f. Evolution du système

Au départ, il y a l’appréciation de ce qui est fait en plus du travail normal[1], ce qui entraîne une valorisation (prime). Dans certaines organisations, l’appréciation se fait exclusivement sur des objectifs qui ne concernent pas les « tâches-clé ». Ailleurs (là où il est difficile de fixer de tels objectifs), il y a prise en compte des « tâches-clé » et même des objectifs sont fixés concernant ces tâches.

L’appréciation se base exclusivement sur les réalisations individuelles, mais, petit à petit, des notions comme la contribution au travail de l’équipe vont y être intégrées. Les notions de « performance » et de « mérite » vont prendre une place prédominante dans le langage patronal.

Dans le cadre de l’évolution de la notion de salaire vers « reward & benefits », l’appréciation va servir d’étalon pour l’introduction de la « récompense » comme élément de la rémunération.

Ensuite on va passer à l’engagement (écrit) de réaliser les objectifs qu’on s’est parfois fixé soi-même. Une sorte de deuxième contrat (de service), annuel, à côté du contrat de travail, signé à l’embauche.

Les différents systèmes d’appréciation, leurs évolutions d’une année à l’autre (pour corriger et tenter de contrer les problèmes qu’ils engendrent), vont se traduire par des documents de fixation d’objectifs et d’appréciation en constante mutation (voir annexe 5).

PRIME

Le calcul de la prime, liée à l’appréciation, va se faire en fonction d’un certain nombre de critères traduits dans des formules alambiquées. La prime de base va être modulée non seulement par la cote d’appréciation reçue (« B », « TB », …), mais également par le régime de travail (temps-plein, temps partiel), le coefficient de fonction (classification), un certain nombre de jours d’absence (grève, …), etc..

Si elle n’est pas déterminée en fonction d’une enveloppe budgétaire fermée, la prime de base peut se calculer p.ex. en fonction d’un pourcentage du salaire mensuel.

À ceci peuvent s’ajouter un certain nombre de critères collectifs, basés sur l’appréciation des activités du service ou de la division (« business line ») et/ou de l’entreprise dans son ensemble, avec les problèmes que cela peut engendrer, comme on le verra plus loin.

AUGMENTATION DE LA « PERFORMANCE »

Introduite après quelques années d’appréciation « normale », l’appréciation basée sur l’augmentation de la performance, par rapport à l’année précédente, a eu des effets pervers. Premiers visés : ceux qui travaillent toujours très bien et qui savent difficilement augmenter, puisqu’ils sont au maximum ; pour eux, une appréciation « B » ! Dans un tel système, une année sur deux, il faut travailler tout juste ce qui est nécessaire pour obtenir un « B », de façon à obtenir un « TB » l’année suivante, quand on travaille à fond …

Variante, aux résultats tout aussi désastreux : on ne récompense que ceux qui font « rentrer de l’argent » dans l’entreprise. Conséquences : dans le secteur commercial, on vend n’importe quoi aux clients, pour faire « du chiffre », mais on ne fait plus de travail administratif ni de boites d’archives (pourtant nécessaires pour le service après-vente). Par contre, dans les services administratifs (qui « fabriquent » ce que les commerciaux vont vendre, et qui assurent le suivi des différents produits), les services informatiques, les services de maintenance, … il n’y a pas grand-chose à attendre de l’appréciation, puisque ces services ne « rapportent pas d’argent » !

Ces approches de l’appréciation feront rapidement long feu …

TÂCHES CLÉS

Devant la tendance de certains de privilégier la réalisation d’objectifs en négligeant un peu les tâches clés (et aussi pour pallier à la difficulté de fixer des objectifs dans certains départements), la réalisation des tâches clés a été intégrée dans le système d’appréciation, avec fixation d’objectifs dans ce domaine.

ANNÉES 1980

Déjà l’attribution des « tranches de mérite » se faisait sur base d’un document tenant compte de la quantité et de la qualité du travail et de l’apport au travail du groupe.

Ce document deviendra plus précis, plus formel, lors de l’introduction d’un système d’appréciation basé sur des objectifs fixés en début d’année.

ANNÉES 1990

1992 : « Votre appréciation est calculée sur base de 4 facteurs : l’unité de prime, votre coefficient de fonction, votre cotation lors de l’appréciation et votre régime de travail (temps plein ou temps partiel) »[2]. L’unité de prime s’élevait à 10299 BEF pour l’année 1992.

1994 : La convention d’entreprise du 28/7/1994 prévoit « un dialogue régulier entre le membre du personnel et la hiérarchie et ce, au moins une fois par an. Ce dialogue comprend 3 éléments : fonctionnement (qualité et quantité des prestations – apport au sein du groupe), carrière (possibilités et attentes), formation (possibilités et attentes). »

La convention prévoit une simplification du système en vigueur : « pour les employés et ouvriers, l’appréciation se fera uniquement sur base des tâches-clés définies préalablement ; l’appréciation des cadres se fera sur base des tâches-clés et des objectifs ». Elle fixe aussi l’établissement d’un rapport intermédiaire si on craint que les prestations soient en-dessous des attentes.

Mais, début 1995, la direction donne des instructions[3] pour faire appliquer le système d’appréciation comme en 1993 ! Ce qui entraine une réaction syndicale qui demande que la direction respecte sa signature[4].

ANNÉES 2000

Le passage d’un système à un autre engendre souvent des retards dans la mise en application (fixation des critères, des objectifs, …). « Le système d’évaluation et les critères pour l’année 2000, ont été fixés, par la direction, début 2001. Ce qui revient à fixer les règles après le jeu ! »[5]. En l’absence d’objectifs, « comment peut-on juger sérieusement, avec des critères déterminés après-coup (en janvier 2001), de la réalisation d’objectifs qui n’ont pas été fixés au début 2000 ? »[6]. Dans de telles conditions, comment faire une appréciation correcte et sérieuse ?

2008 : Chaque mise en place d’un nouveau système ou adaptation du système précédent vise à corriger les erreurs et les problèmes du passé, sans nécessairement y arriver. De plus, de nouveaux problèmes apparaissent. La convention d’entreprise de 2007, sur le nouveau modèle salarial, introduit aussi une influence de l’appréciation sur l’évolution des barèmes. Côté syndical, on a tenu à y inscrire des garde-fous qui s’avèreront utiles dès la mise en place du nouveau modèle.

À partir de janvier 2008[7], malgré les 4 milliards de bénéfices du groupe Fortis, « les syndicats soupçonnent la direction d’avoir donné des consignes aux évaluateurs, de quoi limiter les bonnes notes, limiter aussi la masse salariale »[8] : « beaucoup de gens sont inquiets parce que ça ne se déroule pas comme ça devrait se dérouler et donc on a effectivement de plus en plus de collègues qui nous contactent en nous disant : tiens, c’est curieux, l’année passée on avait tous des bonnes évaluations et cette année-ci il y a vraiment une descente dans les cotations qui sont données »[9]. Côté syndical, on estime que « de 1200 à 1500 collègues ont été lourdement dupés dans cette affaire »[10], alors même que le budget global n’est pas épuisé.

Finalement, après des mois de négociations difficiles (et un contexte de crise des subprimes), la direction accepte d’adapter à la hausse l’impact financier du score individuel. Ceci en ayant déjà atténué, précédemment, l’influence du bénéfice net par action …

ÉVALUATION SUR BASE DES « VALEURS D’ENTREPRISE »

Dans les années 2000, dans plusieurs entreprises, e.a. du secteur Finances[11], on a vu fleurir des slogans censés représenter les valeurs de l’entreprise[12] et auxquelles les travailleurs étaient prier d’adhérer. Ces valeurs ont été intégrées dans les objectifs !

L’appréciation de tels objectifs a pu se révéler être une expérience de schizophrénie, spécialement pour les travailleurs accordant de l’attention au système d’appréciation. Comment, si on est d’un naturel pessimiste, pouvoir affirmer avoir agi en tant qu’ « Optimist by nature » ? Comment un travailleur, d’un naturel modeste ou qui a simplement à cœur de bien faire son travail, peut-il prétendre être « Driven by passion », sans mentir, alors qu’il aurait tendance à répondre « je n’ai fait que mon travail » ? Faut-il forcer les travailleurs à suivre une analyse de quelques années avant de répondre aux dilemmes posés par leur appréciation ? D’autant plus qu’il s’agit de faire croire des choses fausses à des managers qui agissent eux-mêmes comme des mercenaires …

ADN

Les Fortiomas et autres « valeurs » d’entreprise ayant sombrés, suite à la crise financière de 2008, d’autres slogans ont vu le jour. Ainsi, on a vu apparaitre « l’ADN » de l’entreprise … sans vraiment le définir[13] ! Évaluer dans quelle mesure le travailleur a cet ADN ou pas devient un nouveau chalenge …

En Belgique, chez BNP Paribas Fortis, on en parle en lien avec les appréciations : « Nos principes ADN d’écoute, de partenariat, d’information claire, d’accessibilité et d’engagement sont donc essentiels (…) »[14]. Concrètement, il est demandé à chaque membre du personnel concerné de choisir un principe et de le traduire en objectif individuel précis, de façon à obtenir un « objectif individuel lié à la satisfaction client »[15]

Un bref texte de 14 lignes, sur une des pages de l’Intranet, au rayon « Customer satisfaction », et dont la plupart des membres du personnel n’ont pas connaissance, définit pourtant l’ADN comme étant « la base de votre comportement et de votre façon de travailler ». Un texte qui, dans un langage de marketing, explique pourquoi « nous sommes les banquiers préférés de nos clients »[16] ; en substance : parce que les travailleurs font « tout ce qui est en leur pouvoir pour satisfaire les clients (…) » - ce qui devrait être le but de toute entreprise commerciale.

RÉMUNÉRER EN FONCTION DES PRESTATIONS

La brochure de la direction de Fortis Banque Belgique, présentant le nouveau modèle salarial (NMS)[17], en application à partir du 1/1/2008, titrait « Rémunérer en fonction des prestations ». Si la direction avait effectivement réussi à introduire une influence de l’appréciation sur la rémunération mensuelle, les syndicats avaient réussi à ce que cet élément prenne nettement moins de place que dans l’intention initiale de la direction.

Le formulaire d’appréciation comprendra dorénavant deux volet : l’un avec une influence sur le salaire fixe, l’autre sur le montant du salaire variable – sans qu’il soit nécessairement clair, pour les évalués, de savoir quel volet influence quoi et de quelle manière. La crainte syndicale a été que les cotations, dans le premier volet, soient moins élevées que dans le second, car ayant un impact récurent sur la masse salariale.

Nous n’entrons pas ici dans les détails d’un cadre salarial particulièrement compliqué[18], comme on pourra le voir par ailleurs (voir annexe 6). L’important est de comprendre que l’impact de l’appréciation est relativement limité, dans ce cadre-ci, pour la majorité du personnel. Mais, il peut en être tout à fait différemment pour d’autres catégories (statuts spéciaux[19], direction, …) et dans d’autres entreprises où le phénomène n’a pu ou a été moins bien encadré et canalisé syndicalement[20].

Il y a peu d’informations disponibles sur le statut financier des cadres de direction (population hors conventions d’entreprise), population particulièrement importante[21] dans une banque comme Fortis. Néanmoins, la haute direction avait environ la moitié de son salaire variable en fonction de la réalisation de leurs objectifs. La pilule fut particulièrement amère pour eux lors de la chute de Fortis en 2008 …

Remarque : contrairement à ce qui a été introduit dans d’autres entreprises (Dexia Banque, …) le système Fortis repose sur le principe de ce qui a été acquis ne peut être repris en cas de mauvaise appréciation ultérieure.

APPRÉCIATIONS BASÉES SUR DES ÉLÉMENTS SUR LESQUELS LES TRAVAILLEURS N’ONT PAS DE PRISE DIRECTE

Dans le cadre d’une modification du régime salarial, la direction a voulu ajouter de nouveaux éléments –plus collectifs- dans le volet « mérite » de la rémunération variable. À côté de l’appréciation individuelle, sur base d’objectifs individuels s’inscrivants, eux-mêmes, dans une optique plus globale (comme nous l’avons vu précédemment), la prime dite « de mérite »[22] se basait sur trois volets : « Business Line », département et individuel.

Il est évident que les travailleurs, même pris collectivement, n’ont que peu d’influence sur les deux premiers volets. De plus, c’est le flou le plus complet sur la manière (critères, etc.) dont ces objectifs sont fixés et, ensuite, évalués. De même, la situation économique et financière nationale et internationale (conjoncture, …) a une influence sur les résultats de la « Business Line » et des départements, alors qu’il est évident que les travailleurs n’ont pas d’influence sur cette situation.

On peut aussi fantasmer sur le fait que si les travailleurs travaillent très bien, cela va se ressentir au niveau des résultats de l’entreprise et donc avoir une répercussion sur le cours de l’action, et prendre le cours de l’action comme élément, parmi d’autres, de l’évaluation !

La politique salariale et son application sont, jusqu’à présent, matières à négociations. Mais, au sein de l’entreprise, les négociations concernant le modèle salarial sont souvent couplées à d’autres problématiques, comme le maintien de l’emploi. Les organisations syndicales ne sont pas nécessairement en position de force pour refuser une plus grande « flexibilité » salariale, quand elles ne sont pas en face d’un véritable chantage patronal[23]

À ceci s’ajoute que les différentes familles syndicales n’ont pas forcément la même politique en matière de rémunération … [24] D’où des compromis qui ressemblent parfois à des compromissions …

AUTO-ÉVALUATION

Ces dernières années, il a souvent été demandé aux travailleurs de proposer des objectifs. Ceux-ci doivent, évidemment, être « ambitieux », tout en ne sachant pas s’il va être possible de les réaliser (p.ex. à cause d’un événement inattendu). Parfois, les travailleurs se mettent dans un carcan impossible. Cela peut se révéler un véritable piège.

L’auto attribution des objectifs va de pair avec le passage d’un style indirect (« remplir telle tâche ») à un engagement direct et personnel (« je remplis telle tâche »).

Lors de l’appréciation de ces objectifs, les travailleurs se trouvent devant un dilemme : faut-il être honnête ou se vanter ? Comme pour les appréciations par rapport à des valeurs d’entreprise, on demande au travailleur de renier ses convictions profondes.

Un travailleur qui a été formé, par ses parents et ses professeurs, selon le principe qu’on ne fait jamais assez bien et qu’on peut toujours faire mieux, peut-il faire l’impasse sur une ou des dizaines d’années de formation de sa personnalité ? D’autres, en revanche, vont avoir tendance à bien mettre en valeur ce qu’ils ont fait et que les autres collègues n’ont pas fait ou pas su faire.

Mais, en fin de compte, c’est l’évaluateur qui a le dernier mot …

« L’hypothèse selon laquelle l’évaluation reporterait finalement sur les salariés la charge de se débrouiller comme ils peuvent pour obtenir la performance fixée semble, à première vue, contradictoire avec la surveillance, individuelle comme collective, dont ils font l’objet. Peuvent-ils être simultanément réduits à suivre mécaniquement des procédures et sommés de faire en sorte que l’objectif substantiel soit atteint ? Cette tension entre une organisation procédurale du travail, conçue pour discipliner les travailleurs, et une finalité substantielle que le dispositif d’évaluation assigne et même contraint d’obtenir, est une caractéristique commune à de nombreuses configurations. Elle appartient sans doute à l’ensemble des modalités de la mise au travail « néolibéral »a ou au désir de servitudeb qui l’accompagne. »[25]

APPRÉCIATIONS DANS LES SERVICES PUBLICS

Les appréciations du personnel du secteur public ne sont pas neuves, en tout cas pour une série d’entreprises publiques, comme la CGER dont nous avons déjà parlé. Pour les ministères et autres administrations publiques, c’est plus récents. Mais, on doit constater que les méthodes managériales du privé ont aussi été appliquées dans le secteur public[26] et, dans ce cadre, l’évaluation du personnel est considéré comme indispensable par beaucoup, comme indiqué plus haut. Les résultats ne sont pas au rendez-vous des espoirs ; ils sont parfois tout simplement désastreux. Certains n’hésitent pas à parler de « l’évaluation, arme de destruction »[27], à propos des effets de l’utilisation du benchmarking dans les services publics en France, afin d’arriver à « évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer », comme le souhaite le patronat privé du MEDEF[28] pour le secteur public !

Quelques études ont été publiées, comme celle de David Sleijpen consacrée à la mise en œuvre d’un système d’appréciation et ses impacts au SPF[29]-[30]. Dans son analyse de la « Rémunération à la performance, effets pervers et désordre dans les services publics »[31], Maya Bacache-Beauvallet cite, à ce propos, un rapport de l’OCDE qui « répertorie des incitations monétaires désincitatives et appelle à un arrêt des réformes en matière d’évaluation de la performance dans les services publics. En effet, ce rapport suggère que l’introduction des indicateurs s’est soldée par des rémunérations variables d’en moyenne 12% du salaire fixe dans les services publics dans les pays de l’OCDE et que cette variabilité a en réalité démotivé les salariés. Les auteurs du rapport indiquent qu’au contraire les gestions de carrières, les mobilités ou les discussions d’élaboration des objectifs sont sources d’amélioration de la qualité des services. Les rémunérations différées qui prennent la forme d’une évolution de carrière ou d’une promotion sont en effet un puissant élément de motivation. ».

Dans une autre perspective, on peut aussi lier le nombre de morts, tués par la police dans de banales opérations de contrôle, aux États-Unis, à l’introduction d’une politique, mal conçue, de « tolérance zéro », couplée à des objectifs élevés de contrôle et de verbalisation[32].

ÉVOLUTIONS RÉCENTES

Le souci des entreprises est de trouver les nouveaux « talents » dont elles ont besoin aujourd’hui (et surtout demain), alors qu’elles gèrent des travailleurs qui ont entre 18 et 65 ans. Des travailleurs qui ont des expériences, des connaissances et des aspirations différentes. Les anciens n’ont pas besoin qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire, mais ils éprouvent parfois[33] des difficultés à suivre les changements incessants qui caractérisent les entreprises d’aujourd’hui. Ceux qui ont intégré le monde du travail entre 1985 et l’an 2000 apprécient plus de feedback. Ceux qui sont entrés dans les entreprises depuis semblent plus axés sur le travail d’équipe et les plus nouveaux sur les changements technologiques, dans un environnement qui peut être plus informel.

Dans de telles circonstances, un système d’appréciation garde-t-il un intérêt ? Alors même que les consultants en gestion de personnel et autres chercheurs remettent en question l’efficacité des appréciations[34] et que les entreprises mettent en balance la lourdeur des systèmes qu’elles ont mis en place et le résultat obtenu en matière de motivation du personnel. « Chaque entreprise doit elle-même trouver ce qui fonctionne au sein de sa culture et de son personnel » déclare Frédérique Bruggeman[35].

Ces dernières années, dans une série d’organisations, on a vu une évolution vers une simplification, une diminution de l’importance de l’appréciation. Ainsi, chez BNP Paribas Fortis, en 2017, dans la foulée de la réforme du modèle salarial de 2007, on est passé à une prime standard à laquelle peut s’ajouter une prime spéciale pour les particulièrement méritants (on retrouve le principe des enveloppes … !). Mais on sort d’une logique de « salaire au mérite » pour aller, de plus en plus, vers une politique salariale favorisant les « jeunes talents ». C’était déjà le cas en 2007, ce l’est encore plus en 2017 : « On va redistribuer les salaires vers les jeunes. » Comment ? « Vous cassez une mécanique d’augmentation automatique pour aller vers des augmentations basées sur l’expérience, les compétences, le résultat »[36].

ÉVALUATION DE L’ÉVALUATION

Les travailleurs attendent une reconnaissance de leur travail, de leurs efforts, tant au niveau qualité que quantité. Paradoxalement, s’ils ne sont pas satisfait des différents systèmes d’appréciation qui leur sont imposés, c’est peut-être parce qu’ils en attendent de trop. Mais, ces systèmes ne sont pas conçus pour répondre à ces attentes.

Le 11/5/1988, la direction du siège de Bruxelles[37] de la Générale de Banque lançait une enquête, auprès de tous les travailleurs du siège, concernant la perception de l’entretien d’évaluation. À côté d’une douzaines de questions à choix multiples, le questionnaire permettait aussi l’ajout de remarques ou suggestions éventuelles.

L’analyse, par la direction, des 30% de réponses reçues mérite l’attention : « La durée de l’entretien est généralement suffisante (…). Peu de personnes disent ne pas avoir eu l’occasion d’exprimer leur point de vue au cours de l’entretien »[38]. Par contre, certaines personnes « n’ont pas eu l’impression de redémarrer une nouvelle année, motivés et enthousiastes ». Dans pas mal de cas, l’appréciation n’était pas conforme à ce que l’apprécié avait prévu. « Près d’un quart de ceux qui nous ont répondu est sorti de l’entretien déçu et découragé, un autre quart en est sorti sans impression particulière –ce qui est aussi dommage et contraire à l’objectif que nous poursuivons par l’évaluation annuelle du personnel. Plus de la moitié, par contre, en a retiré des éléments positifs (…). ».

La direction résume aussi les commentaires, exprimés par plus de la moitié des répondants : « Les commentaires positifs, les moins nombreux il est vrai, mettent en évidence les chefs appréciateurs capables d’avoir avec l’apprécié, un dialogue, une discussion ouverte, franche, constructive, au cours de laquelle on prend en compte le point de vue de l’autre. ». Les commentaires négatifs des répondants recoupent les problèmes transmis par les syndicats à la direction, « comme, par exemple, la non implication du chef direct, une uniformité de cotation proclamée pour toute l’entité, l’entretien postérieur au paiement de la prime, pas de fixation d’objectifs, l’absence de réponses aux questions posées ou aux préoccupations exprimées. »

Ceci confirme l’importance que peut avoir une appréciation correctement faite et aussi la persistance des points négatifs. La direction promet, évidemment, de tenir compte des remarques pour améliorer les choses dans le futur, tout en présentant les problèmes comme étant la conséquence d’ «une année de rodage … ». L’avenir nous a montré que les mêmes remarques (positives et négatives) se sont répétées d’année en année, jusqu’à aujourd’hui.

En 1991, la direction note à nouveau : « Le système d’appréciation actuel a été critiqué, surtout parce qu’il était trop compliqué et manquait de transparence. Sur base des résultats d’une enquête, il a été décidé de le simplifier et de tenir compte de certaines propositions concrètes d’amélioration émanant du personnel. »[39].

Chez Beobank[40], l’enquête sur l’appréciation 2014 révèle que seul 12% du personnel d’agences estime que l’appréciation annuelle s’est déroulée de façon correcte, contre 53% qui estime le contraire et 31% de neutre, alors même que le nombre de travailleurs ne répondant pas aux attentes a été divisé par deux. Plus de la moitié de l’ensemble du personnel correspond aux attentes, alors que 40% (en 2012) et 45% (en 2013) est « TB » ou « Excellent ».

« Certains GRH reconnaissent les limites de ces systèmes, que d’instruments de motivation, ils se transforment en instruments de démotivation lorsqu’ils ne sont pas mis en place avec toutes les garanties d’objectivité nécessaires »[41], ou lorsque le personnel ou une partie du personnel a le sentiment que ces garanties sont insuffisantes. « Les systèmes existants tiennent trop peu compte du fait que les évaluateurs veulent faire passer un message ciblé via leur évaluation »[42]

« Les évaluations et entretiens de fonctionnement chiffrés sont souvent mortels pour la satisfaction professionnelle, la motivation, la loyauté et l’identification à l’entreprise »[43] n’hésite pas à écrire Paul Verhaeghe (Urgent).

Des articles de presse, des publications interrogent la pertinence de maintenir des systèmes d’appréciation. On y reconnait les problèmes que nous avons évoqués plus haut. Cela devient même un sujet de séminaire pour les firmes de consultance en gestion du personnel.

« La stimulation positive, qui résulte de la rémunération des prestations, est plus petite et dure moins longtemps que les effets négatifs »[44].

« Les évaluations telles qu’on les mène aujourd’hui dans les organisations génèreraient un très faible ‘retour sur investissement’ (quand il existe), voire seraient contre-productives. Elles sont lourdes, complexes, parfois sophistiquées à l’extrême, coûteuses en temps et en énergie, et sont perçues plutôt négativement par les collaborateurs et les managers. Pire : la science ne parvient pas à démontrer qu’elles contribuent vraiment à améliorer les performances. Et ce serait même le contraire, selon certaines études. D’autres recherches encore concluent à des pratiques d’évaluation individualisée des performances qui se révèleraient porteuses de graves effets sur la santé physique et mentale des travailleurs …C’est donc peu dire que le concept même de ‘performance management’ se trouve aujourd’hui mis sur la sellette. Or, il est largement répandu et fonde bon nombre de pratiques RH, à commencer par les politiques de rémunération. »[45].

Toute une littérature a vu le jour, à destination des milieux « HR », analysant le pourquoi et le comment, proposant des pistes de réforme ou préconisant l’abandon des systèmes d’appréciation actuels et recherchant des alternatives pour leur remplacement. La finalité de ces études et recherche est, néanmoins, toujours la même : trouver comment motiver le personnel et le mobiliser pour atteindre les objectifs de l’entreprise ?

MOBILISATION DES TRAVAILLEURS : C’EST RATÉ !

Depuis une dizaine d’années, des enquêtes tendent à prouver que l’appréciation n’est pas le problème, mais bien l’extrême démotivation du personnel : « seul un Belge sur dix est motivé au travail »[46]. Alain Goudsmet[47], qui est aussi coach sportif, remarque que la performance « repose sur trois piliers : la compétence des collaborateurs, leurs conditions de travail et, précisément, leur motivations »[48]. Il voit deux raisons à la démotivation : « l’absence de clarté quant aux objectifs et la faiblesse du lien entre ces objectifs et leur déclinaison pour chaque collaborateur »[49].

Dès les années 1990, certains n’hésitaient pas à se demander si l’appréciation des performances n’était pas une maladie mortelle. W. Edwards Deming, p.ex., arguait que « l’évaluation des performances nourri la peur, encourage la réflexion à court terme, étouffe le travail d’équipe, et n’est pas meilleur qu’une loterie »[50].

Mais surtout : loin de mobiliser les travailleurs, de les pousser à donner un maximum d’eux-mêmes, l’appréciation passe souvent au second plan de leurs préoccupations, derrière la sécurité[51], les conditions de travail, la précarité et les menaces en matière de statut et de rémunération. Ce n’est pas l’appréciation qui va leur permettre de « survivre » aux mauvaises conditions de travail. Certains n’hésiteront pas à choisir une vie de travail plus calme, même si cela les éloigne des promesses de belles primes.

L’appréciation et les avantages financiers qui en découlent, n’apparaissent que rarement dans l’énoncé, par les travailleurs, de ce qui les motive, loin derrière la reconnaissance (y compris le salaire), l’ambiance du groupe et l’intérêt du travail. De même, la sécurité d’emploi, l’autonomie dans la réalisation des tâches, la possibilité de travailler dans des conditions « normales » (pénibilité), ou des facteurs extérieurs (proximité du lieu de travail et facilité des déplacements maison-travail) sont souvent préférés aux aspects financiers.

[1] Toujours cette idée qu’on est capable de travailler à « plus de 100% » pendant de longues périodes …

[2] G-Information, 16/11/1992.

[3] Un grand classique, hérité de la direction de la Générale de Banque : faire appliquer autre chose que ce qu’on vient de signer et obliger les syndicats à se battre pour faire appliquer, par la direction, les règles qu’elle a elle-même promulgué !

[4] Flash-SETCa, 30/3/1995.

[5] Notes personnelles, 2001.

[6] Idem.

[7] Alors qu’on entre dans la période de préparation des élections sociales du 7/5/2008.

[8] Nathalie Maleux, RTBF La Une, JT de 19 h 30, 7/3/2008.

[9] Guy Stuckens (interview), RTBF La Une, JT de 19 h 30, 7/3/2008.

[10] Tract « Appréciations et rémunération variable du personnel », SETCa-BBTK-LBC-CNE, mai (?) 2008.

[11] Fortiomas, Axagrammes, petit livre bleu Dexia, …

[12] On a souvent fait le rapprochement entre l’utilisation de ces slogans et les pratiques de sectes. La direction du groupe Fortis s’en est toujours défendue, mettant en avant qu’il s’agissait plus d’une sorte de boite à outils ou les travailleurs étaient invités à choisir les slogans qui les inspiraient, dans le but de mieux travailler.

« Fortiomas : boite à outils ou nouvelle religion » in Direct, publication SETCa/BBTK Fortis Banque à Bruxelles et aux Entités centrales (printemps 2008).

[13] Comment la direction peut-elle alors affirmer aux travailleurs que cet ADN « est la base de votre comportement et de votre façon de travailler » ?

[14] Département Communications E2E Operations, mail du 6/3/2013 au personnel de ce département.

[15] C’est le titre du mail ci-dessus.

[16] Ce que des sondages démentent !

[17] Mieux connu sous son nom anglais : New Reward Model (NRM).

[18] Le grand mérite de ce modèle salarial était d’enfin -10 ans après la fusion Fortis- créer un cadre salarial commun à tous les travailleurs de l’entreprise, travailleurs provenant d’une dizaine d’entreprises différentes, ayant chacune ses systèmes et ses pratiques, et aussi de pouvoir intégrer les travailleurs d’entreprises qui seraient reprises par le groupe par la suite (comme ce fut le cas pour la branche belge de BNP Paribas, après 2008).

Par contre, les brochures explicatives de la direction, devant tenir compte des cas particuliers, étaient particulièrement peu compréhensibles pour les non-spécialistes. D’où un recours, d’une partie de la hiérarchie, aux brochures syndicales, plus pédagogiques …

[19] P.ex. : traders, certains informaticiens, … Ceux qui ont accepté le statut proposé par la direction ont obtenu des rémunérations globales plus importantes … tant que tout va bien !

[20] Les montants de salaire variable peuvent parfois être importants.

[21] En 2014, la population des cadres de directions étaient plus importante que celle des employés ; les cadres moyens étant plus nombreux que les employés + cadres de direction. À noter qu’il s’agit majoritairement de cadres non hiérarchiques.

[22] Aussi appelée « partie variable du salaire », pour ne pas la confondre avec les bonus –parfois plantureux– encaissés par certains (traders, direction, …).

[23] P.ex. : « Si vous n’acceptez pas une modification du modèle salarial, selon notre demande, nous serons obligés de licencier X centaines de travailleurs … »

[24] Entre ceux qui pensent qu’il faut garantir un maximum de salaire fixe et même fixer au maximum la partie variable du salaire et ceux qui, au contraire, voudraient « mieux récompenser » les plus « méritants ». À une certaine époque, on a même connu des « délégués syndicaux » qui réclamaient le paiement d’une partie de la rémunération sous forme d’attribution gratuite d’actions de l’entreprise !

[25] Garcia Sandrine et Montagne Sabine « Pour une sociologie critique des dispositifs d'évaluation », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 189, no. 4, 2011, pp. 4-15.

Références dans la citation :

a) Thomas Coutrot, L’Entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ?, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/économie », 1998.

b) Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.

[26] Dans le cadre d’ « une politique de ‘modernisation’ dont d’autres sont déjà revenus », comme l’écrit M.Bacache-Beauvallet.

[27] Bruno Isabelle et Didier Emmanuel [auteurs de « Benchmarking, l’État sous pression statistique », La Découverte, Paris, 2013] : « L’évaluation, arme de destruction » in Le Monde diplomatique, mai 2013 – l’article place aussi cette problématique dans une optique plus large (Europe, Monde).

[28] Mouvement des Entreprises de France

[29] SPF = Service Public Fédéral

[30] Sleijpen David, « Des cercles de développement aux cycles d’évaluation au SPF : la mise en œuvre de l'évaluation et ses impacts. Analyse de la cohérence de l’action et des objectifs utilisés pour l'évaluation des fonctionnaires. Des tensions éthiques indépassables pour le middle management à la fois évaluateur et évalué ? », sous la direction de Benoît Bernard, ULB, Faculté des sciences sociales et politiques.

[31] Bacache-Beauvallet Maya, « Rémunération à la performance, effets pervers et désordre dans les services publics » in Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/4 (n° 189), p. 58-71.

[32] Certaines municipalités tirent une part importante de leurs revenus des amendes. Ceci provoque une explosion de lourdes amendes, ce que ne peuvent payer les plus pauvres et fait que ceux-ci tentent de s’échapper lors d’un contrôle ou d’une interpellation, avec comme réaction des policiers que ceux-ci n’hésitent pas à faire usage de leurs armes à l’encontre de ceux qui commettent un délit de fuite …

[33] Il s’agit souvent d’une réticence à passer de systèmes et de procédures qui fonctionnent bien à de nouvelles façons de travailler plus difficiles, ou qui ne permettent plus de produire la même qualité … Leur expérience et leur dévouement à l’entreprise jouent en défaveur de ces travailleurs.

[34] Ainsi, Tom Coens et Mary Jenkins (voir bibliographie).

[35] Managing director chez Robert Half Belux (agence de recrutement), citée dans « Les générations X, Y et Z ne veulent plus d’évaluation annuelle » in Start, guide carrière du journal Metro (Belgique), 16/1/2017.

[36] Max Jadot, CEO de BNP Paribas Fortis, in L’Écho, 15/3/2017.

[37] À l’époque, la plus importante entité de la banque. 3918 questionnaires envoyés.

[38] Siège de Bruxelles, « Note à tous les membres du personnel », n.d. (1988). Les citations suivantes : idem.

[39] G-Information Express, 7/11/1991.

[40] Banque belge qui a pris la succession de la succursale belge de Citibank.

[41] « FGTB : évaluer les fonctions, oui – l’individu, non ! », basé sur une interview de Gitta Vanpeborgh (service entreprises de la FGTB), (sans réf.), 2005 ?

[42] Lieven Filip, Human resource management : back to basics, 1ère édition en 2006 – (trad. libre du néerlandais).

[43] Verhaeghe Paul, Identiteit, De Bezige Bei, 2012 – (trad. libre du néerlandais).

[44] Vermeren Patrick, De HR-ballon, 10 populaire praktijken doorprikt, Academia Press, 2008 – (trad. Libre du néerlandais).

[45] HR Square « Entretiens annuels d’évaluation: stop ou encore ? », invitation à un séminaire devant se tenir à Bruxelles, le 30/11/2017.

[46] July Benoit, « Des salariés démotivés, un potentiel inexploité » in Références, semaine 48/2007 – citant une enquête du cabinet Towers Perrin.

[47] Directeur de Mentally Fit Institute et coach de l’équipe féminine belge de hockey.

[48] Idem.

[49] Idem.

[50] Aluri Rao & Reichel Mary, « Performance evaluation : a deadly disease ? », in The Journal of Academic Libertarianship, n° juillet 1994 – (trad. libre de l’anglais).

[51] Sécurité d’emploi, mais aussi la possibilité de faire son travail en toute sécurité et dans les règles de l’art.