Oeuvre complète: Le Parti pris des choses de Francis Ponge

LE PARTI PRIS DES CHOSES

FRANCIS PONGE

PLUIE

La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu.

FIN DE L’AUTOMNE

Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide. Les feuilles mortes de toutes essences macèrent dans la pluie. Pas de fermentation, de création d’alcool : il faut attendre jusqu’au printemps l’effet d’une application de compresses sur une jambe de bois.

Le dépouillement se fait en désordre. Toutes les portes de la salle de scrutin s’ouvrent et se ferment, claquant violemment. Au panier, au panier ! La Nature déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque, gaule rageusement ses derniers fruits.

Puis elle se lève brusquement de sa table de travail. Sa stature aussitôt paraît immense. Décoiffée, elle a la tête dans la brume. Les bras ballants, elle aspire avec délices le vent glacé qui lui rafraîchit les idées. Les jours sont courts, la nuit tombe vite, le comique perd ses droits.

La terre dans les airs parmi les autres astres reprend son air sérieux. Sa partie éclairée est plus étroite, infiltrée de vallées d’ombre. Ses chaussures, comme celles d’un vagabond, s’imprègnent d’eau et font de la musique.

Dans cette grenouillerie, cette amphibiguïté salubre, tout reprend forces, saute de pierre en pierre et change de pré. Les ruisseaux se multiplient.

Voilà ce qui s’appelle un beau nettoyage, et qui ne respecte pas les conventions ! Habillé comme nu, trempé jusqu’aux os.

Et puis cela dure, ne sèche pas tout de suite. Trois mois de réflexion salutaire dans cet état ; sans réaction vasculaire, sans peignoir ni gant de crin. Mais sa forte constitution y résiste.

Aussi, lorsque les petits bourgeons recommencent à pointer, savent-ils ce qu’ils font et de quoi il retourne, – et s’ils se montrent avec précaution, gourds et rougeauds, c’est en connaissance de cause.

Mais là commence une autre histoire, qui dépend peut-être mais n’a pas l’odeur de la règle noire qui va me servir à tirer mon trait sous celle-ci.

PAUVRES PÊCHEURS

À court de haleurs deux chaînes sans cesse tirant l’impasse à eux sur le grau du roi, la marmaille au milieu criait près des paniers :

« Pauvres pêcheurs ! »

Voici l’extrait déclaré aux lanternes :

« Demie de poissons éteints par sursauts dans le sable, et trois quarts de retour des crabes vers la mer. »

RHUM DES FOUGÈRES

De sous les fougères et leurs belles fillettes ai-je la perspective du Brésil ?

Ni bois pour construction, ni stères d’allumettes : des espèces de feuilles entassées par terre qu’un vieux rhum mouille.

En pousse, des tiges à pulsations brèves, des vierges prodiges sans tuteurs : une vaste saoulerie de palmes ayant perdu tout contrôle qui cachent deux tiers chacune du ciel.

LES MÛRES

Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l’esprit, certains fruits sont formés d’une agglomération de sphères qu’une goutte d’encre remplit.

*

Noirs, roses et kakis ensemble sur la grappe, ils offrent plutôt le spectacle d’une famille rogue à ses âges divers, qu’une tentation très vive à la cueillette.

Vue la disproportion des pépins à la pulpe les oiseaux les apprécient peu, si peu de chose au fond leur reste quand du bec à l’anus ils en sont traversés.

*

Mais le poète au cours de sa promenade professionnelle, en prend de la graine à raison : « Ainsi donc, se dit-il, réussissent en grand nombre les efforts patients d’une fleur très fragile quoique par un rébarbatif enchevêtrement de ronces défendue. Sans beaucoup d’autres qualités, – mûres, parfaitement elles sont mûres – comme aussi ce poème est fait. »

LE CAGEOT

À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.

Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme.

À tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, – sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.

LA BOUGIE

La nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d’ombre.

Sa feuille d’or tient impassible au creux d’une colonnette d’albâtre par un pédoncule très noir.

Les papillons miteux l’assaillent de préférence à la lune trop haute, qui vaporise les bois. Mais brûlés aussitôt ou vannés dans la bagarre, tous frémissent aux bords d’une frénésie voisine de la stupeur.

Cependant la bougie, par le vacillement des clartés sur le livre au brusque dégagement des fumées originales encourage le lecteur, – puis s’incline sur son assiette et se noie dans son aliment.

LA CIGARETTE

Rendons d’abord l’atmosphère à la fois brumeuse et sèche, échevelée, où la cigarette est toujours posée de travers depuis que continûment elle la crée.

Puis sa personne : une petite torche beaucoup moins lumineuse que parfumée, d’où se détachent et choient selon un rythme à déterminer un nombre calculable de petites masses de cendres.

Sa passion enfin : ce bouton embrasé, desquamant en pellicules argentées, qu’un manchon immédiat formé des plus récentes entoure.

L’ORANGE

Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. Mais où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l’écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d’ambre s’est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfum suaves, certes, – mais souvent aussi de la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins.

Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l’oppression ? – L’éponge n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre ou d’eau sale selon : cette gymnastique est ignoble. L’orange a meilleur goût, mais elle est trop passive, – et ce sacrifice odorant… c’est faire à l’oppresseur trop bon compte vraiment.

Mais ce n’est pas assez avoir dit de l’orange que d’avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l’air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l’avant-bouche dont il ne fait pas se hérisser les papilles.

Et l’on demeure au reste sans paroles pour avouer l’admiration que mérite l’enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont l’épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.

Mais à la fin d’une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, – il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d’un minuscule citron, offre à l’extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l’intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C’est en lui que se retrouvent, après l’explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, – la dureté relative et la verdeur (non d’ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille : somme toute petite quoique avec certitude la raison d’être du fruit.

L’HUÎTRE

L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.

À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les cieux d’en-dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner.

LES PLAISIRS DE LA PORTE

Les rois ne touchent pas aux portes.

Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l’un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, – tenir dans ses bras une porte.

… Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce ; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l’œil s’ouvre et le corps tout entier s’accommode à son nouvel appartement.

D’une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s’enclore, – ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l’assure.

LES ARBRES SE DÉFONT

À L’INTÉRIEUR D’UNE SPHÈRE

DE BROUILLARD

Dans le brouillard qui entoure les arbres, les feuilles leur sont dérobées ; qui déjà, décontenancées par une lente oxydation, et mortifiées par le retrait de la sève au profit des fleurs et fruits, depuis les grosses chaleurs d’août tenaient moins à eux.

Dans l’écorce des rigoles verticales se creusent par où l’humidité jusqu’au sol est conduite à se désintéresser des parties vives du tronc.

Les fleurs sont dispersées, les fruits sont déposés. Depuis le plus jeune âge, la résignation de leurs qualités vives et de parties de leur corps est devenue pour les arbres un exercice familier.

LE PAIN

La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.

Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, – sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.

Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…

Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.

LE FEU

Le feu fait un classement : d’abord toutes les flammes se dirigent en quelque sens…

(L’on ne peut comparer la marche du feu qu’à celle des animaux : il faut qu’il quitte un endroit pour en occuper un autre ; il marche à la fois comme une amibe et comme une girafe, bondit du col, rampe du pied)…

Puis, tandis que les masses contaminées avec méthode s’écroulent, les gaz qui s’échappent sont transformés à mesure en une seule rampe de papillons.

LE CYCLE DES SAISONS

Las de s’être contractés tout l’hiver les arbres tout à coup se flattent d’être dupes. Ils ne peuvent plus y tenir : ils lâchent leurs paroles, un flot, un vomissement de vert. Ils tâchent d’aboutir à une feuillaison complète de paroles. Tant pis ! Cela s’ordonnera comme cela pourra ! Mais, en réalité, cela s’ordonne ! Aucune liberté dans la feuillaison… Ils lancent, du moins le croient-ils, n’importe quelles paroles, lancent des tiges pour y suspendre encore des paroles : nos troncs, pensent-ils, sont là pour tout assumer. Ils s’efforcent à se cacher, à se confondre les uns dans les autres. Ils croient pouvoir dire tout, recouvrir entièrement le monde de paroles variées : ils ne disent que « les arbres ». Incapables même de retenir les oiseaux qui repartent d’eux, alors qu’ils se réjouissaient d’avoir produit de si étranges fleurs. Toujours la même feuille, toujours le même mode de dépliement, et la même limite, toujours des feuilles symétriques à elles-mêmes, symétriquement suspendues ! Tente encore une feuille ! – La même ! Encore une autre ! La même ! Rien en somme ne saurait les arrêter que soudain cette remarque : « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres. » Une nouvelle lassitude, et un nouveau retournement moral. « Laissons tout ça jaunir, et tomber. Vienne le taciturne état, le dépouillement, l’automne. »

LE MOLLUSQUE

Le mollusque est un être – presque une – qualité. Il n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart, quelque chose comme la couleur dans le tube.

La nature renonce ici à la présentation du plasma en forme. Elle montre seulement qu’elle y tient en l’abritant soigneusement, dans un écrin dont la face intérieure est la plus belle.

Ce n’est donc pas un simple crachat, mais une réalité des plus précieuses.

Le mollusque est doué d’une énergie puissante à se renfermer. Ce n’est à vrai dire qu’un muscle, un gond, un blount et sa porte.

Le blount ayant sécrété la porte. Deux portes légèrement concaves constituent sa demeure entière.

Première et dernière demeure. Il y loge jusqu’après sa mort.

Rien à faire pour l’en tirer vivant.

La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole, – et réciproquement.

Mais parfois un autre être vient violer ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt.

C’est le cas du pagure.

ESCARGOTS

Au contraire des escarbilles qui sont les hôtes des cendres chaudes, les escargots aiment la terre humide. Go on, ils avancent collés à elle de tout leur corps, ils en emportent, ils en mangent, ils en excrémentent. Elle les traverse. Ils la traversent. C’est une interpénétration du meilleur goût parce que pour ainsi dire ton sur ton – avec un élément passif, un élément actif, le passif baignant à la fois et nourrissant l’actif – qui se déplace en même temps qu’il mange.

(Il y a autre chose à dire des escargots. D’abord leur propre humidité. Leur sang froid. Leur extensibilité.)

À remarquer d’ailleurs que l’on ne conçoit pas un escargot sorti de sa coquille et ne se mouvant pas. Dès qu’il repose, il rentre aussitôt au fond de lui-même. Au contraire sa pudeur l’oblige à se mouvoir dès qu’il montre sa nudité, qu’il livre sa forme vulnérable. Dès qu’il s’expose, il marche.

Pendant les époques sèches ils se retirent dans les fossés où il semble d’ailleurs que la présence de leur corps contribue à maintenir de l’humidité. Sans doute y voisinent-ils avec d’autres sortes de bêtes à sang froid, crapauds, grenouilles. Mais lorsqu’ils en sortent ce n’est pas du même pas. Ils ont plus de mérite à s’y rendre car beaucoup plus de peine à en sortir.

À noter d’ailleurs que s’ils aiment la terre humide, ils n’affectionnent pas les endroits où la proportion dévient en faveur de l’eau, comme les marais, ou les étangs. Et certainement ils préfèrent la terre ferme, mais à condition qu’elle soit grasse et humide.

Ils sont friands aussi des légumes et des plantes aux feuilles vertes et chargées d’eau. Ils savent s’en nourrir en laissant seulement les nervures, et découpant le plus tendre. Ils sont par exemple les fléaux des salades.

Que sont-ils au fond des fosses ? Des êtres qui les affectionnent pour certaines de leurs qualités, mais qui ont l’intention d’en sortir. Ils en sont un élément constitutif mais vagabond. Et d’ailleurs là aussi bien qu’au plein jour des allées fermes leur coquille préserve leur quant-à-soi.

Certainement c’est parfois une gêne d’emporter partout avec soi cette coquille mais ils ne s’en plaignent pas et finalement ils en sont bien contents. Il est précieux, où que l’on se trouve, de pouvoir rentrer chez soi et défier les importuns. Cela valait bien la peine.

Ils bavent d’orgueil de cette faculté, de cette commodité. Comment se peut-il que je sois un être si sensible et si vulnérable, et à la fois si à l’abri des assauts des importuns, si possédant son bonheur et sa tranquillité. D’où ce merveilleux port de tête.

À la fois si collé au sol, si touchant et si lent, si progressif et si capable de me décoller du sol pour rentrer en moi-même et alors après moi le déluge, un coup de pied peut me faire rouler n’importe où. Je suis bien sûr de me rétablir sur pied et de recoller au sol où le sort m’aura relégué et d’y trouver ma pâture : la terre, le plus commun des aliments.

Quel bonheur, quelle joie donc d’être un escargot. Mais cette bave d’orgueil ils en imposent la marque à tout ce qu’ils touchent. Un sillage argenté les suit. Et peut-être les signale au bec des volatiles qui en sont friands. Voilà le hic, la question, être ou ne pas être (des vaniteux), le danger.

Seul, évidemment l’escargot est bien seul. Il n’a pas beaucoup d’amis. Mais il n’en a pas besoin pour son bonheur. Il colle si bien à la nature, il en jouit si parfaitement de si près, il est l’ami du sol qu’il baise de tout son corps, et des feuilles, et du ciel vers quoi il lève si fièrement la tête, avec ses globes d’yeux si sensibles ; noblesse, lenteur, sagesse, orgueil, vanité, fierté.

Et ne disons pas qu’il ressemble en ceci au pourceau. Non il n’a pas ces petits pieds mesquins, ce trottinement inquiet. Cette nécessité, cette honte de fuir tout d’une pièce. Plus de résistance, et plus de stoïcisme. Plus de méthode, plus de fierté et sans doute moins de goinfrerie, – moins de caprice ; laissant cette nourriture pour se jeter sur une autre, moins d’affolement et de précipitation dans la goinfrerie, moins de peur de laisser perdre quelque chose.

Rien n’est beau comme cette façon d’avancer si lente et si sûre et si discrète, au prix de quels efforts ce glissement parfait dont ils honorent la terre ! Tout comme un long navire, au sillage argenté. Cette façon de procéder est majestueuse, surtout si l’on tient compte encore une fois de cette vulnérabilité, de ces globes d’yeux si sensibles.

La colère des escargots est-elle perceptible ? Y en a-t-il des exemples ? Comme elle est sans aucun geste, sans doute se manifeste-t-elle seulement par une sécrétion de bave plus floculente et plus rapide. Cette bave d’orgueil. L’on voit ici que l’expression de leur colère est la même que celle de leur orgueil. Ainsi se rassurent-ils et en imposent-ils au monde d’une façon plus riche, argentée.

L’expression de leur colère, comme de leur orgueil, devient brillante en séchant. Mais aussi elle constitue leur trace et les désigne au ravisseur (au prédateur). De plus elle est éphémère et ne dure que jusqu’à la prochaine pluie.

Ainsi en est-il de tous ceux qui s’expriment d’une façon entièrement subjective sans repentir, et par traces seulement, sans souci de construire et de former leur expression comme une demeure solide, à plusieurs dimensions. Plus durable qu’eux-mêmes.

Mais sans doute eux, n’éprouvent-ils pas ce besoin. Ce sont plutôt des héros, c’est-à-dire des êtres dont l’existence même est œuvre d’art, – que des artistes, c’est-à-dire des fabricants d’œuvres d’art.

Mais c’est ici que je touche à l’un des points principaux de leur leçon, qui d’ailleurs ne leur est pas particulière mais qu’ils possèdent en commun avec tous les êtres à coquilles : cette coquille, partie de leur être, est en même temps œuvre d’art, monument. Elle, demeure plus longtemps qu’eux.

Et voilà l’exemple qu’ils nous donnent. Saints, ils font œuvre d’art de leur vie, – œuvre d’art de leur perfectionnement, Leur sécrétion même se produit de telle manière qu’elle se met en forme. Rien d’extérieur à eux, à leur nécessité, à leur besoin n’est leur œuvre. Rien de disproportionné – d’autre part – à leur être physique. Rien qui ne lui soit nécessaire, obligatoire.

Ainsi tracent-ils aux hommes leur devoir. Les grandes pensées viennent du cœur. Perfectionne-toi moralement et tu feras de beaux vers. La morale et la rhétorique se rejoignent dans l’ambition et le désir du sage.

Mais saints en quoi : en obéissant précisément à leur nature. Connais-toi donc d’abord toi-même. Et accepte-toi tel que tu es. En accord avec tes vices. En proportion avec ta mesure.

Mais quelle est la notion propre de l’homme : la parole et la morale. L’humanisme.

Paris, 21 mars 1936.

LE PAPILLON

Lorsque le sucre élaboré dans les tiges surgit au fond des fleurs, comme des tasses mal lavées, – un grand effort se produit par terre d’où les papillons tout à coup prennent leur vol.

Mais comme chaque chenille eut la tête aveuglée et laissée noire, et le torse amaigri par la véritable explosion d’où les ailes symétriques flambèrent.

Dès lors le papillon erratique ne se pose plus qu’au hasard de sa course, ou tout comme.

Allumette volante, sa flamme n’est pas contagieuse. Et d’ailleurs, il arrive trop tard et ne peut que constater les fleurs écloses. N’importe : se conduisant en lampiste, il vérifie la provision d’huile de chacune. Il pose au sommet des fleurs la guenille atrophiée qu’il emporte et venge ainsi sa longue humiliation amorphe de chenille au pied des tiges.

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin.

LA MOUSSE

Les patrouilles de la végétation s’arrêtèrent jadis sur la stupéfaction des rocs. Mille bâtonnets du velours de soie s’assirent alors en tailleur.

Dès lors, depuis l’apparente crispation de la mousse à même le roc avec ses licteurs, tout au monde pris dans un embarras inextricable et bouclé là-dessous, s’affole, trépigne, étouffe.

Bien plus, les poils ont poussé ; avec le temps tout s’est encore assombri.

Ô préoccupations à poils de plus en plus longs ! Les profonds tapis, en prière lorsqu’on s’assoit dessus, se relèvent aujourd’hui avec des aspirations confuses. Ainsi ont lieu non seulement des étouffements mais des noyades.

Or, scalper tout simplement du vieux roc austère et solide ces terrains de tissu-éponge, ces paillassons humides, à saturation devient possible.

BORDS DE MER

La mer jusqu’à l’approche de ses limites est une chose simple qui se répète flot par flot. Mais les choses les plus simples dans la nature ne s’abordent pas sans y mettre beaucoup de formes, faire beaucoup de façons, les choses les plus épaisses sans subir quelque amenuisement. C’est pourquoi l’homme, et par rancune aussi contre leur immensité qui l’assomme, se précipite aux bords ou à l’intersection des grandes choses pour les définir. Car la raison au sein de l’uniforme dangereusement ballotte et se raréfie : un esprit en mal de notions doit d’abord s’approvisionner d’apparences.

Tandis que l’air même tracassé soit par les variations de sa température ou par un tragique besoin d’influence et d’informations par lui-même sur chaque chose ne feuillette pourtant et corne que superficiellement le volumineux tome marin, l’autre élément plus stable qui nous supporte y plonge obliquement jusqu’à leur garde rocheuse de larges couteaux terreux qui séjournent dans l’épaisseur. Parfois à la rencontre d’un muscle énergique une lame ressort peu à peu : c’est ce qu’on appelle une plage.

Dépaysée à l’air libre, mais repoussée par les profondeurs quoique jusqu’à un certain point familiarisée avec elles, cette portion de l’étendue s’allonge entre les deux plus ou moins fauve et stérile, et ne supporte ordinairement qu’un trésor de débris inlassablement polis et ramassés par le destructeur.

Un concert élémentaire, par sa discrétion plus délicieux et sujet à réflexion, est accordé là depuis l’éternité pour personne : depuis sa formation par l’opération sur une platitude sans bornes de l’esprit d’insistance qui souffle parfois des cieux, le flot venu de loin sans heurts et sans reproche enfin pour la première fois trouve à qui parler. Mais une seule et brève parole est confiée aux cailloux et aux coquillages, qui s’en montrent assez remués, et il expire en la proférant ; et tous ceux qui le suivent expireront aussi en proférant la pareille, parfois par temps à peine un peu plus fort clamée. Chacun par-dessus l’autre parvenu à l’orchestre se hausse un peu le col, se découvre, et se nomme à qui il fut adressé. Mille homonymes seigneurs ainsi sont admis le même jour à la présentation par la mer prolixe et prolifique en offres labiales à chacun de ses bords.

Aussi bien sur votre forum, ô galets, n’est-ce pas, pour une harangue grossière, quelque paysan du Danube qui vient se faire entendre : mais le Danube lui-même, mêlé à tous les autres fleuves du monde après avoir perdu leur sens et leur prétention, et profondément réservés dans une désillusion amère seulement au goût de qui aurait à conscience d’en apprécier par absorption la qualité la plus secrète, la saveur.

C’est en effet, après l’anarchie des fleuves, à leur relâchement dans le profond et copieusement habité lieu commun de la matière liquide, que l’on a donné le nom de mer. Voilà pourquoi à ses propres bords celle-ci semblera toujours absente : profitant de l’éloignement réciproque qui leur interdit de communiquer entre eux sinon à travers elle ou par de grands détours, elle laisse sans doute croire à chacun d’eux qu’elle se dirige spécialement vers lui. En réalité, polie avec tout le monde, et plus que polie : capable pour chacun d’eux de tous les emportements, de toutes les convictions successives, elle garde au fond de sa cuvette à demeure son infinie possession de courants. Elle ne sort jamais de ses bornes qu’un peu, met elle-même un frein à la fureur de ses flots, et comme la méduse qu’elle abandonne aux pêcheurs pour image réduite ou échantillon d’elle-même, fait seulement une révérence extatique par tous ses bords.

Ainsi en est-il de l’antique robe de Neptune, cet amoncellement pseudo-organique de voiles sur les trois quarts du monde uniment répandus. Ni par l’aveugle poignard des roches, ni par la plus creusante tempête tournant des paquets de feuilles à la fois, ni par l’œil attentif de l’homme employé avec peine et d’ailleurs sans contrôle dans un milieu interdit aux orifices débouchés des autres sens et qu’un bras plongé pour saisir trouble plus encore, ce livre au fond n’a été lu.

DE L’EAU

Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. Comme le sol, comme une partie du sol, comme une modification du sol.

Elle est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur ; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant, transperçant, érodant, filtrant.

À l’intérieur d’elle-même ce vice aussi joue : elle s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu’à s’humilier, se couche à plat ventre sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres. Toujours plus bas : telle semble être sa devise : le contraire d’excelsior.

On pourrait presque dire que l’eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n’obéir qu’à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe.

Certes, tout au monde connaît ce besoin, qui toujours et en tous lieux doit être satisfait. Cette armoire, par exemple, se montre fort têtue dans son désir d’adhérer au sol, et si elle se trouve un jour en équilibre instable, elle préférera s’abîmer plutôt que d’y contrevenir. Mais enfin, dans une certaine mesure, elle joue avec la pesanteur, elle la défie : elle ne s’effondre pas dans toutes ses parties, sa corniche, ses moulures ne s’y conforment pas. I l existe en elle une résistance au profit de sa personnalité et de sa forme.

liquide est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant ; amorphe ou féroce, amorphe et féroce, féroce térébrant, par exemple ; rusé, filtrant, contournant ; si bien que l’on peut faire de lui ce que l’on veut, et conduire l’eau dans des tuyaux pour la faire ensuite jaillir verticalement afin de jouir enfin de sa façon de s’abîmer en pluie : une véritable esclave.

… Cependant le soleil et la lune sont jaloux de cette influence exclusive, et ils essayent de s’exercer sur elle lorsqu’elle se trouve offrir la prise de grandes étendues, surtout si elle y est en état de moindre résistance, dispersée en flaques minces. Le soleil alors prélève un plus grand tribut. Il la force à un cyclisme perpétuel, il la traite comme un écureuil dans sa roue.

L’eau m’échappe… me file entre les doigts. Et encore ! Ce n’est même pas si net (qu’un lézard ou une grenouille) : il m’en reste aux mains des traces, des taches, relativement longues à sécher ou qu’il faut essuyer.

Elle m’échappe et cependant me marque, sans que j’y puisse grand-chose.

Idéologiquement c’est la même chose : elle m’échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit et sur ce papier des traces, des taches informes.

Inquiétude de l’eau : sensible au moindre changement de la déclivité. Sautant les escaliers les deux pieds à la fois. Joueuse, puérile d’obéissance, revenant tout de suite lorsqu’on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci.

LE MORCEAU DE VIANDE

Chaque morceau de viande est une sorte d’usine, moulins et pressoirs à sang.

Tubulures, hauts fourneaux, cuves y voisinent avec les marteaux-pilons, les coussins de graisse.

La vapeur y jaillit, bouillante. Des feux sombres ou clairs rougeoient.

Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories avec le fiel.

Et tout cela refroidit lentement à la nuit, à la mort.

Aussitôt, sinon la rouille, du moins d’autres réactions chimiques se produisent, qui dégagent des odeurs pestilentielles.

LE GYMNASTE

Comme son G l’indique le gymnaste porte le bouc et la moustache que rejoint presque une grosse mèche en accroche-cœur sur un front bas.

Moulé dans un maillot qui fait deux plis sur l’aine il porte aussi, comme son Y, la queue à gauche.

Tous les cœurs il dévaste mais se doit d’être chaste et son juron est baste !

Plus rose que nature et moins adroit qu’un singe il bondit aux agrès saisi d’un zèle pur. Puis du chef de son corps pris dans la corde à nœuds il interroge l’air comme un ver de sa motte.

Pour finir il choit parfois des cintres comme une chenille, mais rebondit sur pieds, et c’est alors le parangon adulé de la bêtise humaine qui vous salue.

LA JEUNE MÈRE

Quelques jours après les couches la beauté de la femme se transforme.

Le visage souvent penché sur la poitrine s’allonge un peu. Les yeux attentivement baissés sur un objet proche, s’ils se relèvent parfois paraissent un peu égarés. Ils montrent un regard empli de confiance, mais en sollicitant la continuité. Les bras et les mains s’incurvent et se renforcent. Les jambes qui ont beaucoup maigri et se sont affaiblies sont volontiers assises, les genoux très remontés. Le ventre ballonné, livide, encore très sensible ; le bas-ventre s’accommode du repos, de la nuit des draps.

… Mais bientôt sur pieds, tout ce grand corps évolue à l’étroit parmi le pavois utile à toutes hauteurs des carrés blancs du linge, que parfois de sa main libre il saisit, froisse, tâte avec sagacité, pour les retendre ou les plier ensuite selon les résultats de cet examen.

R. C. SEINE No

C’est par un escalier de bois jamais ciré depuis trente ans, dans la poussière des mégots jetés à la porte, au milieu d’un peloton de petits employés à la fois mesquins et sauvages, en chapeau melon, leur valise à soupe à la main, que deux fois par jour commence notre asphyxie.

Un jour réticent règne à l’intérieur de ce colimaçon délabré, où flotte en suspension la râpure du bois beige. Au bruit des souliers hissés par la fatigue d’une marche à l’autre, selon un axe crasseux, nous approchons à une allure de grains de café de l’engrenage broyeur.

Chacun croit qu’il se meut à l’état libre, parce qu’une oppression extrêmement simple l’oblige, qui ne diffère pas beaucoup de la pesanteur : du fond des cieux la main de la misère tourne le moulin.

L’issue, à la vérité, n’est pas pour notre forme si dangereuse. Cette porte qu’il faut passer n’a qu’un seul gond de chair de la grandeur d’un homme, le surveillant qui l’obstrue à moitié : plutôt que d’un engrenage, il s’agit ici d’un sphincter. Chacun en est aussitôt expulsé, honteusement, sain et sauf, fort déprimé pourtant, par des boyaux lubrifiés à la cire, au fly-tox, à la lumière électrique. Brusquement séparés par de longs intervalles, l’on se trouve alors, dans une atmosphère entêtante d’hôpital à durée de cure indéfinie pour l’entretien des bourses plates, filant à toute vitesse à travers une sorte de monastère-patinoire dont les nombreux canaux se coupent à angles droits, – où l’uniforme est le veston râpé.

Bientôt après, dans chaque service, avec un bruit terrible, les armoires à rideaux de fer s’ouvrent, – d’où les dossiers, comme d’affreux oiseaux-fossiles familiers, dénichés de leurs strates, descendent lourdement se poser sur les tables où ils s’ébrouent. Une étude macabre commence. Ô analphabétisme commercial, au bruit des machines sacrées c’est alors la longue, la sempiternelle célébration de ton culte qu’il faut servir.

Tout s’inscrit à mesure sur des imprimés à plusieurs doubles, où la parole reproduite en mauves de plus en plus pâles finirait sans doute par se dissoudre dans le dédain et l’ennui même du papier, n’étaient les échéanciers, ces forteresses de carton bleu très solide, troués au centre d’une lucarne ronde afin qu’aucune feuille insérée ne s’y dissimule dans l’oubli.

Deux ou trois fois par jour, au milieu de ce culte, le courrier multicolore, radieux et bête comme un oiseau des îles, tout frais émoulu des enveloppes marquées de noir par le baiser de la poste, vient tout de go se poser devant moi.

Chaque feuille étrangère est alors adoptée, confiée à une petite colombe de chez nous, qui la guide à des destinations successives jusqu’à son classement.

Certains bijoux servent à ces attelages momentanés : coins dorés, attaches parisiennes, trombones attendent dans des sébiles leur utilisation.

Peu à peu cependant, tandis que l’heure tourne, le flot monte dans les corbeilles à papier. Lorsqu’il va déborder, il est midi : une sonnerie stridente invite à disparaître instantanément de ces lieux. Reconnaissons que personne ne se le fait dire deux fois. Une course éperdue se dispute dans les escaliers, où les deux sexes autorisés à se confondre dans la fuite alors qu’ils ne l’étaient pas pour l’entrée, se choquent et se bousculent à qui mieux mieux.

C’est alors que les chefs de service prennent vraiment conscience de leur supériorité : « Turba ruit ou ruunt » ; eux, à une allure de prêtres, laissant passer le galop des moines et moinillons de tous ordres, visitent lentement leur domaine, entouré par privilège de vitrages dépolis, dans un décor où les vertus embaumantes sont la morgue, le mauvais goût et la délation, – et parvenant à leur vestiaire, où il n’est pas rare que se trouvent des gants, une canne, une écharpe de soie, ils se défroquent tout à coup de leur grimace caractéristique et se transforment en véritables hommes du monde.

LE RESTAURANT LEMEUNIER

RUE DE LA CHAUSSÉE D’ANTIN

Rien de plus émouvant que le spectacle que donne, dans cet immense Restaurant Lemeunier, rue de la Chaussée d’Antin, la foule des employés et des vendeuses qui y déjeunent à midi.

La lumière et la musique y sont dispensées avec une prodigalité qui fait rêver. Des glaces biseautées, des dorures partout. L’on y entre à travers des plantes vertes par un passage plus sombre aux parois duquel quelques dîneurs déjà à l’étroit sont installés, et qui débouche dans une salle aux proportions énormes, à plusieurs balcons de pitchpin formant un seul étage en huit, où vous accueillent à la fois des bouffées d’odeurs tièdes, le tapage des fourchettes et des assiettes choquées, les appels des serveuses et le bruit des conversations.

C’est une grande composition digne du Véronèse pour l’ambition et le volume, mais qu’il faudrait peindre tout entière dans l’esprit du fameux Bar de Manet.

Les personnages dominants y sont sans contredit d’abord le groupe des musiciens au nœud du huit, puis les caissières assises en surélévation derrière leurs banques, d’où leurs corsages clairs et obligatoirement gonflés tout entiers émergent, enfin de pitoyables caricatures de maîtres d’hôtel circulant avec une relative lenteur, mais obligés parfois à mettre la main à la pâte avec la même précipitation que les serveuses, non par l’impatience des dîneurs (peu habitués à l’exigence) mais par la fébrilité d’un zèle professionnel aiguillonné par le sentiment de l’incertitude des situations dans l’état actuel de l’offre et de la demande sur le marché du travail.

Ô monde des fadeurs et des fadaises, tu atteins ici à ta perfection ! Toute une jeunesse inconsciente y singe quotidiennement cette frivolité tapageuse que les bourgeois se permettent huit ou dix fois par an, quand le père banquier ou la mère kleptomane ont réalisé quelque bénéfice supplémentaire vraiment inattendu, et veulent comme il faut étonner leurs voisins.

Cérémonieusement attifés, comme leurs parents à la campagne ne se montrent que le dimanche, les jeunes employés et leurs compagnes s’y plongent avec délices, en toute bonne foi chaque jour. Chacun tient à son assiette comme le bernard-l’hermite à sa coquille, tandis que le flot copieux de quelque valse viennoise dont la rumeur domine le cliquetis des valves de faïence, remue les estomacs et les cœurs.

Comme dans une grotte merveilleuse, je les vois tous parler et rire mais ne les entends pas. Jeune vendeur, c’est ici, au milieu de la foule de tes semblables, que tu dois parler à ta camarade et découvrir ton propre cœur. Ô confidence, c’est ici que tu seras échangée !

Des entremets à plusieurs étages crémeux hardiment superposés, servis dans des cupules d’un métal mystérieux, hautes de pied mais rapidement lavées et malheureusement toujours tièdes, permettent aux consommateurs qui choisirent qu’on les disposât devant eux, de manifester mieux que par d’autres signes les sentiments profonds qui les animent. Chez l’un, c’est l’enthousiasme que lui procure la présence à ses côtés d’une dactylo magnifiquement ondulée, pour laquelle il n’hésiterait pas à commettre mille autres coûteuses folies du même genre ; chez l’autre, c’est le souci d’étaler une frugalité de bon ton (il n’a pris auparavant qu’un léger hors-d’œuvre) conjuguée avec un goût prometteur des friandises ; chez quelques-uns c’est ainsi que se montre un dégoût aristocratique de tout ce qui dans ce monde ne participe pas tant soit peu de la féerie ; d’autres enfin, par la façon dont ils dégustent, révèlent une âme noble et blasée, et une grande habitude et satiété du luxe.

Par milliers cependant les miettes blondes et de grandes imprégnations roses sont en même temps apparues sur le linge épars ou tendu.

Un peu plus tard, les briquets se saisissent du premier rôle ; selon le dispositif qui actionne la molette ou la façon dont ils sont maniés. Tandis qu’élevant les bras dans un mouvement qui découvre à leurs aisselles leur façon personnelle d’arborer les cocardes de la transpiration, les femmes se recoiffent ou jouent du tube de fard.

C’est l’heure où, dans un brouhaha recrudescent de chaises repoussées, de torchons claquants, de croûtons écrasés, va s’accomplir le dernier rite de la singulière cérémonie. Successivement, de chacun de leurs hôtes, les serveuses, dont un carnet habite la poche et les cheveux un petit crayon, rapprochent leurs ventres serrés d’une façon si touchante par les cordons du tablier : elles se livrent de mémoire à une rapide estimation. C’est alors que la vanité est punie et la modestie récompensée. Pièces et billets bleus s’échangent sur les tables : il semble que chacun retire son épingle du jeu.

Fomenté cependant par les filles de salle au cours des derniers services du repas du soir, peu à peu se propage et à huis clos s’achève un soulèvement général du mobilier, à la faveur duquel les besognes humides du nettoyage sont aussitôt entreprises et sans embarras terminées.

C’est alors seulement que les travailleuses, une à une soupesant quelques sous qui tintent au fond de leur poche, avec la pensée qui regonfle dans leur cœur de quelque enfant en nourrice à la campagne ou en garde chez des voisins, abandonnent avec indifférence ces lieux éteints, tandis que du trottoir d’en face l’homme qui les attend n’aperçoit plus qu’une vaste ménagerie de chaises et de tables, l’oreille haute, les unes par-dessus les autres dressées à contempler avec hébétude et passion la rue déserte.

NOTES POUR UN COQUILLAGE

Un coquillage est une petite chose, mais je peux la démesurer en la replaçant où je la trouve, posée sur l’étendue du sable. Car alors je prendrai une poignée de sable et j’observerai le peu qui me reste dans la main après que par les interstices de mes doigts presque toute la poignée aura filé, j’observerai quelques grains, puis chaque grain, et aucun de ces grains de sable à ce moment ne m’apparaîtra plus une petite chose, et bientôt le coquillage formel, cette coquille d’huître ou cette tiare bâtarde, ou ce « couteau », m’impressionnera comme un énorme monument, en même temps colossal et précieux, quelque chose comme le temple d’Angkor, Saint-Maclou, ou les Pyramides, avec une signification beaucoup plus étrange que ces trop incontestables produits d’hommes.

Si alors il me vient à l’esprit que ce coquillage, qu’une lame de la mer peut sans doute recouvrir, est habité par une bête, si j’ajoute une bête à ce coquillage en l’imaginant replacé sous quelques centimètres d’eau, je vous laisse à penser de combien s’accroîtra, s’intensifiera de nouveau mon impression, et deviendra différente de celle que peut produire le plus remarquable des monuments que j’évoquais tout à l’heure !

Les monuments de l’homme ressemblent aux morceaux de son squelette ou de n’importe quel squelette, à de grands os décharnés : ils n’évoquent aucun habitant à leur taille. Les cathédrales les plus énormes ne laissent sortir qu’une foule informe de fourmis, et même la villa, le château le plus somptueux faits pour un seul homme sont encore plutôt comparables à une ruche ou à une fourmilière à compartiments nombreux, qu’à un coquillage. Quand le seigneur sort de sa demeure il fait certes moins d’impression que lorsque le bernard-l’hermite laisse apercevoir sa monstrueuse pince à l’embouchure du superbe cornet qui l’héberge.

Je puis me plaire à considérer Rome, ou Nîmes, comme le squelette épars, ici le tibia, là le crâne d’une ancienne ville vivante, d’un ancien vivant, mais alors il me faut imaginer un énorme colosse en chair et en os, qui ne correspond vraiment à rien de ce qu’on peut raisonnablement inférer de ce qu’on nous a appris, même à la faveur d’expressions au singulier, comme le Peuple Romain, ou la Foule Provençale.

Que j’aimerais qu’un jour l’on me fasse entrevoir qu’un tel colosse a réellement existé, qu’on nourrisse en quelque sorte la vision très fantomatique et uniquement abstraite sans aucune conviction que je m’en forme ! Qu’on me fasse toucher ses joues, la forme de son bras et comment il le posait le long de son corps.

Nous avons tout cela avec le coquillage : nous sommes avec lui en pleine chair, nous ne quittons pas la nature : le mollusque ou le crustacé sont là présents. D’où, une sorte d’inquiétude qui décuple notre plaisir.

Je ne sais pourquoi je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion grotesque de son imagination et de son corps (ou alors de ses ignobles mœurs sociales, compagniales), au lieu encore de ces statues à son échelle ou légèrement plus grandes (je pense au David de Michel-Ange) qui n’en sont que de simples représentations, sculpte des espèces de niches, de coquilles à sa taille, des choses très différentes de sa forme de mollusque mais cependant y proportionnées (les cahutes nègres me satisfont assez de ce point de vue), que l’homme mette son soin à se créer aux générations une demeure pas beaucoup plus grosse que son corps, que toutes ses imaginations, ses raisons soient là comprises, qu’il emploie son génie à l’ajustement, non à la disproportion, – ou, tout au moins, que le génie se reconnaisse les bornes du corps qui le supporte.

Et je n’admire même pas ceux comme Pharaon qui font exécuter par une multitude des monuments pour un seul : j’aurais voulu qu’il employât cette multitude à une œuvre pas plus grosse ou pas beaucoup plus grosse que son propre corps, – ou – ce qui aurait été plus méritoire encore, qu’il témoignât de sa supériorité sur les autres hommes par le caractère de son œuvre propre.

De ce point de vue j’admire surtout certains écrivains ou musiciens mesurés, Bach, Rameau, Malherbe, Horace, Mallarmé –, les écrivains par-dessus tous les autres parce que leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus proportionnée et conditionnée à son corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la parole.

Ô Louvre de lecture, qui pourra être habité, après la fin de la race peut-être par d’autres hôtes, quelques singes par exemple, ou quelque oiseau, ou quelque être supérieur, comme le crustacé se substitue au mollusque dans la tiare bâtarde.

Et puis, après la fin de tout le règne animal, l’air et le sable en petits grains lentement y pénètrent, cependant que sur le sol il luit encore et s’érode, et va brillamment se désagréger, ô stérile, immatérielle poussière, ô brillant résidu, quoique sans fin brassé et trituré entre les laminoirs aériens et marins, enfin ! l’on n’est plus là et ne peut rien reformer du sable, même pas du verre, et c’est fini !

LES TROIS BOUTIQUES

Près de la place Maubert, à l’endroit où chaque matin de bonne heure j’attends l’autobus, trois boutiques voisinent : Bijouterie, Bois et Charbons, Boucherie. Les contemplant tour à tour, j’observe les comportements différents à mes yeux du métal, de la pierre précieuse, du charbon, de la bûche, du morceau de viande.

Ne nous arrêtons pas trop aux métaux, qui sont seulement la suite d’une action violente ou divisante de l’homme sur des boues ou certains agglomérés qui par eux-mêmes n’eurent jamais de pareilles intentions ; ni aux pierres précieuses, dont la rareté justement doit faire qu’on ne leur accorde que peu de mots très choisis dans un discours sur la nature équitablement composé.

Quant à la viande, un tremblement à sa vue, une espèce d’horreur ou de sympathie m’oblige à la plus grande discrétion. Fraîchement coupée, d’ailleurs, un voile de vapeur ou de fumée sui generis la dérobe aux yeux même qui voudraient faire preuve à proprement parler de cynisme : j’aurai dit tout ce que je peux dire lorsque j’aurai attiré l’attention, une minute, sur son aspect pantelant.

Mais la contemplation du bois et du charbon est une source de joies aussi faciles que sobres et sûres, que je serais content de faire partager. Sans doute y faudrait-il plusieurs pages, quand je ne dispose ici que de la moitié d’une. C’est pourquoi je me borne à vous proposer ce sujet de méditations : « 1o le temps occupé en vecteurs se venge toujours, par la mort. – 2o brun, parce que le brun est entre le vert et le noir sur le chemin de la carbonisation, le destin du bois comporte encore – quoiqu’au minimum – une geste, c’est-à-dire l’erreur, le faux pas, et tous les malentendus possibles. »

FAUNE ET FLORE

La faune bouge, tandis que la flore se déplie à l’œil.

Toute une sorte d’êtres animés est directement assumée par le sol.

Ils ont au monde leur place assurée, ainsi qu’à l’ancienneté leur décoration.

Différents en ceci de leurs frères vagabonds, ils ne sont pas surajoutés au monde, importuns au sol. Ils n’errent pas à la recherche d’un endroit pour leur mort, si la terre comme des autres absorbe soigneusement leurs restes.

Chez eux, pas de soucis alimentaires ou domiciliaires, pas d’entre-dévoration : pas de terreurs, de courses folles, de cruautés, de plaintes, de cris, de paroles. Ils ne sont pas les corps seconds de l’agitation, de la fièvre et du meurtre.

Dès leur apparition au jour, ils ont pignon sur rue, ou sur route. Sans aucun souci de leurs voisins, ils ne rentrent pas les uns dans les autres par voie d’absorption. Ils ne sortent pas les uns des autres par gestation.

Ils meurent par dessication et chute au sol, ou plutôt affaissement sur place, rarement par corruption. Aucun endroit de leur corps particulièrement sensible, au point que percé il cause la mort de toute la personne. Mais une sensibilité relativement plus chatouilleuse au climat, aux conditions d’existence.

Ils ne sont pas… Ils ne sont pas…

Leur enfer est d’une autre sorte.

Ils n’ont pas de voix. Ils sont à peu de chose près paralytiques. Ils ne peuvent attirer l’attention que par leurs poses. Ils n’ont pas l’air de connaître les douleurs de la non-justification. Mais ils ne pourraient en aucune façon échapper par la fuite à cette hantise, ou croire y échapper, dans la griserie de la vitesse. Il n’y a pas d’autre mouvement en eux que l’extension. Aucun geste, aucune pensée, peut-être aucun désir, aucune intention, qui n’aboutisse à un monstrueux accroissement de leur corps, à une irrémédiable excroissance.

Ou plutôt, et c’est bien pire, rien de monstrueux par malheur : malgré tous leurs efforts pour « s’exprimer », ils ne parviennent jamais qu’à répéter un million de fois la même expression, la même feuille. Au printemps, lorsque, las de se contraindre et n’y tenant plus, ils laissent échapper un flot, un vomissement de vert, et croient entonner un cantique varié, sortir d’eux-mêmes, s’étendre à toute la nature, l’embrasser, ils ne réussissent encore que, à des milliers d’exemplaires, la même note, le même mot, la même feuille.

L’on ne peut sortir de l’arbre par des moyens d’arbre.

« Ils ne s’expriment que par leurs poses. »

Pas de gestes, ils multiplient seulement leurs bras, leurs mains, leurs doigts, – à la façon des bouddhas. C’est ainsi qu’oisifs, ils vont jusqu’au bout de leurs pensées. Ils ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction.

Oisifs, ils passent leur temps à compliquer leur propre forme, à parfaire dans le sens de la plus grande complication d’analyse leur propre corps. Où qu’ils naissent, si cachés qu’ils soient, ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire.

Ils n’ont à leur disposition pour attirer l’attention sur eux que leurs poses, que des lignes, et parfois un signal exceptionnel, un extraordinaire appel aux yeux et à l’odorat sous forme d’ampoules ou de bombes lumineuses et parfumées, qu’on appelle leurs fleurs, et qui sont sans doute des plaies.

Cette modification de la sempiternelle feuille signifie certainement quelque chose.

Le temps des végétaux : ils semblent toujours figés, immobiles. On tourne le dos pendant quelques jours, une semaine, leur pose s’est encore précisée, leurs membres multipliés. Leur identité ne fait pas de doute, mais leur forme s’est de mieux en mieux réalisée.

La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous l’action du feu : c’est bien cela d’ailleurs : une déshydratation. Se tordent pour laisser apercevoir les graines à qui ils décident de donner leur chance, le champ libre.

C’est alors que la nature se présente face à la fleur, la force à s’ouvrir, à s’écarter : elle se crispe, se tord, elle recule, et laisse triompher la graine qui sort d’elle qui l’avait préparée.

Le temps des végétaux se résout à leur espace, à l’espace qu’ils occupent peu à peu, remplissant un canevas sans doute à jamais déterminé. Lorsque c’est fini, alors la lassitude les prend, et c’est le drame d’une certaine saison.

Comme le développement de cristaux : une volonté de formation, et une impossibilité de se former autrement que d’une manière.

Parmi les êtres animés on peut distinguer ceux dans lesquels, outre le mouvement qui les fait grandir, agit une force par laquelle ils peuvent remuer tout ou partie de leur corps, et se déplacer à leur manière par le monde, – et ceux dans lesquels il n’y a pas d’autre mouvement que l’extension.

Une fois libérés de l’obligation de grandir, les premiers s’expriment de plusieurs façons, à propos de mille soucis de logement, de nourriture, de défense, de certains jeux enfin lorsqu’un certain repos leur est accordé.

Les seconds, qui ne connaissent pas ces besoins pressants, l’on ne peut affirmer qu’ils n’aient pas d’autres intentions ou volonté que de s’accroître mais en tout cas toute volonté d’expression de leur part est impuissante, sinon à développer leur corps, comme si chacun de nos désirs nous coûtait l’obligation désormais de nourrir et de supporter un membre supplémentaire. Infernale multiplication de substance à l’occasion de chaque idée ! Chaque désir de fuite m’alourdit d’un nouveau chaînon !

Le végétal est une analyse en acte, une dialectique originale dans l’espace. Progression par division de l’acte précédent. L’expression des animaux est orale, ou mimée par gestes qui s’effacent les uns les autres. L’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger, il faut ajouter. Corriger un texte écrit, et paru, par des appendices, et ainsi de suite. Mais, il faut ajouter qu’ils ne se divisent pas à l’infini. Il existe à chacun une borne.

Chacun de leurs gestes laisse non pas seulement une trace comme il en est de l’homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d’eux.

Leurs poses, ou « tableaux-vivants » :

muettes instances, supplications, calme fort, triomphes.

L’on dit que les infirmes, les amputés voient leurs facultés se développer prodigieusement : ainsi des végétaux : leur immobilité fait leur perfection, leur fouillé, leurs belles décorations, leurs riches fruits.

Aucun geste de leur action n’a d’effet en dehors d’eux-mêmes.

La variété infinie des sentiments que fait naître le désir dans l’immobilité a donné lieu à l’infinie diversité de leurs formes.

Un ensemble de lois compliquées à l’extrême, c’est-à-dire le plus parfait hasard, préside à la naissance, et au placement des végétaux sur la surface du globe.

La loi des indéterminés déterminants.

Les végétaux la nuit.

L’exhalaison de l’acide carbonique par la fonction chlorophyllienne, comme un soupir de satisfaction qui durerait des heures, comme lorsque la plus basse corde des instruments à cordes, le plus relâchée possible, vibre à la limite de la musique, du son pur, et du silence.

bien que l’être végétal veuille être défini plutôt par ses contours et par ses formes, j’honorerai d’abord en lui une vertu de sa substance : celle de pouvoir accomplir sa synthèse aux depens seuls du milieu inorganique qui l’environne. tout le monde autour de lui n’est qu’une mine où le précieux filon vert puise de quoi élaborer continûment son protoplasme, dans l’air par la fonction chlorophyllienne de ses feuilles, dans le sol par la faculté absorbante de ses racines qui assimilent les sels minéraux. d’où la qualité essentielle de cet être, libéré à la fois de tous soucis domiciliaires et alimentaires par la présence à son entour d’une ressource infinie d’aliments :

L’immobilité.

CREVETTE

Plusieurs qualités ou circonstances font l’un des objets les plus pudiques au monde, et peut-être le plus farouche gibier de contemplation, d’un petit animal qu’il importe sans doute moins de nommer d’abord que d’évoquer avec précaution, de laisser s’engager de son mouvement propre dans le conduit des circonlocutions, d’atteindre enfin par la parole au point dialectique où le situent sa forme et son milieu, sa condition muette et l’exercice de sa profession juste.

Admettons-le d’abord, parfois il arrive qu’un homme à la vue troublée par la fièvre, la faim ou simplement la fatigue, subisse une passagère et sans doute bénigne hallucination : par bonds vifs, saccadés, successifs, rétrogrades suivis de lents retours, il aperçoit d’un endroit à l’autre de l’étendue de sa vision remuer d’une façon particulière une sorte de petits signes, assez peu marqués, translucides, à formes de bâtonnets, de virgules, peut-être d’autres signes de ponctuation, qui, sans lui cacher du tout le monde l’oblitèrent en quelque façon, s’y déplacent en surimpression, enfin donnent envie de se frotter les yeux afin de re-jouir par leur éviction d’une vision plus nette.

Or, dans le monde des représentations extérieures, parfois un phénomène analogue se produit : la crevette, au sein des flots qu’elle habite, ne bondit pas d’une façon différente, et comme les taches dont je parlais tout à l’heure étaient l’effet d’un trouble de la vue, ce petit être semble d’abord fonction de la confusion marine. Il se montre d’ailleurs le plus fréquemment aux endroits où même par temps sereins cette confusion est toujours à son comble : au creux des roches, où les ondulations liquides sans cesse se contredisent, parmi lesquelles l’œil, dans une épaisseur de pur qui se distingue mal de l’encre, malgré toutes ses peines n’aperçoit jamais rien de sûr. Une diaphanéité utile autant que ses bonds y ôte enfin à sa présence même immobile sous les regards toute continuité.

L’on se trouve ici exactement au point où il importe qu’à la faveur de cette difficulté et de ce doute ne prévaille pas dans l’esprit une lâche illusion, grâce à laquelle la crevette, par l’attention déçue presque aussitôt cédée à la mémoire, n’y serait pas conservée plus qu’un reflet, ou que l’ombre envolée et bonne nageuse des types d’une espèce représentée de façon plus tangible dans les bas-fonds par le homard, la langoustine, la langouste, et par l’écrevisse dans les ruisseaux froids. Non, à n’en pas douter elle vit tout autant que ces chars malhabiles, et connaît, quoique dans une condition moins terre à terre, toutes les douleurs et les angoisses que la vie partout suppose… Si l’extrême complication intérieure qui les anime parfois ne doit pas nous empêcher d’honorer les formes les plus caractéristiques, d’une stylisation à laquelle elles ont droit, pour les traiter au besoin ensuite en idéogrammes indifférents, il ne faut pas pourtant que cette utilisation nous épargne les douleurs sympathiques que la constatation de la vie provoque irrésistiblement en nous : une exacte compréhension du monde animé sans doute est à ce prix.

Qu’est-ce qui peut d’ailleurs ajouter plus d’intérêt à une forme, que la remarque de sa reproduction et dissémination par la nature à des millions d’exemplaires à la même heure partout, dans les eaux fraîches et copieuses du beau comme du mauvais temps ? Que nombre d’individus pâtissent de cette forme, en subissent la damnation particulière, au même nombre d’endroits de ce fait nous attend la provocation du désir de perception nette. Objets pudiques en tant qu’objets, semblant vouloir exciter le doute non pas tant chacun sur sa propre réalité que sur la possibilité à son égard d’une contemplation un peu longue, d’une possession idéale un peu satisfaisante ; pouvoir prompt, siégeant dans la queue, d’une rupture de chiens à tout propos : sans doute est-ce dans la cinématique plutôt que dans l’architecture par exemple qu’un tel motif enfin pourra être utilisé… L’art de vivre d’abord y devait trouver son compte : il nous fallait relever ce défi.

VÉGÉTATION

La pluie ne forme pas les seuls traits d’union entre le sol et les cieux : il en existe d’une autre sorte, moins intermittents et beaucoup mieux tramés, dont le vent si fort qu’il l’agite n’emporte pas le tissu. S’il réussit parfois dans une certaine saison à en détacher peu de choses, qu’il s’efforce alors de réduire dans son tourbillon, l’on s’aperçoit à la fin du compte qu’il n’a rien dissipé du tout.

À y regarder de plus près, l’on se trouve alors à l’une des mille portes d’un immense laboratoire, hérissé d’appareils hydrauliques multiformes, tous beaucoup plus compliqués que les simples colonnes de la pluie et doués d’une originale perfection : tous à la fois cornues, filtres, siphons, alambics.

Ce sont ces appareils que la pluie rencontre justement d’abord, avant d’atteindre le sol. Ils la reçoivent dans une quantité de petits bols, disposés en foule à tous les niveaux d’une plus ou moins grande profondeur, et qui se déversent les uns dans les autres jusqu’à ceux du degré le plus bas, par qui la terre enfin est directement ramoitie.

Ainsi ralentissent-ils l’ondée à leur façon, et en gardent-ils longtemps l’humeur et le bénéfice au sol après la disparition du météore. À eux seuls appartient le pouvoir de faire briller au soleil les formes de la pluie, autrement dit d’exposer sous le point, de vue de la joie les raisons aussi religieusement admises, qu’elles furent par la tristesse précipitamment formulées. Curieuse occupation, énigmatiques caractères.

Ils grandissent en stature à mesure que la pluie tombe ; mais avec plus de régularité, plus de discrétion ; et, par une sorte de force acquise, même alors qu’elle ne tombe plus. Enfin, l’on retrouve encore de l’eau dans certaines ampoules qu’ils forment et qu’ils portent avec une rougissante affectation, que l’on appelle leurs fruits.

Telle est, semble-t-il, la fonction physique de cette espèce de tapisserie à trois dimensions à laquelle on a donné le nom de végétation pour d’autres caractères qu’elle présente et en particulier pour la sorte de vie qui l’anime… Mais j’ai voulu d’abord insister sur ce point : bien que la faculté de réaliser leur propre synthèse et de se produire sans qu’on les en prie (voire entre les pavés de la Sorbonne), apparente les appareils végétatifs aux animaux, c’est-à-dire à toutes sortes de vagabonds, néanmoins en beaucoup d’endroits à demeure ils forment un tissu, et ce tissu appartient au monde comme l’une de ses assises.

LE GALET

Le galet n’est pas une chose facile à bien définir.

Si l’on se contente d’une simple description l’on peut dire d’abord que c’est une forme ou un état de la pierre entre le rocher et le caillou.

Mais ce propos déjà implique de la pierre une notion qui doit être justifiée. Qu’on ne me reproche pas en cette matière de remonter plus loin même que le déluge.

Tous les rocs sont issus par scissiparité d’un même aïeul énorme. De ce corps fabuleux l’on ne peut dire qu’une chose, savoir que hors des limbes il n’a point tenu debout.

La raison ne l’atteint qu’amorphe et répandu parmi les bonds pâteux de l’agonie. Elle s’éveille pour le baptême d’un héros de la grandeur du monde, et découvre le pétrin affreux d’un lit de mort.

Que le lecteur ici ne passe pas trop vite, mais qu’il admire plutôt, au lieu d’expressions si épaisses et si funèbres, la grandeur et la gloire d’une vérité qui a pu tant soit peu se les rendre transparentes et n’en paraître pas tout à fait obscurcie.

Ainsi, sur une planète déjà terne et froide, brille à présent le soleil. Aucun satellite de flammes à son égard ne trompe plus. Toute la gloire et toute l’existence, tout ce qui fait voir et tout ce qui fait vivre, la source de toute apparence objective s’est retirée à lui. Les héros issus de lui qui gravitaient dans son entourage se sont volontairement éclipsés. Mais pour que la vérité dont ils abdiquent la gloire – au profit de sa source même – conserve un public et des objets, morts ou sur le point de l’être, ils n’en continuent pas moins autour d’elle leur ronde, leur service de spectateurs.

L’on conçoit qu’un pareil sacrifice, l’expulsion de la vie hors de natures autrefois si glorieuses et si ardentes, ne soit pas allé sans de dramatiques bouleversements intérieurs. Voilà l’origine du gris chaos de la Terre, notre humble et magnifique séjour.

Ainsi, après une période de torsions et de plis pareils à ceux d’un corps qui s’agite en dormant sous les couvertures, notre héros, maté (par sa conscience) comme par une monstrueuse camisole de force, n’a plus connu que des explosions intimes, de plus en plus rares, d’un effet brisant sur une enveloppe de plus en plus lourde et froide.

Lui mort et elle chaotique sont aujourd’hui confondus.

De ce corps une fois pour toutes ayant perdu avec la faculté de s’émouvoir celle de se refondre en une personne entière, l’histoire depuis la lente catastrophe du refroidissement ne sera plus que celle d’une perpétuelle désagrégation. Mais c’est à ce moment qu’il advient d’autres choses : la grandeur morte, la vie fait voir aussitôt qu’elle n’a rien de commun avec elle. Aussitôt, à mille ressources.

Telle est aujourd’hui l’apparence du globe. Le cadavre en tronçons de l’être de la grandeur du monde ne fait plus que servir de décor à la vie de millions d’êtres infiniment plus petits et plus éphémères que lui. Leur foule est par endroits si dense qu’elle dissimule entièrement l’ossature sacrée qui leur servit naguère d’unique support. Et ce n’est qu’une infinité de leurs cadavres qui réussissant depuis lors à imiter la consistance de la pierre, par ce qu’on appelle la terre végétale, leur permet depuis quelques jours de se reproduire sans rien devoir au roc.

Par ailleurs l’élément liquide, d’une origine peut-être aussi ancienne que celui dont je traite ici, s’étant assemblé sur de plus ou moins grandes étendues, le recouvre, s’y frotte, et par des coups répétés active son érosion.

Je décrirai donc quelques-unes des formes que la pierre actuellement éparse et humiliée par le monde montre à nos yeux.

Les plus gros fragments, dalles à peu près invisibles sous les végétations entrelacées qui s’y agrippent autant par religion que pour d’autres motifs, constituent l’ossature du globe.

Ce sont là de véritables temples : non point des constructions élevées arbitrairement au-dessus du sol, mais les restes impassibles de l’antique héros qui fut naguère véritablement au monde.

Engagé à l’imagination de grandes choses parmi l’ombre et le parfum des forêts qui recouvrent parfois ces blocs mystérieux, l’homme par l’esprit seul suppose là-dessous leur continuité.

Dans les mêmes endroits, de nombreux blocs plus petits attirent son attention. Parsemées sous bois par le Temps, d’inégales boules de mie de pierre, pétries par les doigts sales de ce dieu.

Depuis l’explosion de leur énorme aïeul, et de leur trajectoire aux cieux abattus sans ressort, les rochers se sont tus.

Envahis et fracturés par la germination, comme un homme qui ne se rase plus, creusés et comblés par la terre meuble, aucun d’eux devenus incapables d’aucune réaction ne pipe plus mot.

Leurs figures, leurs corps se fendillent. Dans les rides de l’expérience la naïveté s’approche et s’installe. Les roses s’assoient sur leurs genoux gris, et elles font contre eux leur naïve diatribe. Eux les admettent. Eux, dont jadis la grêle désastreuse éclaircit les forêts, et dont la durée est éternelle dans la stupeur et la résignation.

Ils rient de voir autour d’eux suscitées et condamnées tant de générations de fleurs, d’une carnation d’ailleurs quoi qu’on dise à peine plus vivante que la leur, et d’un rose aussi pâle et aussi fané que leur gris. Ils pensent (comme des statues sans se donner la peine de le dire) que ces teintes sont empruntées aux lueurs des cieux au soleil couchant, lueurs elles-mêmes par les cieux essayées tous les soirs en mémoire d’un incendie bien plus éclatant, lors de ce fameux cataclysme à l’occasion duquel projetés violemment dans les airs, ils connurent une heure de liberté magnifique terminée par ce formidable atterrement. Non loin de là, la mer aux genoux rocheux des géants spectateurs sur ses bords des efforts écumants de leurs femmes abattues, sans cesse arrache des blocs qu’elle garde, étreint, balance, dorlote, ressasse, malaxe, flatte et polit dans ses bras contre son corps ou abandonne dans un coin de sa bouche comme une dragée, puis ressort de sa bouche, et dépose sur un bord hospitalier en pente douce parmi un troupeau déjà nombreux à sa portée, en vue de l’y reprendre bientôt pour s’en occuper plus affectueusement, passionnément encore.

Cependant le vent souffle. Il fait voler le sable. Et si l’une de ces particules, forme dernière et la plus infime de l’objet qui nous occupe, arrive à s’introduire réellement dans nos yeux, c’est ainsi que la pierre, par la façon d’éblouir qui lui est particulière, punit et termine notre contemplation.

La nature nous ferme ainsi les yeux quand le moment vient d’interroger vers l’intérieur de la mémoire si les renseignements qu’une longue contemplation y a accumulés ne l’auraient pas déjà fournie de quelques principes.

À l’esprit en mal de notions qui s’est d’abord nourri de telles apparences, à propos de la pierre la nature apparaîtra enfin, sous un jour peut-être trop simple, comme une montre dont le principe est fait de roues qui tournent à de très inégales vitesses, quoiqu’elles soient agies par un unique moteur.

Les végétaux, les animaux, les vapeurs et les liquides, à mourir et à renaître tournent d’une façon plus ou moins rapide. La grande roue de la pierre nous paraît pratiquement immobile, et, même théoriquement, nous ne pouvons concevoir qu’une partie de la phase de sa très lente désagrégation.

Si bien que contrairement à l’opinion commune qui fait d’elle aux yeux des hommes un symbole de la durée et de l’impassibilité, l’on peut dire qu’en fait la pierre ne se reformant pas dans la nature, elle est en réalité la seule chose qui y meure constamment.

En sorte que lorsque la vie, par la bouche des êtres qui en reçoivent successivement et pour une assez courte période le dépôt, laisse croire qu’elle envie la solidité indestructible du décor qu’elle habite, en réalité elle assiste à la désagrégation continue de ce décor. Et voici l’unité d’action qui lui paraît dramatique : elle pense confusément que son support peut un jour lui faillir, alors qu’elle-même se sent éternellement ressuscitable. Dans un décor qui a renoncé à s’émouvoir, et songe seulement à tomber en ruines, la vie s’inquiète et s’agite de ne savoir que ressusciter.

Il est vrai que la pierre elle-même se montre parfois agitée. C’est dans ses derniers états, alors que galets, graviers, sable, poussière, elle n’est plus capable de jouer son rôle de contenant ou de support des choses animées. Désemparée du bloc fondamental elle roule, elle vole, elle réclame une place à la surface, et toute vie alors recule loin des mornes étendues où tour à tour la disperse et la rassemble la frénésie du désespoir.

Je noterai enfin, comme un principe très important, que toutes les formes de la pierre, qui représentent toutes quelque état de son évolution, existent simultanément au monde. Ici point de générations, point de races disparues. Les Temples, les Demi-Dieux, les Merveilles, les Mammouths, les Héros, les Aïeux voisinent chaque jour avec les petits-fils. Chaque homme peut toucher en chair et en os tous les possibles de ce monde dans son jardin. Point de conception : tout existe ; ou plutôt, comme au paradis, toute la conception existe.

Si maintenant je veux avec plus d’attention examiner l’un des types particuliers de la pierre, la perfection de sa forme, le fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, me font choisir le galet.

Aussi bien, le galet est-il exactement la pierre à l’époque où commence pour elle l’âge de la personne, de l’individu, c’est-à-dire de la parole.

Comparé au banc rocheux d’où il dérive directement, il est la pierre déjà fragmentée et polie en un très grand nombre d’individus presque semblables. Comparé au plus petit gravier, l’on peut dire que par l’endroit où on le trouve, parce que l’homme aussi n’a pas coutume d’en faire un usage pratique, il est la pierre encore sauvage, ou du moins pas domestique.

Encore quelques jours sans signification dans aucun ordre pratique du monde, profitons de ses vertus.

Apporté un jour par l’une des innombrables charrettes du flot, qui depuis lors, semble-t-il, ne déchargent plus que pour les oreilles leur vaine cargaison, chaque galet repose sur l’amoncellement des formes de son antique état, et des formes de son futur.

Non loin des lieux où une couche de terre végétale recouvre encore ses énormes aïeux, au bas du banc rocheux où s’opère l’acte d’amour de ses parents immédiats, il a son siège au sol formé du grain des mêmes, où le flot terrassier le recherche et le perd.

Mais ces lieux où la mer ordinairement le relègue sont les plus impropres à toute homologation. Ses populations y gisent au su de la seule étendue. Chacun s’y croit perdu parce qu’il n’a pas de nombre, et qu’il ne voit que des forces aveugles pour tenir compte de lui.

Et en effet, partout où de tels troupeaux reposent, ils couvrent pratiquement tout le sol, et leur dos forme un parterre incommode à la pose du pied comme à celle de l’esprit.

Pas d’oiseaux. Des brins d’herbe parfois sortent entre eux. Des lézards les parcourent, les contournent sans façon. Des sauterelles par bonds s’y mesurent plutôt entre elles qu’elles ne les mesurent. Des hommes parfois jettent distraitement au loin l’un des leurs.

Mais ces objets du dernier peu, perdus sans ordre au milieu d’une solitude violée par les herbes sèches, les varechs, les vieux bouchons et toutes sortes de débris des provisions humaines, – imperturbables parmi les remous les plus forts de l’atmosphère, – assistent muets au spectacle de ces forces qui courent en aveugles à leur essoufflement par la chasse de tout hors de toute raison.

Pourtant attachés nulle part, ils restent à leur place quelconque sur l’étendue. Le vent le plus fort pour déraciner un arbre ou démolir un édifice, ne peut déplacer un galet. Mais comme il fait voler la poussière alentour, c’est ainsi que parfois les furets de l’ouragan déterrent quelqu’une de ces bornes du hasard à leurs places quelconques depuis des siècles sous la couche opaque et temporelle du sable.

Mais au contraire l’eau, qui rend glissant et communique sa qualité de fluide à tout ce qu’elle peut entièrement enrober, arrive parfois à séduire ces formes et à les entraîner. Car le galet se souvient qu’il naquit par l’effort de ce monstre informe sur le monstre également informe de la pierre. Et comme sa personne encore ne peut être achevée qu’à plusieurs reprises par l’application du liquide, elle lui reste à jamais par définition docile.

Terne au sol, comme le jour est terne par rapport à la nuit, à l’instant même où l’onde le reprend elle lui donne à luire. Et quoiqu’elle n’agisse pas en profondeur, et ne pénètre qu’à peine le très fin et très serré agglomérat, la très mince quoique très active adhérence du liquide provoque à sa surface une modification sensible. Il semble qu’elle la repolisse, et panse ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour un moment, l’extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a sur tout le corps l’œil de la jeunesse.

Cependant sa forme à la perfection supporte les deux milieux. Elle reste imperturbable dans le désordre des mers. Il en sort seulement plus petit, mais entier, et, si l’on veut aussi grand, puisque ses proportions ne dépendent aucunement de son volume.

Sorti du liquide il sèche aussitôt. C’est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface : il la dissipe sans aucun effort.

Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne pas se laisser confondre mais plutôt réduire par les eaux. Aussi, lorsque vaincu il est enfin du sable, l’eau n’y pénètre pas exactement comme à la poussière. Gardant alors toutes les traces, sauf justement celles du liquide, qui se borne à pouvoir effacer sur lui celles qu’y font les autres, il laisse à travers lui passer toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir en aucune façon faire avec lui de la boue.

Je n’en dirai pas plus, car cette idée d’une disparition de signes me donne à réfléchir sur les défauts d’un style qui appuie trop sur les mots.

Trop heureux seulement d’avoir pour ces débuts su choisir le galet : car un homme d’esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché, quand mes critiques diront : « Ayant entrepris d’écrire une description de la pierre, il s’empêtra. »