AUTO-HISTORIFICATION ET ÉGO-ART
Il ne faut pas y chercher une forme de narcissisme ou d’égocentrisme. Il s’agit plutôt d’une sorte d’humilité devant la création humaine qui pousse le mail-artiste à admirer le moindre témoignage de l’activité artistique.
Tout signe de l’activité humaine est art, et les artistes sont là pour le révéler au monde … L’artiste devient la référence, sa date de naissance remplace la référence à Jésus-Christ, comme chez Metallic Avau qui note « ceci est mon (14466)ème jour de vie et il pleut », et d’ailleurs « tout ce qu’il touche devient art » [304]. Graf Haufen déclare : « Je suis une œuvre d’art, ma vie est une performance » [305] et invite ses correspondants à lui renvoyer un certificat par lequel ils affirment également qu’il est œuvre d’art et qu’ils font partie de la performance de sa vie en retournant ce certificat.
Même le nom de l’artiste est art. Le chiffre 42292, dont Guy Bleus fait suivre son nom, est le numéro sous lequel son nom est enregistré comme marque déposée. De même, Arno Arts (NL) collectionne tous les documents se rapportant à des noms d’institutions, de lieux, etc., où son nom –Arts– intervient (Palais des Beaux-Arts, etc.).
L’auto-historification, dont G.A. Cavellini est un des principaux promoteurs, entre dans le même cadre. « L’idée d’auto-historification de Cavellini est tout-à-fait nouvelle. » [306] « Il nous rappelle que, pour être un artiste, on doit écrire sa propre histoire ; qu’écrire l’histoire de l’art est créer de l’art, et se transformer et élever l’esprit humain. » [84] Mais, bien sûr, l’auto-historification de Cavellini ne sert pas à satisfaire sa vanité ! Et d’ailleurs, « tous les artistes sont un peu Cavellini » [307] …
Carlo PITTORE (NY-US)
(traduction de l’interview réalisée au Stalker/Bruxelles, le 18/5/1986) [308].
Cavellini est le symbole de l’art de notre époque. La création artistique est un acte individuel. Généralement, un artiste doit assurer son propre soutien, sauf quand il est soutenu pas un gouvernement ou un patron. Ainsi, il doit commencer par lui-même. Il lui faut travailler chaque jour en ayant foi en son travail. Et Cavellini dit qu’il faut écrire sa propre histoire ; c’est exactement ce que chaque artiste doit faire.
Nous devons travailler chaque jour ; dessiner, photographier, faire de la musique, … C’est ainsi que chaque individu doit faire, créant de cette façon son propre art, sa propre histoire.
Cavellini est le symbole de chaque individu qui détermine son futur en tant qu’artiste. Personne ne nous dit : vous êtes un artiste ; donc chaque artiste doit le décider lui-même. Cavellini dit que c’est la chose la plus importante, et je suis d’accord avec lui sur ce point.
L’idée de Cavellini est très importante. L’individu doit se battre par rapport à l’art. La société n’encourage pas les arts, au contraire. On ne nous donne pas des milliers de francs ou de dollars pour faire notre art. Chacun dit bien sûr que Rubens était grand, mail il avait des millions pour lui permettre de devenir grand. Nous n’avons pas cela, donc nous devons faire notre art avec nos propres moyens et nous avons besoin d’encouragements, d’amour, de soutiens. Et, dans le monde actuel, les seules personnes qui soutiennent les artistes sont les autres artistes.
LE MAIL-ART À L’HEURE JAPONAISE
Seul pays d’Asie à connaitre un développement comparable à celui de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord, le Japon reste néanmoins très traditionnel au point de vue culturel.
L’art moderne, pour la majorité des artistes japonais, est une imitation de ce qui se fait en Occident. Mais, dans les années 1950-60, le Gutaï –mouvement artistique– apporte un esprit nouveau. Le networking permet aux mail-artistes japonais de rompre le carcan de l’art moderne établi.
Ryosuke COHEN et Shozo SHIMAMOTO
(traduction libre des interviews réalisées à Eeklo (BE), le 28/12/1985)
Cohen : Au Japon, l’art moderne est encore fort en retard. La plupart des gens pensent que les artistes dont les œuvres sont dans les musées sont les seuls à avoir une valeur artistique. Et donc, l’art qui est « protégé » par une telle institution est l’art véritable pour le japonais moyen.
C’est pourquoi il y a très peu de gens qui peuvent vraiment apprécier le mail-art au Japon. La caractéristique principale des Japonais est qu’ils accordent beaucoup de valeur à la tradition, à l’académisme. Ainsi, beaucoup de gens pensent que l’art s’identifie au Zen, à la religion ; s’il y a un contenu religieux, ils considéreront que c’est une œuvre d’art, par tradition. La majorité pense que ce qui importe c’est le nombre d’heures qu’il a fallu pour créer l’œuvre d’art et l’argent qu’elle a coûté. Ils confondent donc l’art avec des notions complètement différentes : les choses qu’on voit dans les musées, etc..
GSt : Ici, on n’est en contact qu’avec Cohen, Shimamoto, Kowa Kato et, au niveau musical, avec des groupes comme Merzbow (musique industrielle) et Ice 9. Y en a-t-il d’autres et ont-ils des contacts entre eux ?
Cohen : Il y a très peu de gens qui s’intéressent au mail-art et, de ce fait, très peu de mail-artistes sont connus. Mais il est évident qu’il ne faut pas être connu pour faire du mail-art. Ainsi, je reçois de fantastiques travaux mail-art faits par des enfants.
GSt : Henryk Gajewski (PL) a également organisé des projets mail-art pour les enfants …
Cohen : Je l’ai rencontré hier à Varsovie. Le contact était très bon, très enrichissant. Le but de mon prochain voyage sera de le rencontrer à nouveau.
Gst : Est-ce que la situation géographique du Japon –seul pays vraiment développé en Asie– pose problème ? Sans doute es-tu plus en contact avec l’étranger et, comme le mail-art circule par la poste, le problème d’isolement doit moins se poser ?
Cohen : Je reçois du mail-art de Chine populaire, de Thaïlande, de Birmanie, des Philippines, du Népal, de Singapour …
Gst : C’est intéressant, car nous ne connaissons pas ces adresses.
Cohen : Je les enverrai …
Charles François : Ton travail sera-t-il influencé par ce que tu as vu, reçu ou échangé ici ?
Shimamoto : Avant, l’art était seulement une affaire d’imitation. Il était uniquement question de travailler seul dans un endroit isolé. Mais, avec le mail-art network, ça a changé : à présent, il est question de donner et de recevoir. Donner beaucoup et recevoir beaucoup, c’est l’essentiel. Est-ce bon ou pas ? En tous cas, c’est très agréable et ça c’est très important !
GSt : Tu as d’abord été actif dans Gutaï, puis tu es passé au mail-art. Gutaï a-t-il eu une influence sur le mail-art japonais, comme Fluxus sur le mail-art occidental ? Est-ce la source du mail-art japonais ?
Shimamoto : Je ne connaissais pas les gens de Fluxus, à l’époque. En fait, le Japon est divisé en deux grandes parties : le côté de Tokyo et celui d’Osaka. Tokyo est le centre du Japon et tout ce qui vient d’Amérique et d’Europe arrive à Tokyo …
Gst : Il y a donc une grande influence occidentale sur Tokyo ?
Shimamoto : À Tokyo, l’information est très rapide, mais c’est une imitation servile de ce qui se passe en Europe et aux États-Unis. Comme les livres d’art sont édités à Tokyo, cela a une influence sur la mentalité des gens, et ils pensent que ce qui est bon en Europe et aux États-Unis est bon pour le Japon.
À Osaka, nous ne sommes pas estimés et appréciés si nous n’imitons pas Tokyo. C’est pourquoi nous faisons du mail-art, sans contact avec Tokyo, directement vers l’Amérique et l’Europe.
Gst : Y a-t-il une influence réciproque entre les mail-artistes occidentaux et les mail-artistes japonais ?
Shimamoto : C’est cela, le network !
MONTY CANTSIN, HÉROS MYTHIQUE
Pete HOROBIN (GB)
(traduction de l’interview réalisée à Bruxelles, le 29/2/1985 à 20 h 43)
P.H. : Voici l’histoire de Monty Cantsin.
En 1976, David Zack –à Portland, Oregon [309]– a inventé le nom « Monty Cantsin ». Monty Cantsin est le nom d’une personne ouverte, d’une « pop star » ouverte. Chacun peut être Monty Cantsin. David Zack a envoyé le nom à Istvan Cantor qui, à l’époque, vivait à Montréal au Canada. Istvan Cantor a commencé à s’appeler Monty Cantsin et est devenu le neoist performer entertainer open pop star [310] à Montréal, Canada.
J’ai rencontré Istvan Cantor à Würzburg en Allemagne, en 1982, alors qu’il se faisait appeler Monty Cantsin. Il m’a parlé de Monty Cantsin, cette personnalité avec laquelle il travaillait, et j’ai commencé à envisager à utiliser aussi ce nom pour exprimer un type particulier de situations ouvertes où chacun –ou, en fait, chaque chose– peut être appelé Monty Cantsin.
Volker HAMANN, Graf HAUFEN, METALLIC AVAU et Guy STUCKENS
(traduction d’une conversation à Berlin-Ouest, début mars 1986)
Monty Cantsyn : Si un tas de gens porte le nom Monty Cantsin, l’effet de publicité peut être horrible ! P.ex., j’ai envoyé un insigne nazi à David Zack qui recevait la visite de Monty Cantsin (originellement Cantor), en lui signifiant que cet insigne avait un rapport avec la violence et le fait que j’avais vu Cantor ici en Allemagne avec un uniforme nazi, et donc qu’il devait porter cet insigne à Mexico également.
Monty Cantsin : Ensuite, nous avons eu une longue discussion sur la façon dont chaque Monty Cantsin –qui représente quelque chose par rapport à l’extérieur– est ressenti par les gens et donc que, s’il y en a un qui se présente comme nazi, les autres seront également considérés comme nazis.
Monty Cantsin : Ce peut quelquefois être dangereux …
Monty Cantsin : C’est l’aspect négatif des choses, mais on peut également le voir sous un autre angle et alors (à Monty Cantsin : ) cela doit t’intéresser, puisque tu t’occupes d’anthropologie. Je donnerai un exemple : il y a un carnaval à Binche, en Belgique, et le moment que je préfère dans ce carnaval est celui où les gilles, qui ont tous le même costume, mettent leur masque. Alors, ils ne sont plus Paul, Pierre ou Jean, ils sont « Gilles de Binche » ; ils n’ont plus leur identité propre, mais ils appartiennent entièrement aux racines du carnaval, ils font partie de « l’homme sauvage » qui est la grande figure traditionnelle du carnaval européen.
Monty Cantsin : Oui, mais il n’y a pas de nom !
Monty Cantsin : Il n’est plus Paul, Pierre ou Jean ; il est Gilles. Je pense que l’idée de Monty Cantsin est peut-être la même.
Monty Cantsin : Mais les gilles portent tous le même masque, même si les personnes derrière le masque sont différentes …
Monty Cantsin : Dans le cas de Monty Cantsin, c’est la même chose : on n’est plus Metallic Avau, Guy Stuckens ou Graf Haufen, on est Monty Cantsin, et ainsi l’importance n’est plus mise par les gens sur le nom mais sur l’essence de l’art qu’on fait. C’est pour cela qu’il y a un changement de nom. En fait, il serait plus intéressant de dire que personne n’a fait cet art, parce qu’ainsi il n’y a que l’art. L’idée d’art est importante, pas celui qui l’a fait.
Monty Cantsin : C’est une opération magique ; on peut l’utiliser pour de bonnes choses et pour de mauvaises choses. Et il y a une tendance qui veut que si on offre la possibilité d’interchanger les identités et qu’on devient un groupe, les individus ne se sentent plus responsables d’eux-mêmes. S’ils font quelque chose qui n’est pas bien, ils peuvent dire : ce n’est pas mon problème, c’est tout le groupe. C’est l’aspect négatif. On peut prendre le même point de vue pour les choses positives.
Je pense que c’est la même chose pour Monty Cantsin. Cela dépend de ce qui se passe réellement. Si quelqu’un veut en faire un groupe destructeur, ça peut arriver …
Monty Cantsin : J’y pensais également.
Monty Cantsin : … Parce qu’en utilisant cette image, on peut imposer progressivement que, si on est Monty Cantsin, il faut faire ceci ou cela …
Monty Cantsin : … Ou mettre la responsabilité d’un fait sur le dos de quelqu’un. Si ce tueur qui assassine les vieilles dames à Paris signe un jour ses crimes du nom de Monty Cantsin, qu’est-ce qui va arriver ? Ce genre de choses est possible, même si c’est un cas extrême. (…)
Monty Cantsin : Monty Cantsin est une sorte d’individualisme collectif.
Monty Cantsin : Individualisme collectif !
Monty Cantsin : Chacun garde sa propre personnalité.
Monty Cantsin : Je ne pense pas qu’on puisse garder sa propre personnalité quand on utilise un nom que 150 ou 200 autres portent également. Bien sûr, le nom n’est pas important, c’est la personne qui est derrière (qui est importante).
Tu penses qu’on a une personnalité propre quand on sait qu’on a un nom que 150 autres personnes portent ? Moi, je ne sais pas.
Monty Cantsin : Cela dépend de ce qu’on fait.
Monty Cantsin : Bien sûr.
Monty Cantsin : L’individualité se trouve dans de qu’on fait. Il y a une perte d’identité si tous ces Monty Cantsin font des rituels, p.ex. s’ils mettent les mêmes vêtements (entièrement bleus, p.ex.) ou s’ils portent tous les cheveux courts (et pas longs) …
Monty Cantsin : (Il y a certaines couleurs imposées.)
Monty Cantsin : Oui, l’or, mais ce n’est qu’une couleur qui est déclarée être une couleur néoïste. On n’est pas obligé de s’habiller tout en or. On peut porter d’autres signes, qui seront acceptés ou qui ne le seront pas. C’est une partie du processus dans ce réseau néoïste.
Monty Cantsin : Est-ce que tu connais ce Zack qui a lancé cette idée ? Comment est-il ? Quel est son âge ? Quelle était son idée de départ ?
Monty Cantsin : Istvan Cantor et David Zack sont un même groupe. Istvan Cantor est venu d’Europe de l’Est et voulait devenir une sorte d’open pop star. À ce moment, il pensait déjà à des identités interchangeables. Pour moi, c’était très impressionnant de le voir dans cet uniforme nazi, lors d’une rencontre avec Peter Below.
Monty Cantsin : Quel âge a-t-il ?
Monty Cantsin : Peut-être 40 ou 50 ans …
David Zack et moi, nous nous écrivons souvent et je ne pense pas que ce soit quelqu’un qui songe à utiliser le mouvement à son profit – comme Cavellini essaie de le faire, p.ex..
Mais avec Cantor, j’ai quelques problèmes. Je voulais avoir une confrontation avec lui ; c’est pourquoi j’ai envoyé cet insigne nazi. Mais finalement, j’ai l’impression qu’il veut dire qu’il n’est pas responsable en ce qui concerne ce qu’il fait et ses idées. Chacun a sa propre responsabilité.
Monty Cantsin : Sais-tu pour quelle raison il a mis cet uniforme nazi ?
Monty Cantsin : La provocation.
Monty Cantsin : C’est ce qu’il a dit. C’était uniquement une idée de provocation. En Europe de l’Est, il ne pouvait le faire. Ici, il avait l’occasion et il l’a fait ! C’est très simple.
(…)
Il faut connaitre les effets, les répercussions de ce qu’on fait. Il en va de même pour Monty Cantsin. Si je jette quelque chose dans l’eau et que je sais que c’est un processus naturel, alors ce quelque chose va sombrer et faire quelques vagues, c’est OK ; mais si c’est du poison que je jette, parce que j’aime jeter du poison, alors il y a un problème. Et dans la société où nous vivons actuellement, où il y a ce contrôle des médias et où chaque individu est contrôlé par plusieurs ordinateurs, je pense que si on fait quelque chose sous le nom de Monty Cantsin, il faut toujours voir dans quelle direction ça va, car l’encadrement est tel que cela peut facilement aller dans la mauvaise direction. C’est pourquoi, je suis entré en contact avec beaucoup de Monty Cantsin et il y en avait peu qui étaient conscients de ce problème.