1.4 Modification des rapports artistiques

ASPECT ANTICOMMERCIAL

Le mail-art propose une autre façon de voir la société et les rapports entre les individus qui la composent. La notion d’art qui correspond à cette société est radicalement différente de ce qu’on connait actuellement, mais peut être proche d’un sentiment plus profond, lié à la mémoire collective des peuples. « Les cultures primitives et préindustrielles concevaient l’art comme une façon de vivre, pas comme une commodité commercialisable. L’art a été un processus sacré interférant avec la fore vital de la nature, une confirmation rituelle de la valeur tribale. Dans la société actuelle, le mail-art fonctionne comme le seul mouvement artistique international contemporain qui accorde une valeur à la fois sociale et spirituelle à travers l’échange de cadeaux. » [B1]

Le mail-art est anticommercial par :

    • la modification des rapports entre artistes et public ;
    • le refus d’acheter ou de vendre du mail-art ;
    • le refus du circuit traditionnel des musées, galeries et critiques.

Le changement dans la façon d’envisager la place de l’artiste dans la société a été exprimé clairement par Vittore Baroni (IT) dans son « Trax Modular System » [102]

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Dans le même ordre d’idées, Pat Fish (Cal-US) croit que « l’art postal a le potentiel de faire de chaque personne un artiste, de rendre le pouvoir de création au peuple. » (…) « Le vrai business de l’art, c’est la communication ! » [23]

MAIL-ART, ÉGALITÉ ET FRATERNITÉ

Dans le mail-art, tous sont égaux : pas moyen de déterminer qui est plus important que l’autre. Il n’y a pas de différence entre celui qui fait du mail-art depuis plus de 20 ans et celui qui a commencé la semaine dernière, entre celui qui a 75 ans et celui qui en a 5 (et dont papa ou maman envoient les œuvres [103]).

« Il n’y a pas de ‘principaux représentants’ dans le mail-art, il y a seulement des ‘bons’ et des ‘pas si bons’. Les ‘bons’ sont ceux dont le contact personnel est plein de valeur (…). Les ‘pas si bons’ sont ceux qui se contentent d’envoyer des chain-letters ou des cartes postales ; ceux qui n’écrivent pas personnellement, ceux qui restent dans leur style personnel, sans variations … » [104]

La valeur accordée à un contact personnel et à la façon dont il s’exprime est évidemment fonction des critères de chacun. Les plus appréciés, parmi les mail-artistes, sont ceux qui dégagent une très haute idée de l’art, ceux « qui créent leur propre intensité et (leur propre) esthétique » [104].

De ce fait, « il n’y a pas de style principal dans le mail-art, mais beaucoup de tendances » [79]. On n’y voit pas non plus l’« usure » qui caractérise les courants artistiques actuels : pas besoin de « réussir » avant que le mouvement ne soit passé de mode [79].

Ceci s’explique par le fait que, comme le fait remarquer le groupe japonais AU dans son « Mail-art Network Manifesto », le mail-art repose sur le principe de la relation, de la communication, il ne peut exister du fait d’un artiste seul, mais est le fruit du travail collectif, de la communauté d’esprit, des artistes membres du réseau. Non seulement le plus grand mail-artiste, mais le plus grand artiste tout court est donc « Mr. Network ».

À l’individualisme qui caractérise les artistes actuels, le mail-art oppose la communication, le travail en commun, les projets qui font « boule de neige », l’absence de copyright, etc.. Tous n’en sont pas encore convaincus. S. Shimamoto écrit que « les artistes européens ne sont pas sûrs qu’un groupe artistique puisse produire des œuvres d’art intéressantes. Pourtant, dans AU, nous pensons qu’un groupe peut réaliser des travaux supérieurs à ceux réalisés individuellement. » [43]

C’est ainsi qu’on peut définir la « communauté mail-art », communauté où chacun –artiste ou non-artiste (si cette distinction a un sens)– est invité à participer. Celle-ci est opposée à une société centrée sur la production, mais « au lieu d’essayer vainement d’abolir le système, elle veut altérer les valeurs qui motivent (le reste de l’humanité) » [105]. C’est important, parce que cela permet de comprendre tout l’aspect « détournement » et subversion que comprend le mail-art.

Ce sont donc le network et le networking qui représentent les seules vraies valeurs qu’acceptent les mail-artistes, celles qu’ils placent par-dessus tout, et donc aussi au-dessus de la valeur sentimentale que peut dégager un travail reçu d’un autre membre du réseau. Et ceci parce que le mail-art est porteur de changements sociaux et humains. Ainsi, Volker Hamann (DE) « cherche un network qui se battrait avec un esprit humain pour un monde humain » [106].

Cet esprit mail-art, nul ne peut le vendre. Et Lon Spiegelman (Cal-US) peut donc affirmer que « le mail-art et l’argent ne peuvent se mêler » [107], puisque, de toute façon, ce qu’on pourrait vendre ne donnerait qu’une vague idée de ce qu’est le mail-art. Carlo Pittore ajoute : « Tous ensemble, (…) unissant notre volonté collective pour l’art, nous nous déclarons opposés à la commercialisation de l’art, qui est la négation de nos plus hautes aspirations : que la vie souffle dans notre esprit » [84].

Ceci ne signifie nullement qu’on ne puisse vendre un objet coûteux (disque, livre, revue, cassette vidéo, …) à quelqu’un qui n’aurait pas la possibilité de proposer un échange, puisqu’on accepte de payer un droit d’entrée à un concert ou à une performance. Il existe d’ailleurs de nombreux systèmes et catalogues de distribution de produits alternatifs qui permettent cela. Il s’agit bien plus d’éviter la récupération par quelques rapaces commerciaux.

Lon Spiegelman propose [108] la règle morale suivante : Il n’y a pas de problème à vendre du mail-art à ceux qui ne participent pas aux réseaux, à condition que ce soient ceux qui le créent qui en récoltent le bénéfice. Lorsqu’un non-mail-artiste est intéressé par un travail qui se trouve dans une expo ou dans une collection, le gestionnaire de celle-ci doit le mettre directement en contact avec l’auteur.

Et, une fois pour toutes, qu’il soit clair que :

« L’envoi d’Art est envoi,

le commerce d’Art est commerce,

l’esthétique de l’Art est esthétique,

la politique de l’Art est politique,

la promotion de l’Art est promotion,

la communication de l’Art est communication,

la tradition de l’Art est historique,

la probité de l’Art est dessin,

l’esprit de l’Art est intimité,

la poursuite de l’Art est joie et

le but de l’Art est l’exaltation ! » [84]

Le mot d’ordre généralement admis est « kill the business ! » [109]

MUSÉIFICATION

Dans le mail-art, l’objet artistique lui-même n’a pas de valeur. Or, comme la fonction classique d’un musée est de préserver des œuvres parce qu’elles ont une grande valeur, le mail-art ne pourrait, théoriquement, avoir sa place au musée.

Il est donc difficile de définir la place du mail-art dans l’art actuel. D’ailleurs, « le mail-art n’est pas très important pour les galeries officielles, pour les critiques d’art, etc. » [104].

En ce qui concerne la critique, il faut bien constater que le mail-art ne l’intéresse pas. Sans doute s’intéressent-ils plus à l’art qu’on vend dans les galeries et aux « valeurs sûres » des musées. Shimamoto note que « les critiques japonais sont excellents lorsqu’il s’agit de comprendre les langues étrangères ou d’expliquer l’histoire, mais ils n’ont aucun bon sens artistique » [43].

Si on peut considérer que le mail-art qui entre au musée reste du mail-art, même s’il perd ses caractéristiques [110], il n’en va pas de même pour la présentation de mail-art dans les galeries, puisqu’il faut faire la distinction entre une exposition sans vente (utilisation d’un espace existant pour montrer du mail-art [111]) –ce qui ne pose pas de problème– et le cas où il y aurait vente ou intention de vendre : dans ce cas, ce ne serait plus du mail-art.

Il faut néanmoins, une fois de plus, nuancer cette sentence : prenons le cas de Hapunkt Fix (Berlin, DE) qui, dans son projet « Fair International Xchange », propose l’envoi d’une certaine quantité d’informations concernant les projets mail-art (100 grammes, 200 grammes) contre de l’argent. Dans ce cas précis, il faut considérer la demande d’argent comme une demande de participation aux frais (d’envoi).

Ce qui semble le plus important à retenir de ceci est que le mail-art ne pourrait être assimilé à une pratique artistique courante qui accepte la transformation en matériel commercial d’un matériel artistique. Bien sûr, la norme est subjective ; plutôt : il n’y a pas de règles codifiées, les mail-artistes agissant dans ce domaine par consensus. Un individu qui transgresserait l’« esprit » mail-art serait immédiatement dénoncé à travers les réseaux et mis au ban des circuits qui touchent, collaborent ou participent à ceux-ci.

De vives polémiques secouent le monde des mail-artistes en ce qui concerne la position à adopter par rapport aux galeries et surtout aux musées. Certains refusent toute idée de muséification, toute collaboration avec les représentants de l’art officiel ; d’autres pensent qu’il faut détourner la fonction des musées et créent leurs propres « musées », « galeries », archives, fondations, etc. [112]. Ainsi, Graf Haufen (DE) a décidé de transformer son appartement en galerie [113], afin de vivre entouré d’art ; Johan Van Geluwe (BE) anime le « Museum of Museums », où il collectionne des documents sur tous les musées, et partout où il va ou expose, il délivre certificats et attestations déclarant que « ce lieu est un musée ».

Une galerie qui mérite d’être mentionnée est la Galleria del Occhio [114] à New York, ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Consacrée exclusivement aux travaux mail-art, elle s’adresse effectivement uniquement à l’œil, puisqu’il s’agit d’une vitrine … [115].

Cette institutionnalisation et cette muséification des endroits où les mail-artistes présentent leurs travaux est, une fois de plus, une tentative de tourner en dérision un des pouvoirs établis du monde des affaires culturelles.

Certains mail-artistes –les plus radicaux dans le refus d’une muséification– ne sont pas intéressés par des archives personnelles. Pour eux, tout matériel reçu par le network doit être réinjecté dans le network, afin qu’il reste correspondance. [116]

D’autres, par contre, pensent qu’il faut inonder les musées officiels de travaux mail-art, afin que les protecteurs de l’art officiel soient obligés, un jour, de considérer le mail-art comme une forme d’art à part entière. Ceci entraine de vives réactions de la part des opposants à la muséification !

Quelques mail-artistes américains, souvent professionnellement en contact avec des musées, préconisent l’utilisation des services éducatifs des musées pour créer, au sein du public, un fort engouement pour le mail-art et une réflexion sur les tenants et aboutissants de l’art en général ; bref, ils proposent d’utiliser les musées pour faire du mail-art de la même manière qu’on utilise la poste. Le concept de « boite aux lettres-musée » est remplacé par celui de « musée boite aux lettres » [47]

Ce type de raisonnement appelle les remarques suivantes : ces initiatives s’adressent à un public choisi, puisqu’il fréquente les musées [117], et où est l’aspect de subversion de l’institution ?

Si on peut comprendre que, d’une certaine manière, ce type d’expérience se place dans la suite logique des travaux de la New York Correspondance School et des Local Postfolks, l’idée semble néanmoins curieuse, si pas suspecte, de voir des professeurs ou des animateurs expliquer à des « élèves » comment « faire du mail-art » …

Ainsi, Friedman a organisé des projets avec des écoles d’art, des universités, des enfants [47]. Welch note même que « l’exposition traditionnelle de mail-art a commencé avec le ‘Omaha Flows System’ de Ken Friedman » [B1]. L’originalité de ce projet, réalisé avec le Joslyn Art Museum, était d’encourager les visiteurs à choisir un travail exposé au mur et à le remplacer par un travail de leur création. Mais plusieurs problèmes se sont posés : seul un millier des 4-5000 travaux reçus pour ce projet étaient exposés ; les gens n’osaient pas enlever un travail du mur et Harrison Taylor, le responsable de l’exposition, a passé des heures à encourager le public afin qu’il y ait une certaine interaction. [47]

Dans le même ordre d’idées, signalons que John Held, en novembre-décembre 1984, a travaillé avec le département éducatif du Dallas Museum of Art pour la réalisation de 7 workshops pour plus de 150 enfants et adultes et l’organisation d’un mail-art show réunissant les travaux de 750 enfants de 25 écoles. Des mail-artistes comme Minoy (Cal-US) ou Steve Random (Ma-US), ainsi que des fabricants de cachets ont contribué à ce projet, par la création de cachets pour les enfants. [47] En 1981, C. Welch a même reçu un subside du National Education Association pour promouvoir le mail-art à travers un « projet (qui) a connecté plus de 3000 étudiants de 76 écoles supérieures dans 36 états (des USA) avec une centaine de mail-artistes actifs de tous pays » [B1]. Lon Spiegelman a organisé, en 1980, le projet « Help Teach Mail Art Show » au L.A. Otis Art Institute, également avec des élèves de l’enseignement secondaire. [47]

Nous pensons que ces réalisations se distinguent de projets comme le « Other Child Book » de Henryk Gajewski (PL), projet réunissant 400 travaux de 250 mail-artistes (de 29 pays) qui ont travaillé avec des enfants de 4 à 10 ans et auxquels s’ajoutaient des workshops.

En Europe, nous n’avons pas connaissance de projets ou workshops de mail-art organisés par des musées. Néanmoins, le département culturel de la firme Renault Véhicules utilitaires a organisé un mail-art shop en 1985, et des projets sont quelquefois mis sur pied par des centres culturels. Le Musée d’art moderne de Mönchengladbach (DE) expose parfois du mail-art de ses collections et les travaux qui ont participé au projet « Aérogrammes » de Guy Bleus ont été exposés dans plusieurs musées avant d’entrer dans les collections du Stedelijk Museum Het Toreke à Tienen (BE) ; de même, les travaux du projet « Telegrammen » sont au Provinciaal Museum de Hasselt. [117 bis]

MASS MAIL-ART OU PAS ?

Si certains artistes sont opposés à l’idée de la production de mail-art « en série » et préfèrent recevoir et envoyer des travaux originaux plutôt que des cartes postales ou des travaux photocopiés à des centaines, voire des milliers d’exemplaires, l’idée qui sous-tend le mail-art produit massivement est la même que cette stratégie entriste qui consiste à investir les musées : il s’agit de « casser » le marché de l’art, de « tuer le commerce » ! Ceci suivant le principe économique selon lequel la rareté d’un produit influence son prix à la hausse. En inondant le marché de travaux, on espère faire perdre toute valeur commerciale ou spéculative à ceux-ci. Il s’agit donc bien d’une lutte idéologique, mais quel est le niveau de qualité de ces travaux ?

Néanmoins, la production d’un grand nombre de travaux, leur reproduction par des techniques actuelles et le fait qu’un maximum de gens participe, d’une manière ou d’une autre, aux réseaux, correspond à l’idée fondamentale du mail-art –son aspect anticommercial– bien qu’on puisse se demander si ceux qui participent à des workshops et des projets tels que ceux organisés dans les musées aux USA peuvent comprendre la philosophie du networking.