Karina a les bleus

D’un geste vif Karina ordonne au réveil de se taire. C’est étrange mais ce matin cette sonnerie lui tape sur les nerfs. Je n’ai pas le choix, il faut que je me lève se dit-elle. Elle s’extirpe du lit, mais l’entrain n’y est pas; son l’humeur est tout à l’envers. D’un pas de somnambule elle se dirige vers la salle de bain. Elle ouvre le robinet et se glisse sous la douche. Étonné, le jet d’eau se demande comment il se fait qu’il n’entend rien. Aucune vocalise, pas le moindre petit refrain, juste un profond silence encombre la salle de bain. Il y a là quelque chose qui n’est pas normal. En effet, en général on entend le jet qui ruisselle et inonde la peau nue de Karina, pendant que cette dernière chante à tue-tête quelques chansonnettes désuètes ou parfois même, s’amuse à faire des vocalises. Rien de tout cela en ce matin de fin novembre. Rien qu’un silence glacial à l’image du temps. L’hiver, que Karina ne tient pas en affection, s’est pointé depuis un bon moment, et, en moins d’un jour, tout le décor a viré au blanc. Non pas un blanc joli et séduisant, non, mais plutôt une sorte de blanc gris sale, qui laisse une impression de tristesse maussade. Visiblement, le soleil manque lui aussi d’entrain.

C’est parce que nous sommes lundi que je me sens ainsi, pense Karina tout au fond de sa tête. Car il lui semble que le premier jour qui débute la semaine, elle ressent souvent un petit malaise qui généralement s’estompe rapidement. Alors, pour faire fuir cette morosité qui se tient en suspens, tout en regardant son minois dans le miroir, elle se sermonne: Karina, ma fille, veux-tu bien faire un effort et te dire et redire que la vie est jolie; que tu as de la chance, car si tu dois te lever chaque matin pour aller travailler, tu fais partie des gens privilégiés. Hier encore, dans le journal, on faisait état du nombre impressionnant de personnes sans travail. Tu devrais avoir honte de perdre le moral et de te sentir l’humeur tout à l’envers, juste parce qu’on est lundi et parce que le thermomètre a piqué du nez et marque plusieurs degrés sous la barre du zéro.

Cela a fait effet. La voilà qui s’active, s’habille, et puis déjeune. Il est temps de partir. D’un pas vif, elle marche dans la rue et remarque que, par endroits, le trottoir est glissant. De son domicile à son lieu de travail, il y a environ quinze minutes de marche. C’est un exercice excellent pour se maintenir en forme. Elle vient de traverser la rue des Pas Perdus quand soudain, ses pensées dans la lune, elle n’a pas vu une plaque de glace. Une traîtresse de plaque qui la fait glisser. Elle essaye de se rattraper, ne le peut, et finalement atterrit sur le trottoir glacé. Quelque peu surprise par cette chute, elle s’affaire à rassembler son sac et ses gants et heureusement se relève facilement. C’est la preuve que j’ai encore quelques brins de souplesse malgré mes cinquante ans, se dit-elle heureuse de cette découverte. Il n’y a donc pas de casse. Puis elle prend soin de regarder attentivement s’il n’y aurait pas, par malchance, quelques suspectes traces. En effet, dans ce quartier, la gent canine se promène souvent en liberté et cela malgré l’interdiction. C’est ainsi que l’on voit de nombreux excréments qui se prélassent ici et là en attendant que la voirie passe ou encore que les larmes du ciel viennent les diluer. Karina se console; après tout ce n’était qu’une chute, sans mal corporel et sans mauvais souvenirs laissés sur ses vêtements.

Quelques minutes plus tard la voilà arrivée. Après avoir lancé à la ronde un bonjour cordial, elle regarde sa montre. J’ai le temps de me servir un café avant d’aller m’asseoir en face de mon écran, cela fait mon affaire, se dit-elle. Un café bien corsé va sûrement me donner le tonus nécessaire pour vivre cette journée. Elle vient d’avaler une gorgée, lorsque le téléphone sonne. C’est Monsieur Vernier qui réclame un dossier. Aussitôt Karina se met à chercher mais il n’y a pas de trace du dossier demandé. Cela augure mal, se dit-elle. Soudain elle se rappelle. Monsieur Vernier demande un dossier qu’il a, plus que certainement, devant son nez. Oui, Karina se souvient; il y a de cela deux ou trois semaines environ, il le lui avait demandé et avait omis de le lui rapporter. Monsieur Vernier n’est pas très ordonné et Karina sait qu’elle va devoir user de diplomatie pour lui faire remarquer que sa demande n’était pas fondée.

Après avoir résolu le problème du dossier, Karina se met finalement à l’ouvrage. Un grand nombre de papiers à trier, certaines lettres auxquelles il lui faut répondre, un rapport à rédiger et plusieurs vérifications de documents comptables. Elle n’a jamais le temps de chômer et avant qu’elle n’ait pu s’en rendre compte, voilà l’heure du dîner. En général, Karina sort à l’extérieur, durant cette heure, afin de s’aérer. Elle fait un petit tour à pied dans le quartier, explore les alentours et se permet parfois de petites intrusions dans telle ou telle boutique. À midi, Karina a l’habitude de manger léger, car elle veut garder toute sa lucidité pour l’autre moitié de la journée. Elle a remarqué que si elle s’offre un repas plus copieux, elle doit lutter pour garder ses paupières en position levée.

L’après-midi se passe; mais voilà qu’un autre incident survient. Soudainement tous les ordinateurs refusent de fonctionner. Ils sont d’un seul coup devenus muets comme des carpes! Appelé à la rescousse, le responsable du système informatique informe qu’il faudra faire preuve de patience. Deux heures environ, dit-il car il s’agit d’une panne majeure affectant tout le réseau.

Lorsqu’elle regarde sa montre et voit qu’il est presque 5 heures, Karina n’est vraiment pas fâchée. Cette journée qui, dès le tout début, n’avait pas bien commencé n’est pas arrivée à battre à un rythme agréable. Pas de gros ennuis pourtant, mais toutes sortes des petites choses qui n’ont pas tourné rond. Croisons les doigts, se dit Karina et espérons que demain sera plus agréable.

Comme elle est seule ce soir, elle n’a pas le goût de se faire à souper. Simon, son compagnon, est parti en mission. Ses fréquentes et souvent longues absences sont dues à son travail; un travail qu’il a accepté, il y a environ cinq ans, qu’il adore et trouve passionnant. Lorsque Simon rentre après une mission, c’est toujours une fête car il a plein de choses qu’il aime raconter. Simon possède un indéniable talent de conteur; rien qu’à l’entendre parler on se sent intégré au cœur de l’histoire. Karina présente donc toujours une oreille attentive, car elle trouve cela fort enrichissant. Simon comme Karina ont toujours eu à cœur de se faire confiance et ont eu comme principe de faire chacun le plus possible ce qui leur plaisait. C’est là probablement que réside la clé de leur succès; l’union et le partage sans le poids d’une chaîne avec des lourds maillons qui restreignent et entravent la liberté d’action.

Karina, décide de faire un petit arrêt chez le traiteur « Fine Gueule ». J’ai le goût d’une lasagne gratinée. Il ne me restera qu’à la mettre au four pour la réchauffer. Ça je m’en sens capable, se dit-elle. Tiens je vais m’offrir un petit verre de rouge. Pâtes et chianti font toujours bon ménage. Ce soir elle a vraiment le goût de se gâter. D’ailleurs un de ses principes de vie c’est qu’il faut essayer de faire le plus souvent possible ce que l’on a envie. Lorsque l’on se sent bien, dans son corps et sa tête et que l’on est heureux, les autres également en profitent. Cela revient à dire que se faire plaisir, se gâter, c’est en quelque sorte faire acte de charité!

Tout en marchant, elle fait des projets pour cette soirée qu’elle souhaite réussie, paisible et reposante. Je vais me mettre à l’aise se dit-elle en arrivant chez elle. Elle se faufile avec un plaisir évident dans sa robe de chambre en molleton. Hideuse peut être, mais si chaude et tellement confortable. Évidemment cela ne lui serait pas venu à l’idée d’acheter un tel vêtement aux couleurs si voyantes, mais c’est un cadeau de sa mère. Cette dernière a près de 80 ans et aime les couleurs vives probablement parce que ce sont les seules qu’elle distingue encore facilement. Et puis, aussi parce qu’elle pense que ce sont des couleurs qui doivent plaire aux jeunes. Sa fille est encore jeune, pensez donc, elle n’a que 50 ans!

Karina ouvre la porte du four afin d’y placer sa lasagne. Ensuite elle ouvre l’armoire et en retire un verre. Elle trouve très important le choix du récipient. Surtout lorsqu’il s’agit de vin, de café ou de thé, le contenant doit être séduisant. Le bouquet, l’arôme ou le goût, de ces précieux liquides sont tellement mieux mis en valeur lorsqu’ils se retrouvent nageant dans des formes jolies et construites dans des matières agréables.

Un verre en cristal de Bohème pour le vin et le voilà nectar! Une tasse en Limoge pour le café et le voici développant une saveur extraordinaire! Quant au thé, il convient de le verser au sein d’une tasse de fine porcelaine qui mettra en lumière sa couleur dorée

Une odeur de lasagne commence à se répandre. Il est temps de se mettre à table et de faire honneur à ce repas délicieux et si vite préparé. Cette journée maussade ne lui a pas fait perdre l’appétit. Le chianti réjouit ses papilles et l’aide à retrouver la joie de vivre qui lui faisait tant défaut ce matin.

À la voir déguster avec tant de plaisir, il est facile de comprendre qu’elle est un tant soit peu gourmande. Les bonnes choses de la vie, elle sait les apprécier.

Karina vient de terminer, s’active et remet tout en place. Un certain ordre lui est indispensable lorsqu’elle veut relaxer. La vaisselle est vite faite, essuyée et rangée.

Maintenant en route pour la soirée. Elle va se voir occupée par la lecture d’un roman passionnant sous un fond de musique classique. Il s’agit d’une histoire véridique qui se passe au cœur de l’Australie dans une région sauvage et presque inhabitée. L’Australie est un pays qui fascine Karina. Peut-être parce qu’elle en a entendu beaucoup parler par son amie Marie-Andrée. Cette dernière n’y est jamais allée. Mais lorsqu’elle était dans la jeune trentaine, disait-elle, elle avait fait toutes les formalités afin d’y émigrer. Finalement les circonstances l’avaient obligée à renoncer à cette immigration, mais souvent le sujet revenait dans la conversation. Marie-Andrée espérait bien un jour s’y rendre en voyage et Karina partageait son espérance. D’ailleurs toutes deux ont le ferme projet d’y aller ensemble dès qu’elles auraient amassé les fonds indispensables.

Karina s’installe dans le fauteuil confortable situé près de la petite table. Ayant mis un signet, elle retrouve la page et commence sa lecture. Le récit la séduit et l’enveloppe complètement. Elle se sent entrer de plein pied dans l’histoire passionnante et se sent envahie par un bien être intense. Si la journée ne fut pas réussie, ce qu’il y a de bien, c’est qu’au moins elle se termine de façon agréable.

Soudain que se passe-t-il? En un instant et sans raison apparente, toutes les lumières s’éteignent. Le noir le plus complet fait son apparition. Sainte merdouille de flutezut! crie Karina surprise; mais qu’est-ce donc que cela? Je ne vois plus rien. Serait-ce un fusible qui aurait décidé de sauter? Non, il n’y a pas non plus de lumière dans la rue. Il doit donc s’agir d’une panne générale. Karina se lève, se dirige à tâtons jusqu’au buffet où généralement il y a une chandelle plantée, telle une sentinelle, dans un bougeoir en fer forgé. Mon dieu, se dit-elle, comme cela doit être pénible d’être un non voyant. Voilà déjà deux fois que je butte sur des meubles. Elle avance cependant avec précaution et parvient à trouver le bougeoir. Oui mais pour voir surgir une petite lueur, mettre le feu à la mèche, il faut une allumette. Ça c’est plus compliqué. De toute sa vie elle n’a jamais vu Simon fumer la moindre cigarette et, par souci de ménager l’état de sa paire de poumons, Karina a renoncé à fumer depuis un grand nombre d’années.

Où puis-je dénicher des allumettes, se dit Karina. Peut-être dans le tiroir de la commode? Elle prend le risque de contourner la table, marche en se tenant au mur de la salle à manger et finalement parvient à la commode. Ouvre le tiroir et fouille. Ses mains rencontrent toutes sortes de choses; comme elle n’y voit goutte, elle essaye de deviner. Malheureusement pas la moindre allumette dans tout le tiroir. Elle continue sa recherche, fouille encore, va voir dans une autre armoire, mais toujours sans succès. Il fait un noir à couper au couteau, un silence de plomb car bien évidemment lorsque ses entrailles manquent l’électricité, le lecteur de disques refuse de fonctionner.

Je crois qu’il vaut mieux arrêter de chercher, se dit Karina. Il n’y a pas ici le moindre petit bout de bois à tête de phosphore qui serait digne de porter le nom d’allumette et pas le moindre petit objet qui a, de près ou de loin, une quelconque ressemblance avec un briquet. Oui, il faut que j’arrête mes recherches car si je continue et, toujours en pure perte, je sens que je vais m’énerver.

Décidément cette journée n’est pas la meilleure qu’il m’a été donné de passer! Mais il vaut mieux que je prenne les choses du bon côté. Finalement ce n’est pas si terrible de subir le noir puisque de toute façon demain se pointera à nouveau la clarté. Tant pis pour le roman et la musique d’ambiance!

Je crois que j’aurais tout intérêt à trouver mon lit et à essayer de dormir, se dit-elle Moi qui suis habituée à me coucher, au plus tôt vers minuit, une longue nuit de sommeil ne peut que m’être bénéfique.

Aussitôt allongée, ses yeux se ferment et le sommeil vient vite. Une longue nuit de sommeil saura sûrement être très profitable et un antécédent heureux à une autre journée beaucoup plus réussie.

Elle venait tout juste de s’endormir quand aussi subitement qu’elle était partie, la lumière revint. Cela évidemment Karina ne le saura jamais et d’ailleurs cela vaut beaucoup mieux.

Lorsque le matin vient se montrer le nez et que le réveil se met à sonner, Karina ouvre un œil. Avec bonheur découvre qu’il y a du soleil, sourit de contentement et se lève. Elle se précipite en courant sous le jet bienfaisant. Soudain, plus forte que le bruit de l’eau qui ruisselle on entend la voix de Karina, qui l’humeur au zénith, chante allègrement: Je me sens bien, bien, bien, la vie est belle, belle, belle, et j’ai faim faim faim!

Marybé