Karina découvre la boulange...

C’était un vendredi de plein été. Karina destina cette journée, au plaisir, toujours renouvelé, de faire son marché. Alors, que son panier regorgeait déjà de jolies verdures et qu’elle s’apprêtait à saisir la fermeté d’appétissants radis, elle surprit comme un début de conversation. Bien sûr, elle le sait. Il n’est pas poli d’écouter ce que ne nous est pas destiné, sa maman le lui avait dit souvent, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Mais, la vie lui en avait appris autrement. Il arrive que ce que l’on apprend inopinément puisse s’avérer fort enrichissant.

Donc, sans remords, notre amie offrit à sa curiosité la permission de pointer le bout de son nez. Celle-ci fut nourrie du dialogue suivant :

- Zamée ! Ben alors quelle surprise ! Comment vas-tu ?

- Wow! Lili ! Ça fait des lunes que l’on ne s’est pas vues ! Moi ça gazouille. Toi aussi ?

- Tout va numéro uno, merci, Zamée. Sauf, que je suis assez pressée, ce matin.

J’attends de la visite pour la fin de semaine. Pis, faut encore que je couraille pour du pain. Tu sais quand il n’y a plus de pain à la maison, je peux avoir le réfrigérateur à ras bord plein, j’ai comme l’impression que je n’ai rien.

- Où l’achètes-tu ton pain ? Toujours chez Julien ? Moi, cela fait un p’tit moment que je fais mon Julien, tu sauras. Oui, oui, je fais moi-même mon pain (Karina remarqua que Zamée avait une voix qui s’habillait de petites touches de fierté)

- Hé ! Hé! Ne me dis pas que tu t’es mise à la cuisine, toi ?

- Mais oui, ma chère Lili. Je fais mon pain. Un pain façonné par mes douces et habiles mains, et non par une vulgaire machine, c’est cent fois meilleur que tous ceux de ce cher boulanger Julien. Et puis, tu me connais, si c’était un tantinet difficile, je ne l’aurais pas fait. Crois-moi, ce n’est pas compliqué, il suffit de savoir mesurer et de faire preuve d’un brin de patience.

- Hum ! Pas compliqué, pas compliqué, c’est quoi ça pas compliqué, Zamée ?

- Ben, vois-tu, Lili, faut juste prendre de la farine, de l’eau, de la levure, quelques grains de sel et de sucre. Tu les réunis, tu touilles, tu fais une pâte, tu pétris puis tu la mets en boule. Non, non, elle n’est pas fâchée, mais un peu fatiguée, alors tu l’as fait reposer et elle va se mettre à gonfler. Après la p’tite sieste que tu lui as imposée, tu la reprends. Tu lui fais encore un petit massage pétrissage et tu l’étends gentiment dans un moule et hop ! Direction bronzage sous les rayons chaleureux du four.

- Et ensuite ?

- Ensuite ? Ben… Ensuite rien, Lili. C’est tout, c’est terminé. La pâte va se transformer en joli pain destiné à être savourer. Et puis, je peux te confier, que ta cuisine va s’emplir d’un parfum plus agréable à la narine que le numéro 5 de Chanel.

Karina en savait assez. Sa curiosité était rassasiée. Si boulanger ne demandait pas d’y passer la journée, l’expérience mériterait d’être tentée, pensa-t-elle. Mais, avec son bon sens coutumier, elle estima qu’il valait mieux laisser à cette idée le temps de cheminer.

De temps à autre, le projet de boulanger, lui revenait. Finalement cela devint plus fréquent au point même qu’il advient qu’une nuit, elle se mit à en rêver. Elle s’était muée, non en jolie princesse, mais en une sorte de fée boulangère. Les gens adoraient ses baguettes aux croûtes luisantes et croquantes à souhait, ses pains galettes dont la mie avait la bonté de fondre délicatement sous le palais, ses pains aux sept grains, ceux parsemés généreusement de raisins ou de fruits confis. Quant à ses pains aux noix et ses petits pains aux chocolats, ils étaient devenus une spécialité reconnue, grandement appréciée de tous les gens du quartier.

Un matin, où le ciel exprimait son chagrin, qu’il ne pouvait être question de sortir ou encore jardiner, Karina y vu un signe du destin. C’était aujourd’hui ou jamais qu’il lui fallait revêtir la tenue obligée pour tout bon boulanger. Évidemment, elle suivrait cette recette qu’elle avait trouvée sur Internet et qui allait lui permettre de créer une œuvre comestible. Car, se fier à son bon plaisir pour définir les proportions serait trop hasardeux. Obtenir un pain moelleux et savoureux impose de suivre scrupuleusement les directives fournies. Chose certaine, ces mesures disciplinaires ne sont pas une mince affaire, pour une femme qui en fait toujours à sa tête !

Vêtue d’un gigantesque tablier destiné à la protéger des dégâts prévisibles, un fichu pour emprisonner sa toison rebelle, son enthousiasme en proue, notre amie s’arma d’un bol destiné à accueillir tous les ingrédients indispensables à la panification : farine, eau, levure, un brin de sel et de sucre. Rien ne semblait manquer, car avec ses lunettes posées en équilibre sur la pointe de son nez, elle prenait un soin vigilant à suivre à la lettre, ce que lui enseignait la recette. Karina mélangea, modela, pétrit, retourna, massa, caressa et mis en boule ce pain en devenir. Puis, elle le laissa sommeiller le temps requis. Quand il lui sembla que la pâte fut en état de recevoir sa cuisson, elle la glissa délicatement dans un moule et lui fit prendre le chemin du four dont la chaleur d’un coopération généreuse allait donner à l’œuvre culinaire sa touche finale. D’ici peu, si la Zamée du marché n’était pas la sœur de Pinocchio, la pâte allait bientôt se mettre à dégager tout son plaisir de cuire et de bronzer.

Un sourire de satisfaction heureuse se dessina sur les lèvres de Karina et un parfum d’enfance vint se poser à l’orée de son cœur. Tiens, n’était-ce pas sa maman qui lui disait souvent : Karina, attend veux-tu, j’ai encore bien du pain sur la planche ? Et l’enfant qu’elle était alors avait beau ouvrir tout grand ses mirettes, elle ne voyait, ni la planche, ni le pain. Elle pensait alors que les adultes étaient des êtres vraiment déroutants. Elle se souvenait aussi que jamais on ne se permettait de jeter du pain, sinon qu’aux oiseaux. Du pain sec, on en faisait des croûtons, de la chapelure ou encore du pain perdu. Tiens, encore une chose étrange et déroutante ! Il n’était pas perdu ce pain, puisqu’on le cuisinait et on le mangeait. Quant au couteau que Karina avait interdiction de toucher, il servait bien sûr à faire de belles tartines, mais aussi à tracer une sorte de croix sur le dos du pain avant de l’entamer. Par cette croix, signe de bénédiction, le pain s’était mérité le plus profond respect, celui que l’on apporte aux choses sacrées.

Soudain, un son tremblotant se fit entendre, extirpant Karina de ces quelques instants d’une enfance retrouvée. C’était le four signalant la fin de sa mission. Au cœur de la cuisine vêtue d’un sympathique désordre, une œuvre culinaire venait de voir le jour. Et, pour la première fois, Karina naissait à la joie d’avoir confectionné ce dont, ni elle, ni personne ne pourra jamais se lasser. Car dites-moi, peut-on se lasser de ce qui est et sera toujours le précieux symbole de Vie et de Fraternité ?

Marybé 2008