CONTRADICTIONS ENTRE SYSTÈMES D’APPRÉCIATION INDIVIDUELLE ET AUTRES MÉTHODES DE GESTION DU PERSONNEL
À partir des années 1980, on a vu émerger, dans les entreprises du secteur tertiaire, des méthodes d’organisation du travail (en fait : des méthodes de gestion du personnel) qui avaient été imposées, par les Américains, dans l’industrie japonaise, après la seconde guerre mondiale. Le but de ces méthodes, qui portent parfois plusieurs noms, étaient d’amélioré la qualité et la quantité de la production industrielle[1] de ce pays miné par des années de guerre.
Ces méthodes avaient été promues aux États-Unis, dans les années 1960, ce dont témoigne une abondante littérature dans le domaine « HR ». Mais, nous ne sommes pas dans le Japon de l’après-guerre, ni dans l’industrie …
Qualité totale, gestion totale de la qualité, management participatif : on se rendra vite compte qu’il s’agit là d’une vaste entreprise idéologique. « Le travailleur est mis en demeure de s’autocontrôler (mais toujours sur surveillance) et à évaluer (sur directives) la production du travailleur en amont, dans un jeu qui frise la délation »[2].
Plus que ça, on arrive à l’auto-fixation d’objectifs. C’est peut-être le signe avant-coureur d’un transfert du contrat d’emploi vers un contrat de service, que nous évoquerons à la fin de cette étude.[3]
Ces méthodes auront un impact sur les appréciations individuelles des prestations, en créant pas mal de problèmes, comme nous le verrons ci-dessous.
APPRÉCIATION INDIVIDUELLE ET MÉTHODES COLLECTIVES
Qualité totale, groupes de progrès, cercles de qualité sont des méthodes collectives de gestion du personnel. Elles reposent sur la participation collective à la réalisation d’un objectif commun, p.ex. l’amélioration d’un processus de production, dans l’industrie. Transposé dans le secteur des services –p.ex. l’amélioration du service à la clientèle– on arrive déjà à des choses beaucoup plus subjectives[4]. Mais, surtout, c’est incompatible avec un système d’appréciation où chacun doit prouver qu’il fait plus et mieux que les autres membres de l’équipe, ceux-ci n’étant plus des collègues, mais des concurrents.
Pendant les années 1980-90, plusieurs enquêtes, réalisées auprès du personnel des agences, ont fait ressortir que, pour ce personnel, ce qui était important et qu’ils appréciaient particulièrement étaient les (bonnes) relations avec les clients et la bonne entente entre les collègues de l’agence : « on forme une bonne équipe ». Dans le même temps, la direction organisait des campagnes, à coups de brochures, de formations, d’incitants financiers, pour mettre les collègues en concurrence[5]. Si certains individus ont joué le jeu, en « faisant du chiffre » à tout prix (au détriment d’autres aspects du travail d’agence : suivi des dossiers, archives, recherches, …), cette politique patronale n’a rencontré que peu de succès. Après plusieurs années, l’importance accordée, par les travailleurs, au travail d’équipe était toujours la même. Les gérants étant souvent obligés de répartir équitablement les primes obtenues entre les membres de l’équipe !
MANAGEMENT NÉGATIF
Le principe consiste à « sortir le personnel de sa zone de confort »[6], autrement dit : le faire travailler dans de mauvaises conditions, selon l’idée que certaines personnes vont réagir en donnant vraiment le maximum pour « survivre ». Pour encourager/remercier ceux-ci, il faut évidemment une récompense … qui sera attribuée à certains, via l’appréciation annuelle.
Le problème, c’est que le personnel, même le plus motivé, ne peut pas travailler en état de crise permanente et la qualité du travail (service à la clientèle, p.ex.) s’en ressent. Sans parler de ceux qui ont également fait un effort considérable, mais de façon moins spectaculaire, dans ces conditions de travail difficile, et qui ressentent la frustration de la non-reconnaissance de leur effort.
Mauvaise gestion + système d’appréciation = désastre. Exemple : Sears (US) dont Edward Lampert, patron de fonds spéculatif, a pris le contrôle en 2004, avec des méthodes mettant en danger l’existence même de l’entreprise[7].
Certains « grands penseurs » de la gestion du personnel ou patrons de multinationales, comme Jack Welch (ex-patron de General Electric)[8], préconisent de licencier, chaque année, 10% (certains diront : 20%) du personnel – les « moins performants » – et de « ne garder que les plus performants » qui, eux, seront récompensés … Les départs étant remplacés par des éléments exceptionnels, qu’on engage souvent à prix élevé … Un « turn over » de personnel important est considéré comme la preuve d’une bonne gestion dynamique du personnel ! Certains chefs affirment ne vouloir travailler qu’avec du personnel « excellent » ; travailler « très bien » ou « très très bien » ne suffit pas !
Une fois de plus, le problème des critères et de leur évaluation se pose. De plus, dans ce type de situation, les travailleurs risquent fort de consacrer leur temps et leur énergie à mettre en place des procédés visant à assurer leur « survie » dans l’entreprise : se mettre en valeur, plaire au chef, plutôt que d’assurer la rentabilité de l’entreprise (et l’emploi) à long terme.
PRÉSENTÉISME
Le détournement du système d’appréciation dans le cadre d’une politique de présentéisme, c’est révélé particulièrement négatif, car particulièrement injuste. L’idée était de sanctionner, au niveau de leur évaluation, les personnes absentes pour maladie, afin de décourager celles qui auraient tendance à rester à la maison au moindre problème de santé. Sans tenir compte de la réalisation des objectifs, toute personne absente, pour raison de santé, plus d’une fois par an, se voyait diminuer d’un niveau (« B » au lieu de « TB », etc.) pour son évaluation globale !
Les effets pervers furent nombreux : mieux valait être absent 2 mois (pour soigner une jambe cassée) que de présumer de ses forces et reprendre le travail après quelques jours, après une maladie, avec comme conséquence une rechute. Sans parler des travailleurs malades venant contaminer leurs collègues, au lieu de se soigner ! Les femmes furent particulièrement victime de cette mesure[9].
[1] Avec un certain succès, dont témoignèrent les nombreux produits « made in Japan » qui ont envahi l’Europe, à partir de la fin des années 1960.
[2] Bulletin de la Fondation André Renard, n° 180, 1989 - (avant-propos).
[3] Voir aussi : Lentini Giovanni, « Cercles de qualité et qualité totale » et Verdin José, « Qualité totale et mouvement syndical », in Bulletin de la Fondation André Renard, n° 180, 1989.
[4] « Nous voulons mettre en place un programme de GESTION TOTALE DE LA QUALITÉ à tous les niveaux et dans tous les secteurs, auquel nous devons tous participer. En fait, ce programme ‘qualité totale’ demande l’engagement et le soutien de chacun dans le Siège, quel que soit le niveau ou quelle que soit l’importance du travail effectué. » Générale de Banque : « Note à tous les membres du personnel du Siège de Bruxelles », sous le titre « Action qualité », 1991. Trois axes sont déterminés : creuser l’écart (entre recettes et frais généraux), la qualité totale et la communication. Des formations sont organisées, p.ex. pour améliorer la correspondance.
[5] En substance : « si un bon client entre dans l’agence, il faut vous battre pour qu’il vienne à votre guichet et pas à celui de votre voisin ».
[6] Cela fait quelques années déjà que, dans tous les secteurs (privés et publics) on est sorti du soi-disant confort, comprenons : des conditions normales de travail …
[7] Lauer Stéphane, « Aux États-Unis, la grande distribution est en pleine crise » in Le Monde, 24/3/2017 : « Par exemple, M. Lampert avait découpé l’entreprise en une trentaine d’entités, avec chacune sa direction, son responsable du marketing et ses propres résultats. Bilan : au lieu de créer une saine émulation, la réorganisation a abouti au résultat inverse. Plutôt que de se préoccuper de ce que faisait la concurrence, les entités se sont noyées dans la réunionite afin d’organiser une féroce compétition entre elles, le tout encouragé par un système d’évaluation et de bonus qui a détruit ce qui restait de liant et d’ADN dans cette entreprise plus que centenaire. ».
[8] Kris Van Hamme, « J’exige la performance » (interview de Jack Welsh), in L’Écho, 3-5/2/2007.
[9] Cfr. absences pour règles douloureuses.