DE DADA A FLUXUS
LES ANTÉCÉDENTS
Le mail-art, d’un point de vue historique, est un fait inévitable.
Il est l’enfant (naturel !) des courants artistiques modernes (dadaïsme, surréalisme, Fluxus, etc.) et de l’évolution des techniques de communication (poste … mais aussi téléphone, vidéo, radio, etc.) et de la rapidité d’intervention (vitesse commerciale) de celles-ci.
Déjà, Vincent Van Gogh entretenait avec son frère une correspondance remplie de croquis (explicatifs de ses tableaux) [10], mais il ne s’agit pas ici, à proprement parler, de mail-art.
Les dadaïstes, et, à leur suite, les surréalistes, transforment des images, des dessins, etc. pour –au moyen de collages ou d’ajouts– en créer d’autres [11]. Des cartes postales genre « souvenir de … » sont transformées en poème visuel et envoyées par la poste. Mais c’est plus le contenu métaphysique que le signifié qui importe dans ces travaux [12].
Il convient de faire ressortir certains aspects mis en avant par divers mouvements artistiques qui ont secoué le 20ème siècle et qui ont particulièrement influencé le mail-art.
Ainsi, avant même les dadaïstes, les futuristes [13] italiens inventaient les performances – ce qui est peu connu, puisque généralement on insiste sur leurs manifestes et leurs peintures. Il est vrai que leur production théorique est peu importante. En fait, ils introduisent l’idée que la réflexion sur l’art –plus exactement sur le fait artistique– est plus importante que l’arte factum.
Pour l’avant-garde russe [14] –le futurisme russe– l’art est libre et la vie est paralysée.
Ces deux mouvements mêlent allégrement divers genres artistiques jusqu’alors scrupuleusement distingués : musique, théâtre, performance, poésie, peinture et sculpture (via décors et costumes de spectacles, et peintures corporelles [15]), cinéma, … voire le cirque.
L’art n’est plus une manifestation possible de l’activité humaine, il est la vie et, de ce fait, présent dans la vie de tous les jours [16].
L’influence du Bauhaus est peut-être moins directement marquée, bien que les théories d’Oskar Schlemmer et les « ballets mécaniques » aient dû marquer certains performers actuels.
Nous retiendrons deux autres exemples : l’interprétation de l’ « Ursonate » de Kurt Schwitters, lors d’une soirée réunissant des mail-artistes est-allemands, et le projet d’une architecture et d’un mobilier pour Monty Cantsin [17], dont les prémices rappellent les travaux de Georg Muche …
De même, Kurt Schwitters et les constructivistes russes, dès 1916, ont employé des tampons en caoutchouc artistiques [B1].
DADA ET LA LEÇON DE DUCHAMP
L’idée de l’art et l’idée de la vie s’entremêleront encore plus chez Dada. Nous analysons, dans un autre chapitre, l’influence primordiale de ce mouvement sur le mail-art. Néanmoins, on notera ici que l’idée, mise en avant par Duchamp et les dadaïstes, est encore bien vivante parmi les mail-artistes, comme en témoignent les « Dada Research Center », « Festival Inter Dada » [18] et autres appellations ou mentions.
Les références à Dada sont courantes dans le mail-art. Son côté nihiliste en a séduit beaucoup. Et on ne compte plus les « Dada Research Center » et autres …
Marcel Duchamp, quant à lui, introduit explicitement, dans les mouvements artistiques de la première moitié du siècle, la notion de « se libérer de toute forme de programme » [19]. Parlant de ses travaux, il déclare « Mes recherches avaient pour but de trouver une manière de m’exprimer sans être peintre, sans être écrivain, sans assumer une de ces étiquettes tout en réalisant quelque chose qui serait une expression de mon moi intérieur : les idées et leurs représentations visuelles, toutes deux mélangées, m’attiraient comme technique. Je voulais retourner à un dessin totalement sec, à une conception aride de l’Art. » [19]. On peut considérer que « Marcel Duchamp est le premier artiste qui a conceptualisé la communication à but esthétique, dans son travail ‘Le grand verre’ » [20] où il développe un système compliqué de langage, au moyen de documents, de dessins et d’objets [B1].
« La résurgence de Dada, dans les années 70, s’est faite comme un feu de brousse à partir de l’événement important qu’a été le Pop Art. Peu d’artistes étaient dadaïstes 24 heures sur 24. La plupart des artistes, des performers et des écrivains travaillaient dans d’autres médiums, du surréalisme au réalisme, et viraient occasionnellement à Dada. Le Festival Inter-Dada 80, qui s’est tenu à Ukiah, San Francisco et Los Angeles, a convaincu chacun de l’urgence de constituer un front uni. » [21].
Des photos provenant de la documentation des events [22] du festival de 1980 et de ceux qui ont mené jusqu’au Dada actuel, ont été montrées à la 20 x 20 Gallery (San Francisco) pendant l’Inter-Dada Festival de 1984. Lors du vernissage, G.A. Cavellini et JUrgen Olbrich (DE) ont fait des performances qui ont été suivies d’un « Hugo’s Ball, a Dada dance » [21]. À propos de ce festival, Pat Fish écrivait : « Aussi longtemps qu’il y aura une résurgence moderne de l’esprit Dada, nous serons cet esprit » [23].
MÉLANGE CONCEPTUEL/NON CONCEPTUEL
Il n’y a pas de différence entre art conceptuel et art non conceptuel [24]. Il y a l’art, c’est tout !
Encore faut-il définir ce qu’on entend par « art » … Depuis les dadaïstes, on a glissé irrévocablement de la notion de quelque chose qu’on fait (arte factum) à la mise en avant de l’idée artistique. « L’art est une idée et un acte mental » (M. Duchamp). Cela ne veut pas dire que les artistes ne s’expriment plus avec des moyens ou des matériaux classiques (peinture, etc.), mais bien qu’ils considèrent ceux-ci pour ce qu’ils sont : des matériaux, des moyens, qui permettent (avec plus ou moins de bonheur) d’exprimer une idée, une émotion.
Le mail-art ne se définit pas comme conceptuel ou non conceptuel. Souvent les artistes qui font du mail-art font à la fois des travaux dits « conceptuels » et d’autres « non conceptuels ». Tout au plus –et c’est une idée importante– le mail-art, dans sa globalité, peut-il être considéré comme une œuvre conceptuelle. Il s’agirait alors de la plus formidable œuvre d’art jamais réalisée, jamais terminée, en évolution constante, et à la réalisation de laquelle des milliers d’artistes du monde entier ont participé et participent encore ; œuvre d’art englobant tous les courants artistiques et toutes les techniques (figuratif, non-figuratif, peinture, musique, téléphone, radio, etc.) ! Dans cette mesure, le mail-art mérite le titre de « mouvement artistique le plus important de ces 20 dernières années » …
À titre d’image, on pourrait dire que le mail-art envoie l’urinoir de Duchamp par la poste, c’est-à-dire qu’il superpose aux significations de l’urinoir toutes les significations du mail-art. Il y a donc subversion de la subversion même !
L’ART DE FAIRE DE L’ART AVEC TOUT
Le mail-art est, par les matériaux employés à sa réalisation, l’art des récupérations : tout sert à faire de l’art. On verra plus loin [25] que c’est la suite logique de ce qui précède dans l’art contemporain (Dada, …) ou de ce qui l’engendre (Fluxus, …).
Duchamp signale que déjà les cubistes « se préoccupaient toujours non pas de vous raconter une histoire mais d’offrir à votre rétine quelque chose à considérer et à apprécier en tant qu’Art ». Et il appelle cela art rétinien, « parce qu’il concerne seulement ce que reçoit la rétine : la couleur et les formes presque sans anecdote. » [19].
FLUXUS
Une partie importante de ce chapitre doit être consacrée à Fluxus [26], qui est sans doute le phénomène (faut-il parler de mouvement ?) qui a influencé le plus le mail-art et qui influence encore de nombreux mail-artistes aujourd’hui.
Fluxus est important, car il introduit les notions de « low art », d’« anti-art », le fait que tout le monde peut devenir artiste et que, finalement, tout est art ! « Si tout est art, à quoi servent les musées » écrira Ben Vautier [27].
Fluxus a, dès le départ, le désir « d’associer aussi étroitement que possible œuvre et expérience, produit et processus [28]. L’art est envisagé comme levier de subversion sociale. L’art sert de révélateur de l’activité humaine. Il s’agit de « créer un événement de toutes pièces, célébrer le quotidien, théâtraliser l’éphémère, etc. » [28]. Fluxus est « une façon de faire les choses » [29]. L’être humain et toute son activité sont art. Joseph Beuys exprimait cela par les mots « l’homme est une sculpture et l’activité humaine, aussi minime soit-elle, est une œuvre d’art » [30].
Fluxus, comme ses prédécesseurs, mêle musique, théâtre, performance, installations. Dans son « Fluxus-diagram » [31] (1966), Georges Maciunas [32] indique comme influences de Fluxus : le théâtre baroque, Wagner, l’expressionnisme et l’action painting, le collage, le junk-art et le concrétisme, le ballet, le théâtre futuriste, le bruitisme et la simultanéïté, Dada, les gags et le collage, M. Duchamp et le ready-made, le style Haïku, les événements naturels (« natural events » : non-art et « borderline art » = art limite), le « jokes art » (Ch. Chaplin, Spike Jones), le design et la production industrielle, les jeux et les puzzles.
Bien que Robert Watts affirme que « le plus important dans Fluxus est que personne ne sait ce que c’est », Dick Higgins précise que « Fluxus n’est pas un mouvement, un moment de l’histoire, une organisation ; Fluxus est une idée, une sorte de travaux, une tendance, un style de vie [33], une série changeante de gens qui font des travaux Fluxus [34] ». Ainsi, il y aura un Fluxshop (359, Canal street à New York), des Fluxdivorces, Fluxmariages, Fluxcabarets, Fluxbanquets, etc..
Le nom Fluxus, « que (G. Maciunas) a employé en 1961 pour une de ses revues, fut employé ensuite pour des festivals et autres activités, comme pour le groupe que Maciunas a organisé » [35]. Pour Maciunas, « les buts de Fluxus sont sociaux (pas esthétiques). Ils sont (d’un point de vue idéologique) en relation avec ceux des groupes LEF en 1929 en Union soviétique et travaillent à l’élimination des beaux-arts (musique, théâtre, prose, peinture, sculpture, etc., etc.) » [35]. Il ajoute « Fluxus est Antiprofessionnel (contre l’art et les artistes professionnels, qui gagnent leur vie au moyen de l’art ou qui ont pour but de dédier leur vie à l’art). Deuxièmement, Fluxus est opposé à l’art comme médium ou comme véhicule de l’égo de l’artiste (…). Par-là, Fluxus tend à l’esprit collectif, à l’anonymat et à l’anti-individualisme ainsi qu’à l’anti-européanisme (…) » [35].
Ainsi, l’Art et le « Fluxus art amusement » n’ont rien en commun. Les membres de Fluxus lanceront un certain nombre de choses qui seront reprises par la suite par les mail-artistes, telles la manie de détourner un objet ou une idée de sa destination première [36], la « destroyed music » et la « broken music » [37], certaines idées de performances, etc..
Certains membres de Fluxus, comme Dick Higgins ou Ben Vautier et (jusqu’à sa mort) Maciunas, continuent dans le mail-art. Mais, ce qui est sans doute le plus important, c’est de constater l’influence de Fluxus sur le mail-art.
Fluxus apparait dans de nombreuses appellations mail-art, sur des cachets, etc.. Si dans certains pays, comme la Belgique, Fluxus est peu connu et a donc peu d’influence sur les activités mail-art qui s’y déroulent, ailleurs, chez les mail-artistes de R.F.A. p.ex., les livres sur Fluxus constituent la Bible qui est le point de départ de leur création et de leur réflexion.
À titre d’exemple, signalons qu’en juin 1985, au « 9th Neoist Festival » qui s’est déroulé à Ponte-Nossa (IT), les mail-artistes berlinois Graf Haufen et Hapunkt Fix ont reconstitué un Fluxevent que Thomas Schmit avait réalisé à Amsterdam, en 1963 [38] : verser de l’eau d’une bouteille dans une autre et puis de celle-ci dans une troisième, etc.. En 1985, ce sont les habitants de Ponte-Nossa qui ont participé, avec beaucoup d’enthousiasme, à cette performance (c’était chaque fois une autre personne qui versait l’eau d’une bouteille dans l’autre). Hapunkt Fix, qui a également fait un travail sonore d’après un texte de Kurt Schwitters, reconnait que « Fluxus est le mouvement qui (l’)a le plus influencé : faire quelque chose, n’importe quoi, et l’appeler art ! » [39].
Une autre influence de Fluxus, peut-être moins perceptible immédiatement, est cette importance accordée à la moindre manifestation de l’activité artistique et, par-là, à l’essence même de l’art. Cela se ressent, p.ex., chez les mail-artistes berlinois qui se réclament de Fluxus ; ils font des choses très simples, mais pleines de sens.
Il est incontestable que cet aspect de simplicité, de recherche permanente de simplicité, cet emploi systématique de moyens « pauvres » (matériaux de récupération, objets trouvés, …), est un des traits fondamentaux du mail-art. Il est plus important, pour le mail-artiste, de dépasser le niveau de « l’œuvre » d’art pour arriver à l’essence de la création artistique. Cette démarche est tellement sérieuse que seul l’Umour peut faire sauter toutes les barrières mentales. Un côté ludique, hérité du pop’art, n’est pas absent non plus …
Curieusement, ceci entraine que « le mail-art et Fluxus sont facilement rangés dans la catégorie des activités marginales. » [B1]
Ken Friedman est l’artiste Fluxus par qui le correspondance-art a été retiré du ‘domaine privé’ de Fluxus, en organisant des listes d’artistes (pratiquant cette forme d’art), des expositions et des publications. [B1]
Autre source, citée par certains [B1 + B4] : le Nouveau Réalisme et les artistes qui en sont proches. Ainsi, le projet « Personal Art » [40] de Graf Haufen (DE) rappelle les boites de « Merde d’artiste » de Manzoni et les 2 expositions « Original Body Prints » (1984-1985) de Bernd Löbach (DE) font penser aux « Anthropométries » d’Yves Klein. Pierre Restany, théoricien du Nouveau Réalisme, a participé à certains travaux mail-art [41], ainsi que Klein, Arman et d’autres.
GUTAÏ
Enfin, il convient de citer, parmi les influences, le Gutaï [42], ce groupe qui introduisit une véritable révolution dans l’esprit artistique au Japon et dont sont issus des mail-artistes comme Shimamoto Shôzô. Celui-ci note : « Gutaï marquait notre volonté de nous montrer directement et concrètement. Nous ne voulions pas montrer nos sentiments indirectement ou de façon abstraite » [43]. La rupture que Gutaï marque par rapport à l’art japonais traditionnel se signale par le désir d’être soi-même, par son style original, sans copier les courants ou les styles à la mode.
Le Gutaï a sans doute, si pas influencé directement, au moins rendu possible l’existence du mail-art au Japon et dans les pays alentour. [44]
CONCLUSION
En conclusion, le mail-art n’a rien inventé ! Du moins, en ce qui concerne les différents médiums et les moyens de les employer. Mais le mail-art englobe tout ceci, et les pousse à bout. De plus, il y a une dimension fondamentale et nouvelle, qui se développe dans le mail-art, et qui constitue la transformation de tout ce qui précède, sa mise en circulation et la création par là des réseaux et du networking. Il n’est donc pas étonnant que des gens comme Shimamoto ou Cavellini aient laissé tomber renommée et collection d’art moderne pour se consacrer à ce qui a bien plus de sens : le mail-art.
Tout a été fait ; les avant-gardes, c’est fini. Il ne reste que le mail-art.
NAISSANCES DU MAIL-ART
Guy Bleus (BE) place la naissance du mail-art en 1962, lorsque Ray Johnson crée un réseau d’artistes et de non-artistes connu sous le nom de « The New York Correspondance School » [B3 + 45]. Des sources américaines [B1] placent la genèse de cette « école » dans le courant des années 50, mais « des recherches récentes déterminent l’existence d’activités créatives conceptuelles utilisant la poste, au début des années 50. » [46] Avant la naissance de Fluxus, du Nouveau Réalisme ou de la New York Correspondance School, un groupe de personnes appelé « Local Postfolks » jouait sur les capacités officielles et détournées du système postal, ce qui incluait la fabrication de timbres et la distribution de courrier créatif. Ce groupe d’artistes amateurs est connu aujourd’hui sous le nom de « The Local Post Collectors Society » et comprenait des membres de différents pays [B1]. Dès le début des années 50 également, Ad Reinhardt envoyait par la poste des messages amusants ou sarcastiques à propos de l’art. [47]
Ken Friedman estime que « c’est à la fin des années 60 que le mail-art a créé et e réellement mis en œuvre son potentiel de changement social et contribué à de nouvelles formes de communication dans le monde. » [46] Guy Bleus ajoute que « ce n’est que depuis les années 70 que les innovations et multiples possibilités du mail-art, en référence au service des Postes, ont été réellement prises en considération. C’est à cette époque que le terme ‘mail-art’ a probablement été employé pour la première fois. » [B3]
Michael Crane considère 1976 comme une date charnière dans l’évolution du mail-art : le passage d’échanges interpersonnels de travaux à la création de travaux en vue de participer à des expositions internationales et des publications. Avec pour conséquence, le glissement d’un mail-art basé sur l’individu vers une prise d’importance de projets collectifs qui mettent en avant des slogans qui favorisent une fabrication d’images.
Le mail-art est devenu une activité internationale, en comparaison avec l’idée des artistes des années 60 qui « avaient pour but d’établir une communauté et un nouveau réalisme social via l’action de groupe ». [48]