À la dame en noir

Madame,

Lorsque je fus mise pour la première fois en votre présence, c’était il y a très longtemps. Je crois que je devais avoir 5 ou 6 ans. J’étais en vacances chez les sœurs de mon père, mes tantes, dans le sud de la Belgique. Tante Rita et Tante Renée, toutes deux célibataires, avaient hérité d’une très belle villa au milieu d’un superbe jardin. Le testament de leur mère comportait cependant une clause particulière, celle d’ouvrir la porte de cette belle demeure à leurs neveux et nièces afin qu’ils puissent profiter de ce magnifique décor naturel que représentent les Ardennes belges.

Durant l’été, cette belle maison portant le joli nom de «Riant Abri» devenait donc le lieu de rencontres familiales chaleureuses. Mes sœurs et moi retrouvions alors nos cousins et cousines, et durant deux ou trois semaines, nous vivions des jours absolument magiques.

Mais un jour, il survint un événement étrange. L’ambiance soudain est devenue oppressante comme chargée d’un brouillard d’une profonde tristesse. On nous dit que Tante Rita ne se sentait pas bien et qu’elle allait devoir nous quitter. Sans trop comprendre, je devinais qu’il se passait quelque chose de très grave et, soudain, je n’eus plus aucune envie de rire, de chanter, de jouer. Ce fut notre première rencontre, Madame. À l’improviste, vous étiez venue chercher pour le grand voyage, ma chère Tante Rita, celle qui me comprenait, celle à qui je m’adressais lorsque je désirais obtenir une faveur ou une permission quelconque. Le «Riant Abri» ne riait plus, il pleurait son âme et mon cœur d’enfant pleurait en silence, une tante si tendrement chérie.

Et, les années passèrent. J’avais un peu plus de 10 ans, lorsque ce jour là, revenant de l’école et rentrant à la maison où nous vivions avec mes grands-parents, Maman me dit : «Marybé, vite, dépêche-toi, Julie est malade, elle doit partir à l’hôpital, l’ambulance va arriver d’un moment à l’autre». Je reste interdite, mon cœur s’arrête. Julie, la fidèle servante de mes grands-parents, Julie qui n’est que dévouement et écoute. Julie à laquelle mon cœur d’enfant s’est attaché parce qu’elle sait faire don de sa générosité et de sa tendresse. Julie la seule qui su comprendre ma détresse lors du départ de ma chère Lucienne cette femme qui m’avait élevée et qui pour moi représentait l’amour maternel. Julie quitte la maison pour ne jamais y revenir car, l’embrassant pour lui dire au revoir, dans l’intensité de son regard, j’ai su instantanément que je perdais pour toujours le bonheur et la douceur de sa présence. Je ne m’étais pas trompée, vous êtes allée la chercher là-bas à l’hôpital pour l’emmener, elle-aussi, pour le grand voyage.

Et pis, il y a ce jour de Noël de 1952, je venais d’avoir douze ans. Si je n’avais développé aucune affinité avec ma grand-mère, avec mon grand-père, par contre, c’était fort différent. Il était très cher à mon cœur. Entre lui et moi, il y avait un courant de tendresse sincère et je crois même que cela mécontentait ma grand-mère. Elle ne pouvait comprendre l’affection que son mari portait à une enfant telle que moi, au caractère rebelle, indépendant et volontaire, bref à une personnalité qu’elle n’appréciait pas, sans doute, parce qu’elle avait eu le tort de lui tenir tête et de refuser un jour de lui demander pardon à genoux. Je n’avais pas à le faire, car je n’étais pas coupable du délit dont elle m’accusait. Il est vrai qu’à ses yeux, lorsque survenait une bêtise ou un incident quelconques, c’était évident, nul autre que moi ne pouvait l’avoir commis.

Depuis le matin, malgré que l’on soit Noël, la maison baignait dans un climat d’intense tristesse. L’heure était grave car vous alliez arriver, Madame. Votre venue était proche et une fois encore votre préférence rejoignait la mienne. Pourquoi me suis-je dit alors ? Pourquoi lui, ce cher bon papa, et pas elle, cette femme qui ne m’aimait pas et que de mon côté je ne suis jamais parvenue à aimer ? Pourquoi ? Le cœur oppressé par l’angoisse, j’étais montée dans ma chambre attendant l’instant où mes parents jugeraient bon de nous appeler, mes sœurs et moi. Ils le firent enfin et je descendais en vitesse la gorge nouée, les jambes tremblantes et le cœur chaviré. Toute la famille était là, réunie autour du grand lit, pleurant en silence. C’était fini. Bon papa était parti avec vous et il nous laissait le souvenir d’un homme merveilleux à qui je dois énormément. À ce moment là, je vous ai haï, je vous ai maudit, Madame, de toute la force de mon chagrin, avec toute l’intensité de ma révolte. Sans un mot, avec des sanglots muets et des larmes prisonnières d’un cœur meurtri, je contemplais le visage calme et paisible de mon grand-père, tenant un chapelet dans ses mains jointes. Ensuite les adultes, dressèrent une petite table au pied du lit. Ils y placèrent des bougies, un crucifix, un brin de buis, de l’eau bénite et regardant tous ces gestes, tous ces rituels je me sentais habitée par un terrible sentiment d’impuissance devant l’irrémédiable, devant une telle injustice, une telle ineptie, un tel non-sens. Je crois que ce fut à ce moment, que je compris combien on m’avait menti. Ce Dieu que l’on disait si bon, ce Dieu ne m’aimait pas, sinon jamais il ne serait venu chercher mon cher Bon papa. Qu’allais-je devenir privée de sa tendresse ?

Et le temps poursuivit sa course. Nous nous sommes encore rencontrées plusieurs fois, Madame, et finalement j’ai compris que vous étiez chargée d’une irrévocable mission. Personne ne pouvait vous empêcher de faire ce que vous aviez à faire. Que la volonté la plus ferme ou l’amour le plus fort ne peut rien contre vous. Qu’il ne servait à rien de lutter, de se révolter, de vous maudire. On ne se révolte pas, on ne maudit pas l’imprévisible et l’inévitable et vous êtes aussi imprévisible qu’inévitable, Madame. L’inévitable on a seulement le devoir et la responsabilité de l’accepter. Oui, j’ai compris qu’il me fallait arriver à vous apprivoiser, m’accoutumer à vous, à vos visites souvent impromptues. J’ai compris que seule l’acceptation sereine est la solution vers laquelle il faut tendre et depuis ce temps, je m’y consacre le mieux que je peux. Cependant, je vous l’avoue, je vous en veux terriblement, oui, je vous en tiens rancune, Madame, lorsque votre choix se porte sur l’innocence d’un enfant, sur un adulte au sein de sa jeunesse ou encore dans l’élan de sa pleine maturité ouvert à un avenir et une vie à savourer. Votre choix me semble aberrant, illogique, injuste, un réel non-sens et malgré moi je sens la révolte m’envahir, prendre possession du terrain de mon être.

Mais vous rappelez-vous, Madame, ce matin du 14 octobre 60. Je vous ai appelée désespérément, ce jour là, alors que ma mère n’en finissait pas de souffrir et de dépérir. Elle avait 59 ans. Quelques années de moins que celles que j’ai aujourd’hui. Mais vous tardiez laissant s’exprimer les signes d’une longue et pénible agonie. Ces heures d’agonie ou le silence se meublent de douloureux gémissements, de ces difficultés d’un souffle-râle étranglé au rythme qui se meurt. J’étais là perdue au creux de mon impuissance, ne ressentant même pas le besoin de laisser s’écouler le trop plein de ma peine. Et personne de toutes ces blouses blanches dont je devinais les pas feutrés dans les corridors, personne n’eut le geste de compassion pour l’aider à vous suivre dans la paix et la sérénité. Pourquoi avoir tant tardé, Madame, pour abréger ses atroces souffrances ? Pourquoi ? Qu’avait-elle fait pour se mériter un tel départ ? Je n’ai toujours pas de réponse, mais, sans doute, aviez-vous vos raisons ?

Je ne sais pas quand vous déciderez de venir me chercher à mon tour. Je sais cependant, que cela va faire bientôt soixante-deux ans que je sillonne les sentiers de ma vie, cette vie, cette amie que j’aime et que j’apprécie et avec laquelle vous êtes intimement liée, puisque vous en êtes le terme et l’aboutissement final.

Le moment de notre rencontre vous appartient, Madame. Vous viendrez, quand vous l’aurez décidé. Toute ma vie et jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours apprécié découvrir l’inconnu, alors, me dis-je, qui sait, cette dame en noir t’emmènera peut-être vers des lieux de découvertes insoupçonnées. Certains parlent de paradis, d’autres de réincarnation ou encore de néant. Évidemment je n’ai pas la réponse. Je ne sais pas dans quel pays ou vers quel lieu vous m’emmènerez. Mystérieuse, vous gardez précieusement votre secret. Mais une chose qu’il faut que vous sachiez, c’est que je n’éprouve aucune hâte à notre rencontre. Non, je ne suis pas pressée de vous donner la main, je ne suis pas pressée de vous accompagner pour entreprendre ce voyage dont je ne connais pas la destination. Quand viendra le moment, vous ferez ce que vous avez à faire, je le comprends, je l’accepte. Mais en attendant, je veux continuer à sillonner les chemins de ma vie. Je veux savourer la magie des instants et porter mon regard vers l’essentiel. Je veux aimer chaque jour davantage, toujours plus profondément. Je veux rester réceptive et à l’écoute du monde, rester présente à ses beautés sans renier la réalité de ses laideurs. Je veux continuer à vivre, Madame, intensément, avant que de mourir sereinement.

Maintenant que je vous ai fait part de mes sentiments à votre égard, je vous laisse, Madame, en vous priant de croire à l’expression, non pas de ma sympathie et de mon amitié, mais de mon respect, de ma compréhension, car vous en êtes digne tout autant que la vie, tout autant que Ma vie, cette amie que j’aime profondément et avec laquelle vous êtes unie par un lien que rien, ni personne ne brisera jamais.


Marybé