à voir. Ces paroles ayant fondues ensemble, nous entendîmes : « hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon : goth, mathagoth, et je ne sais quels autres mots barbares, et l’on aurait dit que c’étaient des vocables du combat et le hennissement des chevaux à l’heure du choc, puis nous entendîmes d’autres grosses paroles qui rendaient leur son en dégelant, les unes comme des tambours et des fifres, les autres comme des clairons et des trompettes. Croyez que nous y eûmes beaucoup de passe-temps. Je voulais mettre en réserve quelques mots de gueule dans de l’huile comme l’on garde la neige et la glace, et dans de la paille bien propre. Mais Pantagruel ne voulut pas, disant que c’était une folie de faire des réserves de ce dont jamais l’on ne manque, et qu’on a toujours sous la main, comme sont les mots de gueule parmi tous les bons et joyeux Pantagruélistes.

Frere Ian à l’approcher sentoit ie ne sçay quel odeur aultre que de la pouldre à canon. Dont il tira Panurge en place, et apperceut que sa chemise estoit toute foireuse et embrenée de frays. La vertus retentrice du nerf qui restrainct le muscle nommé Sphincter (c’est le trou du cul) estoit dissolue par la vehemence de paour qu’il avoit eu en ses phantasticques visions. Adioinct le tonnoirre de telles canonnades : lequel plus est horrificque par les chambres basses que n’est sus le tillac. Car un des symptomes et accidens de paour est, que par luy ordinairement se ouvre le guischet du serrail on quel est à temps la matiere fecale retenue.

[…]

Frere Ian estouppant son nez avecques la main guausche, avecques le doigt indice de la dextre monstroit à Pantagruel la chemise de Panurge. Pantagruel le voyant ainsi esmeu, transif, tremblant, hors de propous, conchié, et esgratigné des gryphes du celebre chat Rodilardus, ne se peut contenir de rire, et luy dist :

— Que voulez vous faire de ce chat ?

— De ce chat, respondit Panurge. Ie me donne au Diable, si ie ne pensoys que feust un Diableteau à poil follet, lequel nagueres i’avoys cappiettement happé en Tapinois à belles mouffles d’un bas de chausses, dedans la grande husche d’Enfer. Au Diable soyt le Diable. Il m’a icy deschicqueté la peau en barbe d’Escrevisse.

Ce disant iecta bas son chat.

— Allez, dist Pantagruel, allez de par Dieu, vous estuver, vous nettoyer, vous asceurer, prendre chemise blanche, et vous revestir. — Dictez vous, respondit Panurge, que i’ay paour ? Pas maille. Ie suys par la vertus Dieu plus couraigeux, que si i’eusse autant de mousches avallé, qu’il en est mis en paste dedans Paris, depuys la feste sainct Ian iusques à la Toussains. Ha, ha, ha ? Houay ? Que Diable est cecy ? Appellez vous cecy foyre, bren, crottes, merde, fiant, deiection, matiere fecale, excrement, repaire, laisse, esmeut, fumée, estront, seybale, ou spyrathe ? C’est (croy ie) saphran d’Hibernie. Ho, ho, hie. C’est saphran d’Hibernie. Sela, beuvons.

Frère Jean, en l’approchant, sentit je ne sais quelle odeur autre que celle de la poudre à canon. Aussi il attira Panurge et s’aperçut que sa chemise était toute foireuse et souillée de frais. La vertu rétentrice du nerf qui contracte le muscle nommé sphincter (c’est-à-dire le trou du cul) était déréglée par la véhémence de la peur qu’il avait eue à cause de ses visions fantastiques. S’y était ajouté le tonnerre des canonnades, qui est plus horrible dans les chambres basses que sur le tillac. Car un des symptômes et des accidents de la peur est que par elle habituellement s’ouvre le guichet du sérail par lequel est retenue la matière fécale.

[…]

Frère Jean, bouchant son nez avec la main gauche, montrait avec l’index droit à Pantagruel la chemise de Panurge. Pantagruel le voyant ainsi ému, transit, tremblant, hors de propos, conchié, et égratigné des griffes du célèbre chat Rodilardus, ne put se contenir de rire, et lui dit :

— Que voulez-vous faire de ce chat ?

— De ce chat, répondit Panurge ! Je me donne au diable, si ce n’est pas un diableteau à poil follet qu’à l’instant j’ai secrètement attrapé en tapinois dans la grande huche de l’enfer en faisant de belles moufles d’un bas-de-chausses. Au diable soit le diable. Il m’a ici déchiqueté la peau en barbe d’écrevisse13.

Ce disant, il jeta son chat.

— Allez, dit Pantagruel, allez, par Dieu, vous baigner, vous nettoyer, vous remettre, mettre une chemise blanche et vous rhabiller.

— Voulez-vous dire, répondit Panurge, que j’ai peur ? Pas pour un sou. Je suis, par la vertu Dieu, plus courageux que si j’avais avalé autant de mouches14 qu’il en est mis en pâte dans Paris, depuis la Saint-Jean jusqu’à la Toussaint. Ah, ah, ah ? Ouais ? Que diable est ceci ? Appelez-vous ceci colique, bren, crotte, merde, fiente, déjection, matière fécale, excrément, bouse, crottin ou étron ? C’est, je crois, du safran d’Irlande15. Oh, oh, hi ! C’est du safran d’Irlande. Certainement, buvons.

1Monésien de Monési, nom d’un peuple d’Aquitaine.

2 Europe, fille d’Agénor, roi de Tyr, elle fut séduite par Jupiter.

3 Procris et Céphale : couple d’amants légendaires de la mythologie grecque. Céphale tua Procris involontairement alors qu’elle l’épiait par jalousie. Dans la légende, c’est Diane qui remit en Crète le chien magique à Procris.

4 Teumesse d’où était le renard de la fable racontée par Pausania. Les couilles devaient être molles parce qu’on ne buvait plus.

5Touselle : variété de blé.

6Les cagots sont des faux dévots, peut-être aussi des moines. Les briffeaux étaient des moines quêteurs.

7Suivant un proverbe : « Est maudit de l’Évangile, celui qui a le choix et prend le pire. »

8 Mots de gueule : soient des mots concernant la nourriture, soient des mots rouges, en terminologie de blason, la gueule étant le rouge.

9 Sinople : vert en terme de blason.

10Mots dorés : peut-être une allusion aux mots dorés de Dionysus Caton, auteur latin du 3ème siècle qui venait d’être traduit en 1533.

11 Fauconneau : petit canon léger.

12Rabelais avait expliqué ce mot dans ses notes : « Angine d’argent. » Ainsi on a dit que Démosthène l’avait quand pour ne pas contredire à la requête des ambassadeurs milésiens, dont il avait reçu une grande somme d’argent, il s’enveloppa le cou avec un gros drap de laine, pour s’excuser de ne pas donner son avis comme s’il avait eu une angine.

13 La déchiqueture en barbe d’écrevisse était une façon de décorer le bord des vêtements.

14 Un proverbe disait d’un homme hardi qu’il avait avalé des mouches.

15 Il semble qu’à l’époque, on faisait pousser du safran en Irlande.