Plus jamais deux

Depuis quelque temps, il règne dans l’appartement une atmosphère étrange qui laisse Clocharde totalement désemparée. Elle a le vague à l’âme, se sent mal dans ses poils, et il lui semble que, même son appétit la boude. L’entrain et le goût de miauler et de ronronner, pour tout et rien, comme elle en avait l’habitude, semble l’avoir aussi désertée. De plus, jamais de toute sa vie de chatte, elle n’a eu un pelage si terne. Lorsqu’elle passe devant le miroir de la salle de bain, elle se surprend à se trouver grise mine. En un mot, elle ne s’aime plus, ne se comprend plus et trouve cet état vraiment difficile à supporter.

Cela fait environ deux ou trois mois que subitement les choses ont changé. Le comportement de Sidonie sa maîtresse, qui jusqu’alors avait toujours été fort raisonnable, avait brusquement pris des allures intrigantes. D’abord, elle qui avait toujours été fort ponctuelle, se mettait à rentrer à des heures indues, la plupart du temps en sifflotant gaiement, ce qui avait pour effet de sortir Clocharde de la torpeur où elle était plongée. Cette dernière avait en horreur d’être réveillée de la sorte. De plus, ce qui avait le don de la mettre de mauvaise humeur, c’est que souvent, alors que Sidonie venait tout juste de rentrer et qu’il était déjà fort tard, le téléphone se mettait à sonner. Un coup de téléphone à cette heure tardive! Qui donc pouvait être assez mal éduqué pour appeler à une telle heure? À n’en point douter il s’agissait de quelqu’un que Sidonie connaissait bien, très bien même. Clocharde se permettait alors quelques indiscrétions. Elle dressait l’oreille et écoutait, sans en avoir l’air, la conversation. Généralement cette dernière ne durait pas fort longtemps et était entrecoupée de légers soupirs et de petits rires étouffés. Parfois, il arrivait même que les oreilles de Clocharde surprennent comme de tous petits bruits, qui ressemblaient à s’y méprendre à de légers baisers. Étrange, pensait- elle. À qui donc pouvaient être destinées toutes ces petites attentions tendrement affectueuses? Elle était curieuse et aurait aimé obtenir une réponse à cette torturante question, d’autant plus, qu’il lui semblait que l’affection de Sidonie envers elle avait légèrement diminué et cela l’attristait réellement.

Tiens, l’autre jour, preuve de cette diminution d’intérêt et d’affection, Sidonie, sans prononcer le moindre petit mot d’excuse, lui avait présenté en guise de repas une boîte de foie. Du foie de bœuf, vraiment c’était inconcevable! Clocharde déteste le foie de bœuf et Sidonie le sait parfaitement. Comment a-t-elle pu oublier qu’elle éprouvait pour le foie de bœuf une indicible répulsion? De plus, comment ne se souvenait-elle pas que, juste d’en respirer l’odeur, lui faisait lever le cœur. Depuis tout le temps qu’elles vivent ensemble, jamais une telle chose ne s’était produite. Il avait donc fallu que Sidonie soit complètement dans les nuages pour s’être trompée de la sorte et avoir acheté au marché, des boîtes de foie de bœuf, en lieu et place des boîtes de foie de veau ou encore de foie de poulet. Quelle incroyable distraction! Pourtant les étiquettes sont imprimées de façon très lisible. De plus, elles sont de couleurs différentes afin de permettre facilement la différenciation des saveurs. Hors de tout doute, il faut vraiment ne pas porter attention à ce que l’on fait pour commettre une pareille erreur.

Clocharde se tourmentait et se demandait quelles étaient les raisons de tous ces changements d’attitude. Elle réfléchit mûrement, posa des hypothèses et finalement arriva à la conclusion que Sidonie devait être amoureuse. L’amour avec un grand A, voilà vraisemblablement la raison de ce comportement bizarre. Car, à ce qu’il paraît, lorsque les humains entrent dans l’état amoureux, ils perdent tout bon sens, deviennent distraits, chantent ou pleurent pour un rien, en un mot, agissent d’une manière tout à fait déraisonnable. On dirait qu’ils vivent le nez dans les nuages. Ce sont exactement les symptômes dont est affectée Sidonie. Ces symptômes qui la mettaient, elle Clocharde, réellement mal à l’aise. Avant, lorsqu’elle n’était qu’une chatte de rue, libre et indépendante, cela lui aurait été bien égal. Mais depuis son changement de statut, c’est-à-dire depuis près de deux ans maintenant, cela n’était plus du tout pareil. Elle s’était rangée, avait dit adieu à sa vie de bohème et avait glissé facilement dans le confort rassurant que lui avait offert Sidonie en l’accueillant chez elle. Maintenant son avenir était irrémédiablement lié à celui de Sidonie. C’était arrivé un soir d’été, après une méchante altercation dans la ruelle. Il y avait eu un échange assez vif entre une gang de chats et un groupe de chiens, les plus mal famés du quartier. Pour la première fois de sa vie, Clocharde s’était sentie menacée. L’œil hagard, le pelage ébouriffé, elle avait compris qu’elle prenait de l’âge et qu’il était temps d’envisager une certaine forme de retraite. Elle concevait cette dernière comme un renoncement à une partie de sa liberté en échange du confort sécurisant d’un foyer d’accueil. C’est alors qu’elle avait aperçu une porte entrebâillée et avait tenté sa chance. Elle avait pris bien soin de composer un long miaulement plaintif dans lequel elle avait mis de l’émotion et des trémolos convaincants et l’avait entonné près de la porte d’où filtrait un rayon de lumière. La chance lui avait souri. L’attente fut de courte durée. Elle vit arriver une femme, dans la trentaine et jolie. C’était Sidonie qui paraissait totalement bouleversée devant sa mauvaise mine et qui visiblement émue devant son désarroi, lui avait ouvert tout grand sa porte et son cœur. Ma pauvre Clocharde avait dit Sidonie d’où viens-tu ma belle? Quel triste état! Pauvre de toi, viens, je vais t’arranger ça. Un frisson de sympathie avait secoué Clocharde qui tout de suite s’était sentie le cœur enflammé d’amitié. Sidonie avait spontanément octroyé à Clocharde son prénom et du même coup celle-ci avait su qu’elle avait miaulé à la bonne porte.

Elle s’était très vite habituée à cette vie sédentaire, qui en revanche, elle devait se l’avouer, comportait d’appréciables avantages. L’assurance de la pitance, un décor confortable et plaisant, ainsi qu’un grand nombre de coussins moelleux pour s’étendre à sa guise. Très vite aussi, elle s’imposa et mentionna ses goûts et ses attentes. Sidonie en avait pris bonne note, s’y conformait et toutes les deux vivaient une vie douillette, paisible et confortable.

Clocharde n’a pas du tout envie de perdre tous ses acquis. Son intuition féline lui dit qu’il flotte une senteur de menace et c’est ce qui la met dans cet état d’insécurité vraiment désagréable. Sidonie est amoureuse; elle a donc maintenant quelqu’un d’important dans sa vie. Alors, que va-t-elle devenir, elle Clocharde, si jamais Sidonie décide de partager sa vie avec l’élu de son cœur? Clocharde pensait et repensait à tout cela. Elle éprouvait certaines craintes pour son avenir. Retourner vivre dans la rue lui semblait une alternative effroyable. Qui était en mesure de lui assurer que l’amoureux de Sidonie n’était pas un redoutable rival et un fauteur de troubles?

Alors qu’elle était plongée au creux de ses pensées, elle s’entendit appelée: Cloclo, ma Cloclo viens ma belle, viens ma douce.

Mon dieu, est-ce que je rêve se dit Clocharde, émue d’entendre se poser à l’orée de l’oreille à nouveau ces mots doux.

Mais non, encore une fois, elle entendit distinctement Sidonie qui l’appelait de ce surnom si tendre.

Cloclo, ma Cloclo, ma belle, viens, il faut que l’on se parle.

Ça y est, se dit Clocharde, l’heure de vérité a sonné. Voici venu l’instant où se joue mon avenir. Sidonie va passer aux aveux, je vais être fixée. Mieux vaut la vérité que ces torturantes et inlassables suppositions.

Les yeux brillants, Sidonie entame son discours: tu sais Cloclo, il m’arrive quelque chose de tout à fait extraordinaire. Il y a quelque temps, j’ai fait la connaissance de Lucien, un gars formidable. Tu verras, tu l’aimeras, il est si chouette. Je me plaisais dans ma vie de célibataire, tu le sais bien, mais c’était avant la rencontre de Lucien. Maintenant la vie sans lui me paraîtrait si fade. Alors, Lucien et moi, nous avons décidé d’unir nos destinées. Ensemble, nous avons acheté une maison à la campagne et dès le mois prochain nous irons nous y installer. Évidemment, il n’est pas question que je t’abandonne, tu viens avec nous, ma Cloclo, ajoute encore Sidonie. Tu vas voir, c’est une belle maison avec des tas de recoins et je suis sûre que tu t’y sentiras très bien. Tout en parlant elle s’était mise à caresser doucement la tête de Clocharde qui vivait ces moments intenses, les yeux à moitié fermés et riait dans ses moustaches d’avoir pu éprouver toutes ces ridicules inquiétudes.

Sidonie continue de parler et de formuler mille projets d’avenir. Clocharde l’écoute rassurée quand soudain voilà qu’elle ajoute: Lucien compte venir ici samedi prochain. Il souhaite faire ta connaissance. Je lui ai montré ta photo et il te trouve très jolie, tu sais. Il viendra avec Lascar son fidèle compagnon qui partage sa vie depuis près de quatre ans. C’est un épagneul très sympathique, avec de belles et longues oreilles et un pelage absolument magnifique. Ses yeux sont immenses, de couleur noisette et je suis sûre que vous allez faire une fameuse paire d’amis. Voilà qu’à nouveau le cœur de Clocharde se sent transpercé par une flèche d’inquiétude. Sidonie semble l’avoir compris et toujours en caressant la tête de Clocharde ajoute: ne t’en fais pas ma belle, tu verras, tout va très bien se passer et nous serons très, très heureux tous les quatre, j’en suis sûre.

Clocharde trouve que les jours durent et n’en finissent plus. Elle pense que puisqu’il faut faire la connaissance de ce fameux Lucien et de son compagnon l’épagneul, le canin, autant procéder le plus vite possible afin d’être fixée.

Finalement le soleil s’est levé sur le samedi, jour prévu pour l’importante rencontre. Clocharde essaie tant bien que mal de cacher sa nervosité et fait tout son possible pour faire bonne contenance. Ancienne chatte de rue peut être, mais elle a des manières et de l’éducation! Il faut que je me montre digne et à la hauteur de la situation pense-t-elle.

Un léger coup de sonnette. Lucien, avec assurance, entre dans l’appartement, embrasse avec passion une Sidonie rayonnante. Ensuite, suivent les présentations. Un rapide coup d’œil et Clocharde a jugé; sympathique le Lucien, belle allure, beau regard, main ferme, caresse agréable. Lascar semble à l’aise lui aussi, à l’image de son maître, et à première vue, paraît être, tout à fait fréquentable.

Alors, Clocharde, voulant faire preuve de bonne éducation, propose à Lascar de se rafraîchir et de boire un peu d’eau.

- Servez-vous dans mon bol, dit-elle. Sidonie vient de le remplir, l’eau doit être toute fraîche. Lascar remercie avec grande politesse et s’empresse de prendre quelques lampées.

- Merci infiniment, dit-il. Cela me fait du bien. On est très bien ici, il fait si chaud dehors. Et puis, il ajoute: quelle joie de faire votre connaissance. Je crois que nous allons très bien nous entendre. Qu’en dites-vous?

- Je serai très franche envers vous, répond Clocharde. Je cultivais à votre égard quelques

méfiances. Je me sens rassurée. Je peux vous le dire maintenant, vous me faites une très bonne impression. À ce que l’on m’a dit, nous allons désormais vivre ensemble et de plus, loin d’ici, On m’a parlé d’un endroit situé en campagne.

- Oh oui, répond Lascar, le paysage est vraiment très joli; je crois que le site vous plaira. La maison est spacieuse et pleine de tapis moelleux et confortables. Il y a même un bel âtre où nous pourrons nous détendre tous les deux lorsqu’il fera froid et passer ensemble de belles soirées d’hiver. Je m’y suis rendu avec Lucien, mon maître. Pour moi il y a de grandes promenades à faire qui semblent intéressantes. Vous, par contre je crois, vous n’êtes pas très friande de la marche à pattes? Est-ce que je me trompe?

- Pour être franche, mon cher Lascar, si vous permettez que je vous appelle ainsi, je préfère conserver des pantoufles à mes pieds. Dans le temps, il est vrai, j’étais bien plus vaillante, mais depuis que j’ai pris de l’âge vous savez… Maintenant je ne fais que très rarement des excursions dehors. Cependant, il se pourrait que je me plaise à vous accompagner parfois, si toutefois cela vous était agréable.

- Sûrement, chère amie, cela me sera un plaisir évident. Je sens que ce changement va nous être profitable et que nous allons faire mentir ce fameux dicton qui dit: « ils s’entendent comme chiens et chats ». En nous voyant, vous et moi, on dira plutôt « voyez, ils s’entendent comme larrons en foire ». Clocharde trouve la réflexion vraiment très amusante et se met à rire. Lascar, heureux de l’effet qu’il produit, se met à rire aussi.

Cloclo, ma belle, Cloclo, tu rêves ou quoi, dit Sidonie d’une voix enjouée. Clocharde ouvre un œil, étonnée, baille et n’en revient pas. Tiens, mais où sont donc Lascar, Lucien, partis?

Ah! Ce n’était qu’un rêve, se dit-elle. Pas de changement de vie, pas de maison à la campagne, pas de beau feu de bois ni de promenades avec Lascar, dommage, ah! Oui vraiment dommage!

Soudain venant rompre le silence, le téléphone sonne. Clocharde déteste cette sonnerie stridente qui lui fait dresser le poil et agresse ses tympans. Son cœur s’arrête lorsqu’elle entend très clairement Sidonie dire d’une voix tendre: « Allô! Lucien chéri ça va et toi… as-tu passé une bonne journée? »

Qu’est ce donc que ceci, se dit alors Clocharde. Je n’y comprends plus rien. Est-ce que je rêve ou suis-je bien éveillée? Les humains sont parfois bien étranges. Arriverais-je un jour à vraiment les comprendre? Alors, Clocharde poussant un soupir venant du fond de l’âme pense qu’il est préférable de refermer les yeux et de laisser défiler de jolies images: une maison de campagne, un feu de bois, Lucien, et surtout l’image du beau Lascar avec qui elle aurait, elle en est assurée, noué une superbe et profonde amitié!


Marybé