Obsèques de M. Joanneton

16 février 1935

La Tribune de l'Aube,

du 17 février 1935.

L'œuvre considérable de M. Henri Joanneton pour la diffusion de l'aéronautique dans notre département et dont on connaît les heureux résultats, les étroites sympathies qu'il s'était créées dans la société troyenne expliquent la nombreuse assistance qui avait tenu à lui rendre un dernier hommage en suivant la cérémonie de ses obsèques célébrées hier à 11 heures en l'église Saint-Nicolas de Troyes.

M. l'abbé Marc, curé de la paroisse a procédé à la levée du corps et donne l'absoute.

Après le service religieux, chanté par M. l'abbé Massé, le cortège funèbre s'est dirigé vers le cimetière de Sainte-Savine, où devait avoir lieu l'inhumation.

Le char funèbre était orné d'un magnifique ensemble de couronnes et gerbes de fleurs naturelles, offertes par la famille et les amis.

Remarqué particulièrement, celles, immenses du groupe de l'Aube des anciens élèves de l'Ecole Centrale; du Comité de direction de l'Aéro-Club de l'Aube et des anciens de l'Aéronautique.

Les cordons du poêle sont tenus par : MM. Chevalet, Alric, des anciens élèves de l'E.C.P.; Darsonval, aéronaute; Renard, trésorier, Duchaussoy, vice-président de l'Aé. C. de l'Aube; Groley, secrétaire général de l'A.D.S.A., amis personnels du défunt.

Le deuil est conduit par Mme Joanneton, les beaux-frères, neveux du défunt et les autres membres de la famille.

Noté dans le très long défilé : MM. le docteur Armbruster, sénateur; Gentin, député de l'Aube; colonel Boyer, major de la garnison; Privé, maire de Troyes; Marcel Prin, maire de Sainte-Savine; L. Boisseau, ancien député; membres du Comité de direction de l'Aé.C.A.; MM. Bouscatié, vice-président, Coudrot, trésorier, Odent, Cabourdin, Royer, Perreau, Fleury; la délégation des Anciens élèves de l'E.C.P., ayant à sa tête MM. Portal, Sider, Bridonneau; MM. Delahodde, président de l'association des O. R.; Messéant, président des Anciens du Maroc; le capitaine Raibaldi; Bourdois, directeur des Autubus départementaux; Schwed, Chaton, Mayer, notaires; Deniset, notaire honoraire; Bouclier, vice-président de la Chambre syndicale des entrepreneurs; les docteurs Cuinet et Briault; Billiot, président du Conseil d'administration de la Ruche Moderne.

MM. Grennerat, conseiller municipal de Sainte-Savine; Louis Morin, archiviste municipal; Paul Bottot, de Piney; Munié, G. Coulon, G. Maillet, Liébert, Péterlot, Marcel Sainton, Peuchant, Garnier, Pannetier, Fouillon, Héliot, etc...

Devant le caveau de famille, deux discours ont été prononcés par MM. Darsonval et G. Groley.

M. Darsonval a éloquemment et très complètement retracé en ces termes la biographie du regretté président d'honneur de l'Aé. C. A.

Discours de M. Darsonval

Mesdames, Messieurs,

Mes chers Camarades,

A chaque fois que l'heure sonne, tout ici bas nous dit adieu !

Cette pensée profonde que vous fîtes graver, mon cher président, sur la froide pierre de ce symbolique mausolée, nous décèle avec quelle sérénité, avec quelle force de caractère, vous envisagiez la philosophie de la vie, cette vallée de larmes ! Et cette heure fatidique a sonné, cette heure ou la mort impitoyable ordonne qu'il faut se séparer, moment fatal où parents et amis tant éplorés, sont à cette heure assemblés en ce lieu pour vous apporter le suprême hommage de notre reconnaissance, de nos plus profonds regrets et notre ultime adieu. Aussi, est-ce au nom de l'Aéro-Club de l'Aube, que ma faible voix essaiera de tracer une sincère image de la vie si bien remplie de l'homme de bien et de science qui vous distingua parmi tant d'autres, vous dont notre société fut particulièrement honorée et que tous nous pleurons en ce jour.

Né à Troyes le 5 juillet 1860, vous vous orientez, mon cher président, dès votre prime jeunesse, vers les mathématiques et à 26 ans vous sortez brillamment de l'Ecole Centrale de Paris, pour vous acheminer ensuite vers les services techniques de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord. Avec quelle âme aimiez-vous conter votre séjour dans cette administration, vos différents stages aux ateliers, et en particulier celui passé sur les machines comme simple mécanicien. Souventes fois ne vous ai-je entendu narrer votre premier voyage en sphérique, précisément dans ce pays du Nord, à Béthune, en l'an 1887, en compagnie de l'aéronaute Lhoste. Si cette ascension fut réussie, le hasard seul permit que vous ne suiviez pas dans un deuxième départ la destinée cruelle de Lhoste qui périt en mer, quelques mois plus tard.

Dès ce jour, et malgré ce pénible souvenir, l'air vous avait conquis. Aussi, quand, de retour parmi nous, en qualité d'ingénieur civil vous adonnant à de nombreuses recherches scientifiques, répondez-vous présent à la fondation de notre Aéro-Club en 1901, pour en accepter la présidence, l'année suivante.

Cette date sera pour vous le commencement d'une vie très active dans l'aérostation, car, à cette époque, l'aviation était inexistante. Toutefois, en 1904, vous organisez d'intéressantes causeries avec le commandant Driant, membre également de notre société et je me souviens parfaitement que ces conversations laissaient espérer la réussite du plus lourd que l'air, par la conception d'hélicoptères ou d'orthoptères et même d'aéroplanes, le terme est de cette époque, basés sur le vol plané de l'oiseau avec surfaces légèrement inclinées sur l'horizon. Vous aviez donc, mon cher président, avec le commandant Driant, entrevu dès l'année 1904, le principe fondamental de nos avions modernes.

Afin de donner une place prépondérante à notre déjà vaillante société, vous n'hésitez pas à sacrifier de longues heures, de longs mois, soit pour l'élaboration de nombreux rapports à quelque société savante, soit pour la rédaction d'écrits tout imprégnés d'une science aéronautique la plus pure, soit enfin dès 1905, pour d'édition, de vos propres deniers, du premier bulletin annuel de notre Club. Non moins généreusement, vous offrez à l'un de nos membres un avion Hanriot, le premier avion de l'Aéro-Club, alors que l'aviation vient de naître à Bagatelle et à Mourmelon.

Votre silhouette parmi nous est populaire. D'une allure simple, mais toujours empreinte de la plus grande dignité, vous suivez modestement votre route, ne ménageant ni votre peine, ni vos conseils, ni votre bourse, à ceux qui vous sollicitent. Et pour faire diversion aux choses sérieuses d'ici bas, vous vous abandonnez parfois à cet humour naturel qui vous incitera à des créations fantaisistes ou se révèle un véritable talent de lettre. D'une affabilité parfaite, votre abord est facile et jamais vous ne refusez votre concours à qui le réclame. Aussi, toute votre vie s'écoulera-t-elle utilement entre votre laboratoire, le bureau de notre Club et les différents terrains témoins de nos multiples manifestations aériennes.

Chercheur émérite, vous inventez tout spécialement " l'Opticum " cet appareil précieux, construit pour déterminer, à bord, la vitesse d'un ballon ou d'un avion, et combien d'autres encore, d'une ingéniosité parfaite. De concert avec le Comité des fêtes de Troyes, vous organisez la première journée du circuit de l'Est. C'est en ce jour mémorable, le 7 août1910 qu'atterrissent à Pont-Hubert, parmi les vivats d'une foule frémissantes : Leblanc, Aubrun, Legagneux, Lindpaintner, Maillols, Mamet et Weymann, premiers chevaliers de l'air qui, de leurs ailes rapides, aient osé braver les cieux et s'aventurer dans une lointaine et périlleuse randonnée, Védrine, de fameuse mémoire, nous honore également de sa présence au meeting de Saint-Lyé.

Sous votre présidence, sont institués des cours de préparation aux aérostiers militaires et le ballon " l'Aube " contribue à donner le baptême de l'air à bon nombre de néophytes, notamment à Suzanne Bernard, l'une des premières aviatrices françaises. En 1913, de concert avec l'explorateur Bonvalot, vous organisez une souscription publique pour l'édification d'un hangar sur le terrain d'aviation de Brienne, que vous inaugurez l'année même de la grande tourmente en présence de plus de vingt mille personnes. En cette journée inoubliable viennent vse poser sur ce terrain les premiers pilotes militaires de ce temps.

Mais, avec la guerre, la plupart des membres de l'Aéro-Club partent aux armées. Vous allez désormais, présidé seul aux destinées de notre société. Vous maintenez toujours et malgré tout la liaison avec l'Aéro-Club de France à Paris qui nous compte parmi les cinq premières sociétés qui lui sont affiliées, ce dont, mon cher président, vous êtes particulièrement fier, car l'Aéro-Club est l'une de ces plus anciennes sociétés aéronautiques de notre pays. Et, quand nous sommes de retour c'est avec grande satisfaction que nous vous retrouvons, bien triste, il est vrai, car il y a de nombreux vides parmi nous, mais debout à la barre, comme le capitaine qui, malgré la plus violente tempête, n'a pas abandonné son navire !

Animé d'un moral excellent, vous reformez notre société. Par ses ascensions, le ballon " l'Aube " contribue au ralliement. Les anciens de l'aéronautique viennent se joindre à nous. La préparation militaire est reprise et une école de mécaniciens est ouverte. Par ses délégués, l'Aéro-Club de l'Aube prend une part active au congrès des sociétés affiliées, puis à la fondation de la Fédération nationale aéronautique. D'importants meetings d'aviation ont lieu : à Brienne, à Sainte-Maure, à Saint-Julien et à Barberey. Coste le glorieux héros de l'Atlantique et d'autres personnages de marque de l'aéronautique sont vos invités. Enfin, sous votre présidence, l'aérodrome de Troyes est créé, puis ouvert au service de la navigation aérienne.

En présence d'une vie aussi bien remplie et d'une activité aussi précieuse, le Gouvernement de la République ne peut mieux faire que de vous décerner la croix de chevalier de la Légion d'honneur. Grand honneur pour les ailes de l'Aube, cher monsieur Joanneton, ce dont nous sommes fiers.

Mais l'implacable destin ne permettra pas que vous jouissiez longtemps encore et du titre de président d'honneur de notre club et de cette glorieuse récompense qui vient de couronner votre carrière. Malgré les délicates prévenances dont vous entourait Mme Joanneton qui fut vraiment le rayon de soleil de vos dernières années, tant vous avait été pénible la cruelle séparation des membres de votre foyer et en particulier de cette enfant que vous chérissiez, votre petite Germaine, malgré les longues veilles et les soins assidus de votre épouse dévouée, alors qu'une terrible et douloureuse maladie venait vous terrasser, la mort passa, vous enlevant à l'affection de tous. Aussi, demanderai-je à Mme Joanneton et aux membres de votre famille de bien vouloir agréer l'expression de nos profonds regrets. Puisse cette sympathie contribuer à adoucir leur peine.

Pour bien comprendre le sentiment de grande bonté qui influait sur tout votre être, qu'il me soit permis d'affirmer combien votre cœur généreux compatissait au malheur d'autui. La récente et tragique aventure des deux pilotes français, Gatée et Brée, en Guinée Portugaise, vous avait atterrée. Quel bel exemple d'altruisme donnez-vous, alors que, mourant, sur votre lit de souffrance, vous vous intéressez au sort de ces malheureux, confiant que vous êtes dans un procédé scientifique capable de déceler la mort ou l'existence des deux aviateurs.

Je voudrais aussi rappeler ce songe d'une nuit d'automne, suprême manifestation de toute votre âme aéronautique, qu'une plume d'artiste consigna si habilement dans l'une de nos annales d'avant guerre. " J'évoquais, dites-vous, l'ombre de Giffard, celle du physicien Charles et du mécanicien Robert et aussi celles de Joseph et d'Etienne Montgolfier. Ces spectres étaient là devant moi !... Ah ! mon cher monsieur Joanneton, avant que ne se referme la lourde dalle de ce tombeau, je proclame que votre âma immortelle ne saurait trouver de plus digne séjour que celui des Giffard, des Robert et des Montgolfier. Les ombres que vous avez vues en songe, ici-bas, vous apparaîtront désormais dans la rayonnante lumière d'un monde meilleur ou l'éther azuré doit éternellement soutenir les ailes éclatantes et diaphanes de tous les martyrs de l'Aérostation et de l'Aviation.

Reposez en paix, mon cher président, votre œuvre ne saurait périr. Le Flamme qui, pendant plus de quarante années, consuma votre personne, brûle ardemment en nous, membres de l'Aéro-Club, aussi, soyez assuré que ce flambeau sacré ne saurait désormais s'éteindre. Dans la voûte azurée, un jour, s'élèvera par delà cette enceinte " Le Président-Joanneton ". De ses ailes légères, il viendra jeter quelques roses en ce lieu, pour reprendre ensuite sa course vagabonde dans l'immensité des cieux. A son souffle puissant, mon cher président, votre âme tressaillera d'aise et d'espérance, votre rêve, l'idéal de toute une vie de science et de bonté pourra devenir une réalité, car si vous avez travaillé à nous donner l'avion, l'avion lui, devra préparer la Paix, cette Paix que vous avez tant aimée...

Au nom de tous mes camarades de l'Aéro-Club de l'Aube, je vous adresse ici-bas, mon cher monsieur Joanneton, mon dernier adieu.

Léon Darsonval, pilote aéronaute