Lecture analytique "l'orange"

Nous sommes devant un texte long par rapport aux textes étudiés jusqu’ici. Il comporte cinq paragraphes. Tout pourrait laisser croire qu’il ne s’agit pas vraiment d’un texte poétique. Pourtant, si on accepte la définition que la poésie est une forme de la langue écrite qui interroge la réalité, on découvrira que ce texte offre de multiples questions et que, malgré son aspect extérieur, il fait montre, encore d’une poésie singulière.

Une des premiers aspects du texte qui interroge c’est la démarche suivie pour parler de l’orange. En effet, l’auteur ne semble quasiment pas pouvoir laisser l’objet être seul dans le texte. Il a besoin de le présenter par rapport à au moins deux comparateurs une « éponge », certains, par facilité s’inquièteront de la proximité phonétique entre « éponge » et « Ponge », et un citron.

L’éponge est comparée avec l’orange dans sa dynamique liée à l’oppression. En effet, les deux peuvent être comprimées, mais autant ce qu’elles feront ensuite, que le liquide qui en coule va permettre de distinguer l’un et l’autre. Le retour après la compression est à l’avantage de l’éponge « où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais », tandis que le liquide qui en sort est, lui, à l’avantage de l’orange : « l’éponge (…) se remplit de vent, d’eau propre ou d’eau sale » ; « L’orange a meilleur goût ». un autre point à l’avantage de l’éponge c’est leur consistance : « L’éponge n’est que muscle », « l’orange est trop passive ». on peut des demander quel est le but de cette comparaison. Si, effectivement, le sème de la compression est un sème appartenant aux deux corps, on a du mal à comprendre la mise en rapport pour parler de l’orange.

Le deuxième comparant est le citron. Le lecteur aura bien moins de mal à faire le lien entre les deux puisque les deux sont des agrumes. La comparaison interviendra à deux moments, en ce qui concerne l’effet du jus de chaque sur la bouche, et son intérieur, et la forme de la graine d’orange proche du citron. Cependant, malgré si la proximité lexicale entre l’orange et le citron, on peut s’interroger de la visée exacte de l’auteur. L’effet du jus qui a une double action : intervenir sur l’ouverture de la bouche pour la prononciation [orãʒə], avec le [o] et la nasale [ã] ouvre les couloirs vocaliques, tandis que [sitrɔ̃], avec la sifflante [s] et la voyelle [i] ferme le couloir articulatoire. Poétiquement, Francis Ponge va prétendre que c’est la qualité du jus qui, chez l’un comme chez l’autre, va provoquer ces ouvertures et fermetures. Par contre, il le met en parallèle avec des effets physiques qui amène à une grimace chez le citron « moue appréhensive de l’avant bouche » qui n’existe pas avec le jus d’orange « sans ». Ainsi, dans un premier temps, la comparaison « citron » et « orange », concerne le mouvement de l’intérieur de la bouche, soit pour la prononciation, ce qui est illusoire, soit pour l’ingestion, ce qui est réaliste.

La deuxième intervention du citron, est pour se comparer à la graine de l’orange « de la forme d’un minuscule citron ». Ce « grain », semble tout faire pour rappeler le citron : forme d’un citron, bois « couleur du bois blanc de citronnier ». Comme si le citron avait, d’une certaine manière un rôle indirect à jouer dans l’existence même de la graine.

Cette première observation, grossière sur les comparants, nous amène à nous interroger sur la démarche du poète dans ce texte. Quelles sont les raisons de construire sa présentation de l’orange en s’appuyant, sur deux paragraphes, sur une « éponge », et sur presque deux autres sur un « citron » ? Les deux comparants n’ont aucun lien. Les deux ne jouent aucun rôle particulier. Mais ils interviennent lourdement pour établir une présentation du fruit. Si, finalement, ce n’était qu’un simple jeu, un jeu de piste où, volontairement, les pistes n’étaient pas intéressantes ? Où le but ne serait que d’embrouiller le lecteur ?

En effet, un seul paragraphe ne parle que de l’orange, en une seule phrase très complexe : le quatrième.

Ce dernier met en avant « l’admiration » qui met « sans parole » un pronom indéfini « on », censé représenter autant le narrateur, que l’auteur ou les lecteurs. Cette admiration concerne d’abord la peau « l’enveloppe » de l’orange, défini plus loin comme « l’épiderme ». Toute l’écriture essaie de développer un réseau mélioratif autour de cette présentation, on vu « l’admiration », on observe le ternaire « tendre, fragile et rose ballon ovale » ; « extrêmement », « très », « juste assez » « dignement », « parfaite ». Alors que les paragraphes précédents réduisaient le fruit à un concurrent d’une éponge, ou d’un citron, cette phrase met en avant une observation particulièrement imagée de l’orange. On notera, en effet, que la description est principalement en image puisque le fruit n’est, ici, jamais énoncé : » enveloppe », « ballon », « tampon-buvard », « pigmenté », »forme du fruit ». Chaque détail de l’orange devient un point particulier et joue sur l’ensemble des sens : la vue « rose, pigmenté, lumière », le toucher « tendre, fragile, ovale, humide, rugueux » et le goût « sapide ». Comme si le fruit était extraordinaire et ne pouvait pas être autrement que « parfait ».

Ainsi, un premier aspect poétique semble apparaître. La volonté d’emmener et de perdre le lecteur pour lui permettre, aux détours de chemin de s’arrêter sur un court hymne au fruit. Cependant ce pourrait paraître un peu court.

Un autre aspect, si on va un peu plus loin, nous démontre que Francis Ponge a, au travers de ce texte joué à développer beaucoup plus son rapport entre le poétique et le scientifique. En effet, si on observe ce schéma d’un orange :

On s’aperçoit que le fruit est composé d’une écorce, de la pulpe, du zeste, de quartier et de graine. Or le texte, en utilisant le comparateur de « l’éponge », va pouvoir travailler sur l’observation de la pulpe, représentée par des références biologiques animales « cellules », « tissus », de « l’écorce » citée comme telle et du jus. Ce jus, qui achève le premier paragraphe, sera repris dans le suivant, en filant le travail comparatif avec l’éponge. Dans le premier paragraphe, l’accent est apportée sur la couleur « ambre », et l’odeur « parfums suave », qui reviendra avec « sacrifice odorant » pour, par contre, ajouter le goût « meilleur goût » que « amère », dans le paragraphe initial introduisait.

Le troisième paragraphe développera, encore une observation liée au jus d’orange mais, ici pour quitter le comparateur avec « l’éponge » et introduire le nouveau « le citron ». On observera, toutefois « larynx », « papille », terme encore scientifique de l’intérieur de l’organisme humain.

Finalement, c’est, encore une fois, le quatrième paragraphe qui mettra en avant toutes les parties de l’orange que ce soit la peau ou le zeste « enveloppe », « épiderme », ou le reste du corps « tendre, fragile et rose ballon ».

Le dernier paragraphe va venir sur le dernier aspect du grain. Celui-ci avait été introduit, mais de manière négativante dans le « amère expulsion prématurée de pépins », au premier paragraphe. Ici, il va subir un long développement pour être présenté comme « la raison d’être du fruit ». Ce développement va se construire d’abord dans la précision du dessin du pépin, puis le retour très métaphorique du goût lié à l’orange « explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs et parfums », pour revenir au grain qui serait, en quelque sorte « l’âme » du fruit.

Ainsi, au travers de ce texte, on peut mieux éprouver la démarche de l’objeu de Ponge, qui joue à perdre son lecteur en le promenant dans un dédale quasi scientifique de l’observation du fruit pour le mélanger à une multitude d’images et de références qui à la fois sublimeront l’objet décrit et, en même temps créeront une sorte de vision mystique où le fruit est centré sur sa propre graine.

Il reste à traiter un dernier point. Toit au long du texte et, plus fortement, sur les trois premiers paragraphes, Ponge joue sur des références proches de la torture « subi l’épreuve de l’expression », « cellules ont éclaté », « tissus se sont déchirés », « conscience amère d’une expulsion prématurée », « l’oppression », « ignoble », « trop passive », « oppresseur », « bourreau ». Cette démarche entraîne à s’interroger. Si le texte a été écrit sous l’occupation, avant d’être édité, alors une grille de lecture renvoyant à cette occupation est possible, s’il a été écrit plus tôt, ce paraît surprenant. L’orange, comme l’éponge seraient victimes d’une oppression. Les deux réagiraient différemment. L’éponge en abandonnant des liquides plus ou moins propre pour revenir à son état initial, l’orange pour, en souffrant terriblement de graves blessures reprendre une forme initiale mais totalement soumise…

Dès cette observation, il faut, alors faire entrer les paragraphes suivants qui semblent quitter définitivement ce jeu de représentation de l’oppression pour s’attacher soit à une sanctification, quatrième paragraphe, soit à un regard testamentaire où le grain serait « la raison d’être du fruit »… De possibles lectures sont offertes, mais, là encore, ce ne seront que des hypothèses parce que le texte résiste terriblement à la lecture. On est bien là devant un texte qui a tous les indices du poétique puisqu’il nous entraîne, au-delà même de sons sens annoncé, vers des interprétations beaucoup plus larges.

Ainsi, le texte l’orange est bien un texte poétique. Non qu’il mette particulièrement en avant une forme poétique simple mais parce qu’il permet au lecteur de ne pas se contenter de ce qu’il lit. Il lui offre des possibles plus ou moins fonctionnels auxquels on n’aurait pas pensé à la simple lecture du titre.