Lecture analytique, le tabac, Molière

C’est le premier texte de notre parcours qui cherche à voir, au travers de textes argumentatifs, comment, en observant les effets d'une drogue, les auteurs nous renseignent sur le comportement des hommes à leur époque. Ce texte paraît particulièrement court, mais nous allons voir qu’il offre deux pistes d’observation intéressantes. La première consiste à observer le discours de Sganarelle et en retirer, par son argumentation, les informations sur l’usage du tabac au XVIIème siècle, la deuxième, en se penchant sur l’historique de ce texte, de comprendre le double discours que Molière tient vis-à-vis des dévots et, notamment, le Saint Sacrement qui a beaucoup participé à l’interdiction de la pièce Tartuffe qui précède l’écriture de celle de Dom Juan.

Le premier niveau de lecture, en effet, nous présente un Sganarelle, qui dès l’ouverture de la scène de présentation tient un discours un peu mal fichu, sur l’usage du tabac. Depuis le XVIème siècle, en effet, le tabac est devenu particulièrement prisé par le nobles. Il a été perçu, d’abord, comme une herbe médicale, puis sera consommé pour le plaisir.

C’est de ce moment que parle Sganarelle. Malheureusement, son argumentation dans sa démarche, laisse à désirer. En effet ; l’ouverture, « Quoi que puisse dire Aristote » commence une démonstration par un anachronisme. Le tabac a été découvert avec les Amériques au XVème siècle, il y a donc peu de chances qu’Aristote ait connu le tabac et qu’il puisse parler dessus. Il n’en va pas exactement de même avec « la Philosophie », mais il s’agit de rebondir sur « Aristote » et cela a un effet négatif sur la valeur de « philosophie ». L’argumentation qui suit va d’abord se soucier de la valeur sociale du produit : « passion des honnêtes gens », là, le choix exagéré du terme « passion », transforme la valeur de ce qui est dit en une sorte de clownerie. Le tabac peut être important, mais il ne peut provoquer, réellement, une « passion ». Sganarelle continue sur sa lancée « qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre », la construction intéressante avec l’utilisation, dans l’ensemble du segment de deux termes liés « vit » et « vivre ». qui commence et achève le jugement. Au centre le fait « sans tabac » et le jugement « pas digne ». Cette construction pourtant très agréable, au niveau du sens, est encore une fois bien trop hyperbolique…

L’argumentation continue en jouant sur les formes « non seulement… mais encore » qui va permettre une liste des effets du tabac.

« il réjouit » : il rend heureux

« il purge les cerveaux humains » ; historiquement, c’est une des raisons de l’usage du tabac, en effet, en 1560, Jean Nicot, attribuant au tabac des vertus curatives, envoie de la poudre de cette plante à la Reine Catherine de Médicis afin de traiter les terribles migraines de son fils François II.

« il instruit les âmes à la vertu » : au niveau du sens premier, on a bien du mal à comprendre cette vertu du tabac et ce sera la seconde lecture, liée à l’histoire de la pièce, qui nous fera comprendre pourquoi Molière mettrait ces mots dans la bouche de Sganarelle… Il en serait de même avec « on apprend avec lui à devenir honnête homme ».

Par contre, ce qui est intéressant, c’est que le tabac permet, dans la bouche de Sganarelle de connaître des indices de ce qu’est un homme respectable à la cour du roi : heureux, « réjouit » », l’esprit clair « purge les cerveaux humains », vertueux, « honnête homme », donc, au XVIIème siècle, de culture générale étendue et les qualités sociales propres à le rendre agréable en faisant preuve d'une aisance sociale…

Il s’ensuit une question rhétorique descriptive « ne voyez- vous pas… ? » où les adjectifs « obligeante », « ravi », montent tout l’aspect positif du tabac dans la relation sociale. Relation qui, en plus est développée dans une volonté quasi universelle « tout le monde », « à droite et à gauche », « par tout ». Le tabac est donc présenté comme un vecteur important de socialisation. On renvoie au sketch « la cigarette » de Gad Elmaleh. La phrase conclusive développe le trait : »on n’attend pas », « on court », l’empressement, le rapport tabac et « honneur » et « vertus », exprimés plus haut qui se répète donc.

La dernière phrase, sans rapport avec notre travail, relancera une conversation interrompue avant le début de la pièce. Ainsi donc Sganarelle nous montre, à sa manière, un peu maladroite qu’on peut associer ce produit à une grande marque de civilité. Au XVIIème siècle, en effet, le tabac n’a pas subi les découvertes de notre temps. Il est considéré comme une nouvelle manière d’être bien en société, il est plus souvent prisé que fumé et il a démontré des vertus curatives.

Mais il semble bon de penser que derrière cette argumentation s’en cache une autre, plus subtile, liée à l’histoire même de la pièce. En effet, Dom Juan a été écrite dans l’urgence après que la pièce Tartuffe ait été, sous la pressions des association de dévots, notamment le Saint Sacrement, interdite par Louis XIV. Molière attaque donc, de manière détournée ces dévots qui avaient regardé, déjà, le tabac comme une habitude qui peut mener au péché.

Dès lors, il apparaît de manière plus claire les références, par exemple à « Aristote » et à la « Philosophie », qui bien qu’elles souffrent d’une valeur quasi anachronique, nous met directement dans l’allusion à ces dévots. Le choix du « tabac », d’ailleurs n’est pas hasardeux puisque la congrégation du Saint Sacrement, une des plus mordantes vis-à-vis de Tartuffe, avait condamné les débits de tabac, semble-t-il, on pourrait y voir une allusion directe à cela.

Cela expliquerait mieux d’ailleurs la volonté de développer les qualités de « l’honnête homme » pour contredire, de manière détournée, ces congrégation de dévots. « il instruit les âmes à la vertu », « on apprend à devenir honnête homme ». le tabac, plus que la démarche religieuse développerait les qualités sociales de l’individu selon Sganarelle. Cette argumentation, détournée, puisque c’est le valet qui parle, qu’il fait montre de grossièreté, permettrait une attaque indirecte qu’on ne pourrait pas reprocher à l’auteur.

Ce très court texte laisse perplexe. Est-il réellement une défense du tabac ? A-t-il d’autres visées ? Il est construit de manière très simple, mais on lui a vu au moins deux sens, un en rapport avec son usage dans la société de Louis XIV, un en rapport avec le rôle des congrégations. Cette simplicité qui permet aussi la démultiplication des sens est, d’abord, la marque de l’extrême qualité de l’écriture de Molière...