Lecture analytique de "Eros" de Annan de Noailles

Anna de Noailles fut une poète qui exalta les thèmes de l’amour, de la nature et de la mort. Rien d’étonnant, alors qu’elle se tourne, au moins deux fois, dans ce poème et dans « l’enfant Éros » vers Éros, le dieu de la pulsion de vie mais aussi de l’Amour. Ce texte, tout en alexandrins, en rimes plates qui alterne les rimes masculines et féminines, est une sanctification du divin Éros. Mais cette déification, qu’on pourrait attendre simplement érotique, transporte un autre message, une autre vision.

Si nous observons le texte, nous nous apercevons qu’il est composé de deux parties, du vers 10 au vers 20, c’est Éros parlant, les vers 1 à 9, inclus, vont alors introduire cette parole et ce Dieu s’exprimant. Cette première partie, d’ailleurs, va, à la fois, installer le Dieu, mais aussi le cadre, en tension de son arrivée.

Dès le premier vers, les deux phrases exclamatives s’opposent, tant dans leur construction, l’une est averbale l’autre est simple, que dans leur sens. La première avec son « Hélas » introduit l’idée d’un regret, installe une déception que la seconde « Que la journée est lumineuse et belle », notamment avec l’utilisation des deux adjectifs mélioratifs « lumineuse » et « belle », contredit. Nous sommes alors dans le partage des sensations où le bonheur ne peut résister à une atténuation forte puisque placée en début de vers.

Au vers 3, une seule phrase simple qui vient renforcer la deuxième partie du premier vers. Une métaphore « l’aérien argent », qui fait peut être référence aux nuages mais aussi à la lumière du soleil sous entendue dans la « lumineuse » du premier vers, qui glisse sur deux verbes « bout », indication de chaleur extrême, et « ruisselle », double unité sémantique, le ruissellement issu de la chaleur, mais aussi le simple ruissellement de l’eau. Ainsi se rencontre-t-il le développement de la beauté de la journée.

La phrase suivante, qui court sur quatre vers, est une phrase interrogative et va affiner la présentation du premier vers. Si l’interrogation est totale, elle cherche un « éclatant bonheur » pour ceux qui cherchent l’amour. Cependant, la construction même de la phrase, où les destinataires du bonheur ne sont que le complément du nom « cœur », au vers 4, entretient une idée d’opposition venue du premier vers. Cet « éclatant bonheur » soit être situé « dans l’azur », c’est-à-dire là où « l’aérien argent » « bout et ruisselle ». Cet éclatant bonheur, reprend l’isotopie sémantique de l’écoulement avec « glisse sur la bouche, coule sur le cœur », comme une boisson rafraîchissante, revigorante, voire magique, comme un poison. Cet écoulement, cette boisson est d’ailleurs sémantiquement reprise dans l’adjectif « ivres » au vers 5. On observera d’ailleurs l’énumération qui qualifie « ceux ». « Éperdus, joyeux, ivres ». Avec « éperdus » qui mélange à la fois la perte de conscience, qu’on retrouve dans « ivres », et de grand plaisir qu’on retrouve dans « joyeux ». Du coup l’énumération fonctionne en insistant sur, à la fois le bonheur et la perte de conscience. Ceux-là, alors, cherchent l’amour. Mais il faut prendre le temps de l’adjectif âpre, il est à la fois péjoratif, il renvoie une notion de rudesse, de difficulté, et presque mélioratif « qui exerce une forte emprise ». Comme si cet amour avait besoin d’une sortie que « étourdit ou délivre » propose en deux solutions, s’échapper en perdant l’esprit, ou, simplement, s’échapper. Ainsi donc, cette troisième phrase développe l’idée du premier vers, les personnages, désignés par « ceux », sont coincés dans un bonheur qui, cherchant une acmé, une extase, ne le trouve pas et le recherche, transformant ainsi la beauté en regret.

Les deux vers suivants commencent une nouvelle phrase qui ira jusqu’à la fin du poème, puisqu’ils vont introduire celui qui va résoudre cette tension, Éros. « Mais soudain ». C’est l’événement perturbateur, marqué par des modalisateurs de surprise. La longue attente noyée du début du poème se casse brusquement. « L ‘horizon s’emplit d’un vaste espoir » répond au « dans l’azur quelque éclatant bonheur ». Mais si l’azur cherchait, par l’intermédiaire d’une question, l’horizon trouve par l’intermédiaire de l’assertion « s’emplit ». Il faudra noter toutefois que « l’éclatant bonheur » laisse la place à « un vaste espoir ». La Nature, comprenant « ceux », mais aussi « la journée », « l’azur » et « l’horizon », résumé en « tout » va donner l’air d’agir sur une énumération de verbes pronominaux réfléchis à trois syllabes « s’empresser, s’enhardir, s’émouvoir ». Trois verbes issus d’une construction préfixale où, au moins deux verbes, « empresser » et « émouvoir », renvoie à une unité sémantique de mouvement. On notera, aussi ce rythme trois fois ternaire de cette énumération qui ralentit l’arrivée, vers suivant de « Il ».

Ainsi, dans la première partie, le texte s’efforce-t-il de créer une attente par la présentation d’un moment idyllique mais insuffisant que la deuxième partie devra résoudre. Bien entendu, cette attente devait être particulière et devait jouer sur l’insatisfaction liée à la joie, au plaisir. On retrouve bien là les prémices amoureux qui entraînent vers l’érotisme.

Éros est un personnage central dans cette deuxième partie. Il est introduit d’abord par le pronom personnel « Il », placé en début de vers et qui aura, donc, une majuscule, comme le « Il » représentatif de Dieu. Le vers suivant le nomme mais avec un déterminant défini « L’Éros ». Enfin, il n’apparaîtra plus que sous le pronom personnel « je », toujours placé en début de vers et donc toujours avec une majuscule. Ce Dieu, tout au long de son discours, ne va d’ailleurs que se présenter avec l’anaphore « je suis ». Il sera donc une représentation d’une ensemble qu’il va prétendre être. On a alors, ici, le changement d’axe complet de l’érotisme vers une sorte de de déisme, où un dieu « Éros », ici, dieu de la pulsion de vie, de la reproduction, va devenir l’ensemble de phénomènes liés à la vie de l’homme.

Pourtant, avant qu’il parle, il est celui qui vient vers ceux qui sont en manque « âme inassouvie », vers 9. On note bien le rapport sémantique à la foi, représenté par « âme » et au besoin, représenté par « inassouvie ». la première entrée, le premier discours direct de « l’Éros aux bras ouverts », donc accueillant, est « je suis la vie ». Ainsi la première définition que l’auteur fait donner à « Éros », c’est d’être ce qui est le plus difficile à définir, « la vie ». En effet, ce mot, « vie », représente une multitude d’informations, la vie qui entoure, la vie qui appartient à celui qui en parle. Le terme, pour sa définition, a des multitudes d’entrée. Le deuxième discours, qui courra jusqu’à la fin du texte sans s’achever puisque les guillemets ne sont pas fermées et que la ponctuation finale est des points de suspension, ne sera donc, peut-être, qu’une tentative de définition de la vie.

On remarquera : on a une construction encore symétrique. « je suis » + un vers, vers 11 – 12, « je suis » + deux vers, vers 13 – 14 -15, « je suis » + un vers, vers 16 – 17, et « je suis » + deux vers, vers 18 – 19 -20.

« je suis le sens des instants et des mois,

touchez-moi, goûtez-moi, respirez-moi »

La première présentation est à la fois lié à l’intemporalité d’Éros qui couvre les « instants », les plus courts, et les « mois », bien plus longs et à sa consubstantialité avec les sens le toucher, le goût et l’odorat. Éros appartient à tous et à tous les ordres. Il est parfaitement un Dieu. D’ailleurs on retrouve, dans ces impératifs la formule « Prenez et mangez, ceci est mon corps donné pour vous... » dans l’Évangile selon St Mathieu, représenté par la geste eucharistique chrétienne.

« Je suis le bord, la fin et le milieu du monde,

Une eau limpide court dans ma bouche profonde

L’énigme universelle est clarté dans mes yeux, »

Le premier vers montre combien il est un Dieu puisque l’énumération « bord, fin et milieu » énumère l’ensemble des positions spatiales et montre que celui-ci est partout. « L’eau limpide » du vers suivant semble avoir deux fonctions, d’abord faire écho au « ruisselle », vers 2, et « qui glisse dans la bouche et coule sur le cœur », vers 4, et aussi introduire et développer le sème eucharistique divin puisque outre le corps, la geste religieuse boire aussi le sang, qui se retrouvera au vers 16. Enfin, « l’énigme universelle », laisse un grand doute. De quelle énigme s’agit-il, une de celles liées à la « vie » ? à Dieu ? Est-ce une tautologie, à savoir l’énigme serait de savoir de quelle énigme il est parlé ? En tout cas, ce groupe au sens difficile, est simplement une lumière dans les yeux. Quelque chose d’aussi immense, semble-t-il qu’un questionnement lié au tout, n’est rien d’autre qu’une toute petite parcelle dans l’œil du Dieu. Bien qu’incompréhensible dans sa totalité, l’image est particulièrement parlante. Dans ces trois vers, tout es mis en place pour faire d’Éros, le Dieu total.

« Je suis le goût brûlant du sang délicieux

Tout afflue à mon cœur, tout passe par mon crible »

Le sème du sang vient finir de compléter à la fois le jeu sémantique de l’écoulement et le jeu, en rappel de l’eucharistie. Éros est un Dieu qui se mange et qui se boit. On notera l’oxymore « goût brûlant » et « sang délicieux » qui donne au sang toute sa valeur. Le vers suivant reprend deux fois le pronom indéfini « tout » qui montre l’importance complète du Dieu. Le premier segment, « passe par mon cœur », est évidemment un écho à « sang », mais aussi l’image d’un Dieu qui construit le monde puisque le groupe en parallèle à celui-ci parle de « crible », où, alors, e Dieu, pourrait retenir ce qui ne fonctionne pas.

« Je suis le ciel certain, l’espace intelligible

L’orgueil chantant et nu, l’absence de remords,

Et le danseur divin qui conduit à la mort... »

Trois derniers vers de définition d’Éros par lui-même. « Ciel certain », écho de « azur », « aérien argent », « l’horizon », le terme « certain » qui reprend le son [s] de l’initiale de « ciel », crée un effet étrange où il est difficile de définir exactement ce qu’est « le ciel certain ». « L’espace intelligible », bien évidemment est une redite en transformant les mots. Éros serait peut-être ce que l’Homme perçoit de l’espace, mais il est obligatoirement bien plus… Le vers suivant marque une première rupture « l’orgueil chantant et nu » où un défaut « orgueil » est présenté comme heureux, comme fier et sans la nécessité d’utiliser d’armes. Une sorte de contradiction de l’image sainte du Dieu que les références à l’eucharistie avait créée. Cet effet se renforce avec « l’absence de remords » qui met de côté la culpabilité. Éros n’est pas un Dieu d’image sainte, il est un Dieu assumé de lui-même qui ne cherche pas de faux semblants.

La dernière image brise l’ensemble merveilleux que le reste du discours avait créé. « Le danseur divin » où Éros s’associe l’adjectif divin mais réutilise l’aspect schématique de la danse pour démontrer « la vie ». Or cette vie comporte, en elle-même, son achèvement. Cet achèvement est représenté par le dernier groupe nominal du poème « la mort », fin de tout pour le vivant que représente alors Éros.

Ainsi, ce poème n’est pas seulement une ode à la pulsion de vie. Il va beaucoup plus loin, induisant pour le lecteur, le rapport à la Vie, et donc à la mort. Ce qui semblait, initialement une introduction enfiévrée au corps amoureux est devenu, au fur et à mesure où Éros s’est présenté, une tentative de donner à la Vie un sens plus mystique.