FACE À L’IDÉOLOGIE DOMINANTE
Il n’est pas possible de déterminer une typologie politique du mail-art. Tout en ne se revendiquant –en principe– pas d’un parti ou d’une idéologie, le mail-art défend néanmoins des idées bien précises. Mais, il s’agit plus d’une philosophie politique, de grandes idées, que d’une idéologie déterminée.
Mario Borillo souligne [B2] que, face à des artistes qui se déclarent eux-mêmes membres d’une « avant-garde », « liée à l’intelligentsia et à l’institution culturelle (qui se réclame) explicitement de l’idéologie dominante de l’establishment dit d’ ‘opposition’ » et dont le propre est « d’adhérer aux systèmes de pensée de l’élite socio-politique (universités, maisons d’édition, états-majors intellectuels des partis, etc.), systèmes dont le dénominateur commun est un rapport de filiation avec les valeurs et les figures dominantes de la tradition culturelle ; caractérisés sur le plan conceptuel sous-jacent par l’attachement aux notions de continuité, de ‘progrès’ historique ; et malgré l’hommage rituel à la ‘dialectique’, aux représentations non contradictoires de l’ordre des choses », « à l’heure où les scientifiques eux/elles-mêmes [118] commencent à poser les bases d’une conception non unitaire du monde [119] », « la galaxie des artistes et poètes expérimentaux se retrouverait plutôt sur la rupture historique et la contradiction conceptuelle. Le refus global de tout système du monde s’exprime explicitement dans les prises de position individuelles et de manière plus significative encore dans leur multiplicité divergente, tant il est clair pour tous que le sentiment très vif d’appartenance à une communauté définie se fonde non sur l’adhésion à un discours unitaire et à une éventuelle ‘pensée juste’ mais sur des éléments existentiels et des pratiques quotidiennes. »
C’est cela que Cavellini ou Karla Sachse expriment en déclarant que « le mail-art est comme une petite fenêtre ouverte sur le monde » [81]. C’est particulièrement vrai pour les mail-artistes des pays de l’Est ou ceux d’Amérique latine, qui n’ont pas la possibilité politique ou matérielle de voyager. Face à des systèmes politiques rigides, des artistes comme Joseph Huber (DDR) avouent : « Il n’est pas facile pour nous de faire connaitre nos idées, parce que nous n’en avons pas les moyens (journaux, radios, …) » [120].
Joseph Huber avoue avoir deux productions : une pour envoyer et une autre qu’il peut montrer dans son pays.
Il est évident que l’absence de moyens de reproduction rapide, telle la photocopieuse, constitue un handicap sérieux dans ces pays. Ceci influence naturellement la réalisation des travaux [121].
Si la Pologne est le seul pays où le mail-art est reconnu officiellement [122] et à assurer à ses artistes et mail-artistes une certaine liberté d’action, d’U.R.S.S. filtrent quelquefois des informations sur l’existence de groupes créatifs (basés à Moscou et Leningrad) et même (très rarement) de travaux mail-art. [123]
Au rayon des obstacles politiques qui empêchent la circulation des travaux et des projets mail-art, se trouvent les contrôles de courrier aux frontières. Ainsi, impossible d’envoyer une cassette-audio en D.D.R., et les revues arrivent rarement [124]. Si plus de matériel parvient à destination en Pologne, c’est sans doute que les contrôles y sont moins bien organisés.
Mais, ces contrôles policiers ne sont pas l’apanage des pays de l’Est : du courrier envoyé de R.F.A. en D.D.R. est contrôlé par les services secrets ouest-allemands, près de Münich (peut-être à la demande de ma D.D.R.) [125]. Certaines inscriptions ou étiquettes apposées sur des envois, excitent manifestement la curiosité des services de police, souvent à l’insu des expéditeurs [126]. Les services de douanes s’y mettent aussi à l’occasion, sous prétextes divers (lutte contre la drogue ?) et détruisent parfois irrémédiablement les travaux contrôlés [127]. Dans certaines régions, les services de la poste ne travaillent pas avec tout le soin qu’on leur connait habituellement ; ceci occasionne pertes, altérations du contenu des envois, etc..
Il est vrai que certains mail-artistes, dans leur souci de choquer et de ne pas laisser les intermédiaires postaux indifférents, n’hésitent pas à jouer avec le feu. D’où des inscriptions qualifiant le contenu d’un envoi de « subversif », ou bien des dessins ou photos à caractère pornographique, pour singulariser un pli !
Le mail-art, en tant que « fait universel » [128] et qu’expression qui va « au-delà des frontières » représente aussi la possibilité, pour les artistes des pays pauvres, d’avoir une activité internationale sans devoir se déplacer. C’est le cas des mail-artistes d’Amérique du Sud, où, aux problèmes financiers et d’éloignement géographique des principaux centres artistiques mondiaux (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest), s’ajoutent les fluctuations des régimes politiques. Il n’est donc pas rare d’y voir des mail-artistes en prison. Au Chili, un artiste comme Andrés Diaz Poblete fait l’aller-retour entre son domicile, la prison et la relégation en Terre de Feu. En Uruguay, des mail-artistes comme Clemente Padin ou Jorge Caraballo ont été en prison pour « communisme » ; il n’est pas étonnant que, depuis leur libération, ils soient très actifs dans le monde artistique, en faveur de la liberté d’expression et de la libération de tous les prisonniers politiques.
Actuellement, Clemente Padin anime la revue Participacion, qui annonce des expositions et projets mail-art et accorde une place importante aux appels en faveurs d’artistes et d’intellectuels emprisonnés sous divers régimes (principalement en Amérique latine). Les artistes de ces pays ont également créé des associations comme l’« Asociación Latinoamericana y del Caribe de Artistas-Correo » [129], dont le but est de diffuser les informations concernant les cas d’artistes emprisonnés. D’autres associations, comme le « Colectivo 3 » à Mexico ou « Solidarité Italia » –animée à Milan par Ruggero Maggi– participent à ce travail, ainsi que des dizaines de mail-artistes ou de revues de tous les coins du monde [130].
Les problèmes qu’ont rencontrés ces artistes d’Amérique latine expliquent sans doute qu’il est parfois nécessaire que les mail-artistes d’Europe de l’Est leur expliquent –lorsque les premiers accompagnent une exposition qu’ils ont organisée– que tout n’est pas parfait dans les pays communistes !
L’Asociación Uruguay de Artistas Correo (A.U.A.C.) organise régulièrement des projets mail-art à thème « révolutionnaire », tel « Nicaragua, patria o muerte ». Par-là, elle désire ne pas se limiter à l’organisation d’expositions, mais montrer au public des œuvres « qui tentent de s’insérer de la manière la plus directe possible dans la lutte sociale pour une vie digne pour le peuple » [131].
Guy Schraenen (BE) a, quant à lui, organisé des projets mail-art sur le thème de la solidarité avec la Pologne, après la répression qui a frappé le syndicat Solidarnosc [132].
Certains mail-artistes des pays occidentaux organisent des actions ou des projets par rapport aux problèmes politiques de l’Amérique latine, en condamnant p.ex. l’impérialisme des U.S.A.. C’est le cas de Teresinka Pereira (Co-US). D’autres, comme Eugen Plan (AU) ou Bruno Charpentier (FR), s’attaquent aux idéologies totalitaires (mais ce n’est peut-être qu’un prétexte, un « sujet » artistique). Enfin, récemment sont apparues des initiatives ayant un rapport avec la lutte contre l’apartheid [133].
Pour des raisons culturelles qui ne nous sont pas claires, l’activité mail-art est absente des pays d’Asie –sauf le Japon– et d’Afrique. Néanmoins, Ryosuke Cohen (JP) nous a communiqué quelques adresses en Thaïlande, en Corée du Sud, en Inde ou aux Philippines, et Volker Hamman (DE) est en contact avec des mail-artistes d’Afrique, dont une bonne proportion en Afrique du Sud.
Signalons, à cette occasion, que V. Hamman a organisé, en 1985, avec la collaboration d’un mail-artiste ghanéen, un projet de développement dans un village du Ghana, projet auquel participaient, sur place, des mail-artistes et qui était complété par un mail-art show qui a provoqué de meilleures réactions au Ghana qu’à Berlin [134].
Des artistes du groupe japonais AU (Art Unidentified), très proche des milieux mail-art, ont réalisé des performances au Kenya (1979), etc..
PAIX, AMOUR ET MAIL-ART ! [135]
Dans l’introduction du catalogue de l’exposition « Kein Krieg in meiner Stadt » [136], qu’il a organisée, Peter Küsterman (DE) écrit : « Les ‘mail-artistes’ sont des gens fous. Mais ils sont aussi très engagés, et ils sont très sensibles aux problèmes autour de nous. Conscient de la menace mondiale par des guerres et des armes dirigées contre nous tous, le mail-art est, à mon avis, le moyen idéal d’un appel international pour la paix – venant du monde entier au monde entier, sous forme d’une exposition itinérante. »
De fait, le thème du « mail-art for peace » apparait souvent dans les envois. Des projets comme celui de P. Küstermann, le « Peacedream-Project » organisé à Dresden par Joachim Stange (DDR) à l’occasion du 40ème anniversaire des bombardements de Dresden et Hiroshima, celui organisé par Aloys Ohlmann à la Galerie im Zinger (Baltersweiler/DE) en sont également des témoins, de même que les cartes postales marquées « UNO years of peace » qu’envoient J. Huber, Guillermo Deisler (BG) et d’autres, et des cachets comme « Materiale da distruggere » de Ruggero Maggi (IT) ou « Keine Waffen in den Weltraum/No Weapon into the Space » [137] de Bernd Löbach (DE).
De nombreux mail-artistes ont aussi participé au « Shadow project » [138]. À l’occasion de sa participation au volet italien de ce projet, Cavellini lançait un « Appel urgent et extrêmement important », libellé comme suit : « J’implore les peuples du monde entier afin qu’ils s’emploient à conjurer une absurde et catastrophique guerre nucléaire pour pouvoir conserver ma production artistique : un patrimoine à transmettre à la postérité au bénéfice de l’humanité entière et de l’histoire. » [139]
La conscience artistique face à la menace d’une guerre (nucléaire) est aussi exprimée par Joseph Huber : « Le mail-art ne défend pas une idée, mais fait circuler les idées ; par-là, il peut faire que plus de gens pensent à la paix. Bien sûr, puisqu’on se connait, on ne pourrait accepter de se tirer dessus, on ne pourrait accepte l’idée d’une guerre contre un pays où on connait des gens. » [120]
L’IDÉE DE FOND
L’engagement novateur et anti-art traditionnel du mail-art entraine qu’on peut facilement lui coller une étiquette politique progressiste. Bien que G. Bleus ait signalé l’existence de mail-artistes d’extrème-droite.
Sandy Nys, également, signale l’existence d’« un label indépendant assez douteux comme Come Organization qui, à côté de l’édition (de la musique) de groupes extrêmes comme Whitehouse et Nurse with Wound, diffuse aussi de la propagande pour la nouvelle droite. C’est précisément parce que tout est admis que le réseau est quelquefois employé abusivement dans un but politique. » [95]
Mais, pour la plupart des mail-artistes, les différences idéologiques et les frontières de tout ordre n’ont pas d’importance, puisqu’existe une chose au-dessus de tout cela : le mail-art ! Et ce mail-art est aussi la volonté de passer au-delà de toutes les difficultés et de tous les problèmes.
De fait, c’est la liberté de l’artiste qui est en jeu [140]. Il s’agit donc de lutter pour le plus possible de libertés, de possibilités de s’exprimer, de refuser toutes les contraintes, de quelque ordre qu’elles soient, et la soumission aux pouvoirs politiques, de l’argent, etc..
LE COURANT LIBERTAIRE
La filiation à Dada et au surréalisme est évidente : le mail-art y trouve sa substance subversive et leur reprend le flambeau du poseur de bombes humoristiques contre le terrorisme intellectuel –et sérieux !– de la culture officielle.
Ce n’est pas une caractéristique générale, mais une partie des mail-artistes se réclament de l’anarchie. C’est particulièrement vrai de la part de ceux liés aux groupes punks. Ces derniers ont trouvé dans le mail-art un circuit de diffusion de leurs disques, cassettes et fanzines, qui soit différent et indépendant des circuits habituels (et qui correspond donc à leurs idées).
Plusieurs labels punks font partie intégrante des circuits mail-art ; d’autres, par le type de musique qu’ils publient (punk, industrielle, new wave non commerciale, …) peuvent s’assimiler à ces labels et utilisent les mêmes circuits. Citons, à titre d’exemple, les labels Man’s Hate (GB), Graf Haufen Tapes (DE), Ministry of Culture (NY-US).
Des groupes de punk-rock, de cold wave, de musique industrielle, sont également intégrés au circuit : Das Fröhliche Wohnzimmer (AU), No Unauthorized (FR), … Souvent, l’un ou l’autre membre de ces groupes est lui-même mail-artiste.
D’autres labels et groupes, tout en n’étant pas punks, se rattachent néanmoins aux idées libertaires. Cela s’exprime e.a. par une volonté de provocation qui se manifeste particulièrement au niveau des titres chocs, des présentations et mise en page de documents, qui font appel au côté sensationnel, etc..
Prenons l’exemple de Fraction Studio [141] en France. Le nom « Fraction » fait évidemment référence à la Rote Armee Fraction [142], comme en témoignent les compilations « Andreas » (dont le nom laisse planer le doute sur une référence à Baader). No Unauthorized, groupe des animateurs du Fraction Studio, a créé des morceaux où il est chanté « De Gaulle-Baader, même combat ! », « Landru les aime pas crues … » ou « J’ai pas peur des bombes, j’aime pas les colombes » [143]. Mais tout ceci n’est peut-être que clins-d ’œil …
Certains groupes, qui ne se réclament pas de l’anarchie, n’en expriment pas moins certaines idées. Ainsi, les membres du groupe Zone Verte ne cachent pas qu’ils se réclament de l’écologie, du pacifisme et de la tolérance idéologique. Le groupe participe au réseau mail-art par de nombreuses présences sur des compilations, et n’hésitent pas, par les thèmes abordés dans ses morceaux, à dénoncer p.ex. la torture d’un suspect dans un commissariat ou les conditions de détention d’une (présumée) terroriste.