5 - Le statuaire Edme Auguste Suchetet





Dès lors, Suchetet entrevoyait le moment où, bientôt, il allait partir pour l’Italie, jour béni s’il en fut, où il lui serait donné de visiter ce pays de rêve ou l’on rencontre tant de chefs-d’ œuvres qui devaient l’enthousiasmer et susciter en lui de bien douces émotions.

Après un repos mérité et en attendant son départ, Suchetet exécuta quelques bustes et divers médaillons, puis il prépara avec son praticien l’exécution en marbre de Biblis.

Mais avant d’accomplir ce voyage lointain, Suchetet n’oublia pas de venir saluer sa famille, ses amis de Vendeuvre, . Ce jour là, Monsieur Léon Moynet l’attendait à la gare, au milieu de la population accourue pour le féliciter. Et, quand le jeune Maître apparut, c’est par de nombreux bras qu’il fut porté triomphalement au landau que trainait un brillant attelage. Jamais la Ville de Vendeuvre ne fut aussi fière de l’un de ses fils qu’à cette heure.

Quel beau jour ! et quelle joie rayonnante devait déborder du cœur de son bon père, cet humble ouvrier maçon dont le fils venait d’être acclamé par le tout Paris artistique.

Enfin le 15 janvier 1881 Suchetet quittait Paris pour l’Italie.

S’étant arrêté quelques jours à Lyon, c’est avec la plus grande joie qu’il alla saluer ses anciens Professeurs de Sculpture et d’Anatomie Mr Fabisch et Mr le Docteur Tripier. Par une coïncidence heureuse, alors que Suchetet prenait son train à la gare de Perrache pour Marseille, des voix qui lui étaient familières l’avaient interpellé au passage ; c’étaient les Prix de Rome qui regagnaient la Ville Eternelle. Suchetet prit place à leur côtés, puis ils se quittèrent à Marseille tout en se donnant rendez-vous à la Villa Médicis.

A Cannes, Suchetet s’arrêta chez le propriétaire du Grand Bazar de l’Hôtel de Ville à Paris, Mr Ruel dont il devait exécuter le buste en bronze à cire perdue. Ce procédé était très peu pratiqué en France, à cette époque et c’est Vincenzo Gemito, dont Suchetet avait fait la connaissance à l’Atelier de Paul Dubois, qui l’initia à ce genre de travail. Le modèle plâtre du buste de Mr Ruel étant terminé, Suchetet l’emporta à Florence, Ville par excellence des spécialistes dans l’art des moulages à cire perdue.

C’est à Florence, que notre jeune statuaire fit une connaissance approfondie avec l’Art primitif qu’il n’avait fait qu’entrevoir à son passage à Pise. Tout d’abord, il se trouva, dans ce milieu, fort dépaysé, d’autant plus que ce qu’il avait vu jusqu’alors, au Louvre, dans ce genre, n’était pas conséquent, de qualité inférieure et peu propre à former le goût ou même à donner une idée exacte de la beauté réelle du Grand Art.

Suchetet prolongea donc, pendant plusieurs mois, son séjour dans cette ville, visitant musées et églises où l’or remorque de grandes et belles fresques, véritables joyaux de l’Art primitif. Cet art, nous dira-t-il, un peu sévère et dénué de tout artifice, exprime des sentiments de piété si sincères et si vrais, il est si simple dans sa tenue et si élevé dans sa forme que j’en fus pénétré d’une respectueuse admiration, aussi arrivai-je à médire de moi-même, en raison du doute qui m’avait envahi, dès mes premiers pas en Italie.

Suchetet visita donc tout l’ensemble de la production artistique de l’Ecole Florentine, dans les Musées, dans les Collections particulières ainsi que dans les grandes Collections grecques et romaines que l’on trouve au Pitte , aux Ulfizi. Avec quelle âme il parcourut les nombreux palais de Florence ainsi que les environs de la ville où l’on rencontre la fameuse Chartreuse du Val d’ Ema, qui, tous renferment des œuvres inestimables.

Il fit son choix, et, au contact des Donatello, des Michel Ange, des Lacca de Robbia, des Verrochio, des Mino da Fiosole, il se sentit étreint par la plus profonde émotion et plongé dans une intense rêverie.

Je suis heureux de pouvoir rapporter ici la propre pensée du Maître qui ajoutait :

“ quand je quittai Florence, je m’étais identifié” à cet art si fin, si distingué, d’un sentiment si prenant que je m’en trouvais comme imprégné “.

Après avoir visité d’autres villes fort intéressantes, Suchetet arriva à Rome. Sa première visite fut pour la Villa Médicis où il retrouva ses camarades qui lui ménagèrent, à différentes reprises, un cordial accueil. Ensuite et pendant plusieurs mois encore, il ne négligea rien pour se mettre en rapport avec l’Art Romain. Parmi les innombrables œuvres d’Art que l’on rencontre, à profusion, dans les palais, les villas et les musées, dans les collections, dans les basiliques et les églises, dans les jardins ou sur les voies publiques tout constellés d’artistiques Fontaines parmi tout ce que la Rome antique et moderne peut offrir à la sagacité du visiteur qui vient fouler son sol sacré, c’est Saint-Pierre et le Vatican avec son musée et sa chapelle Sixtine qui captivèrent le plus l’attention du jeune statuaire.

Descendant vers le Sud de l’Italie, Suchetet s’arrêta à Naples et visita les palais, les musées et les églises. Mais, nous dira-t-il, je découvris, au cours de nos promenades quotidiennes, bien des coins intéressants et pittoresques, des statues, des bornes fontaines, des bas-reliefs ou des parties de fresques conservées sur de vieux pans de murs, toutes, œuvres qui appellent la plus sérieuse attention.

Naples est aussi fort remarquable, ajoutait-il, par ses retables et par ses bas-reliefs en terre cuite qui ne cèdent en rien à la si délicate sculpture Florentine.

C’est à Naples que Suchetet se rencontre, de nouveau, avec le grand statuaire Vincenzo Gemito, aussi je m’imagine aisément quelles conversations toutes remplies de charme et de poésie durent s’établir entre ces deux artistes de talent alors qu’ils devisaient, le soir, sous un beau ciel étoilé et dans un farniente d’une douceur inexprimable.

Suchetet descendit encore vers le Sud de l’Italie puis il rentra à Rome. Il s’y trouvait depuis quelques semaines, quand son praticien lui écrivit que le travail du marbre de sa Biblis était en partie achevé. Comme celui-ci réclamait presque le solde du prix convenu pour la totalité de sa tâche, Suchetet s’en montra très étonné et le doute se glissa dans son esprit. Soupçonnant quelque malfaçon, il rentra précipitamment à Paris.

Ses pressentiments n’étaient que trop justifiés. Combien fut grande sa surprise et profonde sa déception de voir son œuvre aussi malmenée par des praticiens qui en avaient peu compris la forme nouvelle et qui l’avaient si mal interprétée dans le marbre.

Ils en avaient détruit le sens et l’harmonie en lui enlevant toute la souplesse et le sentiment qui la distinguaient. Aussi du-t-il lui même reprendre le marbre dont la pratique (Terme de métier en sculpture qui est sortie des lois de l’Art, de la Pratique et qui compromet l’œuvre) était complètement engagée. Les droitiers étaient inscrits sur le ventre du personnage, à peu près de la même manière que ceux inscrit sur le torse d’Achille Antique, avec des fonds atteints (Expression professionnelle, c’est à dire que l’on a atteint le point définitif de la forme sur lequel il n’est plus passible de revenir).

“ Il faut savoir “, me dit Suchetet, “ ce que c’est qu’un fond atteint pour apprécier les difficultés que l’on rencontre afin de retrouver la souplesse des contours de ces formes ainsi que leur harmonie “. L’œuvre était donc irrémédiablement perdue si le Maître n’était arrivé à temps pour la sauver.

Ayant loué un atelier, Suchetet s’y installa et y fit transporter le marbre et le modèle, puis en compagnie d’un meilleur praticien, il se mit en devoir de rétablir la situation. Après un labeur acharné, Biblis était terminée et envoyée au salon de 1883, où elle remporta, de nouveau, un éclatant succès. Le rétablissement de cette figure avait été très onéreux pour son auteur. Suchetet y avait laissé la plus grande partie de ses bénéfices dont il aurait eu tant besoin pour poursuivre sa carrière mais l’adversité s’acharnait à ses pas car il allait entrer en conflit avec les Beaux-Arts.

Au cours de son travail, Suchetet s’était vu reprocher, par cette Administration, son retour et son long séjour à Paris, quoiqu’ils fussent, cependant, bien légitimes.

Sous la pression d’un haut fonctionnaire des Beaux-Arts, Mr B …. un compatriote du jeune statuaire dont les lauriers et l’indépendance l’empêchaient manifestement de dormir, on alla jusqu’à supprimer à Suchetet la troisième annuité de sa bourse de voyage à l’Etranger. Mais sur l’intervention énergique du Sénateur Aubois Mr Gayot,, le Ministre Mr Jules Ferry répara cette criante injustice en rétablissant l’intéressé dans tous ses droits et prérogatives.

On se soumit aux Beaux-Arts, et l’on fit même au jeune Maître les plus mirifiques promesses de travaux, pour l’avenir.

Mais il n’en est pas moins vrai qu’à partir de ce jour, Suchetet était indésirable dans cette Administration qui ne se gêna pas, dans la suite, pour l’accabler d’un ressentiment vraiment immérité.

A la suite de la décision de Mr Jules Ferry, Suchetet reprit donc le cours de ses voyages, à travers une partie de l’Europe. Oublieux de la perfidie de certains hommes, il allait retremper toute son âme dans un domaine supérieur, dans ce grand Art qui procure tant de satisfactions morales et intellectuelles à ceux qui sont appelés à le connaître, à l’apprécier, à l’aimer.

Après avoir visité Strasbourg, Munich, Salzbourg, Vienne, Trieste, Venise, il se dirigea vers Padoue, Assise, Arezzo, Pérouse, Sienne et revint à Florence, puis au Campo Santo de Pise, pour reprendre contact avec cet Art primitif qui l’avait tant enthousiasmé. Enfin il s’embarqua à Pérouse pour la Corse, Marseille et l’Espagne, Valence, Grenade, Malaga, Séville, Cordoue, Tolède, Madrid, Valladolid, Burgos reçurent successivement la visite de notre compatriote qui poussa même la curiosité, en passant à Gibraltar, d’aller visiter Tanger.

De retour à Paris, l’Administration des Beaux-Arts pria Suchetet d’établir un rapport sur ses différents voyages. On trouvera ce document dans le dossier de ce statuaire à l’Administration des Beaux-Arts à Paris.

En rentrant dans la Capital, Suchetet était entièrement désargenté, aussi pour se tirer momentanément d’affaire, composa-t-il une petite figure “ aux Vendanges “ dont le marbre fut acheté par l’Etat et donné ensuite au Musée de Troyes.

Pendant ce temps, aux Beaux-Arts, on continuait à lui faire des promesses pour un travail important, mais on ne l’admettait qu’à ramasser les miettes du festin. C’est ainsi qu’il exécuta une statue en pierre “ les Mathématiques “ sur la façade de la nouvelle Sorbonne, à Paris et qu’il participa, par sa statue “ Le Commerce Maritime “ dont nous possédons à Troyes la maquette, à la restauration de l’Hôtel de Ville de la Rochelle.

Mr Lisch, architecte de cette dernière ville, avait su apprécier les mérites de ce jeune homme, aussi l’avait-il chaleureusement recommandé à la parente Mme la Baronne Jean Charles Davillier pour exécuter le buste de son mari qui venait de mourir en léguant sa riche collection d’Art au Musée du Louvre.

L’Administration des Beaux-Arts qui, en reconnaissance de ce legs, s’offrait de faire exécuter le buste de son généreux donateur pour le placer au Musée du Louvre, pria Mme la Baronne de vouloir bien lui signaler si elle avait une préférence pour un statuaire. Mme Davillier présenta donc Auguste Suchetet. Mais il fallait compter avec l’obstruction inconsidérée et inopportune de cet organisme qui essaya de discuter ce choix. Madame la Baronne Davillier maintint, avec fermeté, sa manière de voir, et, se substituant à l’Administration des Beaux-Arts, elle commanda à Suchetet ce buste qu’elle paya au jeune statuaire, de ses propres deniers et bien au delà du prix convenu.

Par ce geste, cette généreuse personne, entendait prendre Suchetet sous sa protection et couvrir d’humiliation Mr B….., cet antipathique personnage qui continuait à accabler lâchement son infortuné compatriote.

Suchetet, trop jeune encore pour déjouer tous les traquenards de la vie, se trouvait introduit dans une impasse, car cette lutte engagée contre l’Administration ne pouvait lui réussir. C’était le pot de terre qui, inéluctablement, allait se briser contre le pot de fer.

De plus en plus “, m’affirma Suchetet, “ je m’enfonçais dans une forêt ténébreuse, vrai symbole de la vie et d’où l’on ne sait jamais comment on en sortira. J’avais bien fait quelques économie mais elles furent tôt dissipées. J’avançais donc dans l’existence, péniblement, en chancelant, ne vivant que du produit de quelques bustes ou de petits travaux qui m’étaient confiés grâce à l’appui de Mme Davillier.”

“ A Troyes, lors de l’édification de la Fontaine Argence, j’avais en tête un projet fort intéressant mais, par esprit d’économie, on s’arrêta à acheter au Val d’Osne, une fontaine dans mérite artistique et que l’on tire à quantité d’exemplaires.”

“ J’allais de déception en déception et c’est ainsi que je passai plusieurs années à moisir dans mon atelier, alors que, rempli de vigueur, je ne demandais qu’à produire “.

“ Certes, la carrière artistique n’est pas des plus faciles. Elle sourit à ceux qui reçoivent les encouragements de l’Etat, mais elle est ingrate pour ceux qui s’y adonnent sans fortune et qui sont obligés d’en vivre car de nos jours, les tracas financiers qui menacent toutes les classes de la Société amoindrissent en grande partie la fortune publique et paralysent les meilleures volontés. La vie animale et mécanique que l’avenir nous réserve feront du tort à la haute pensée et aux sensations élevées de l’Art qui, démodé et presque oublié n’intéressera plus personne. Malgré tout, j’ai beaucoup aimé mon Art et je n’ai jamais marchandé mes efforts. Toutefois, je ne me suis pas enrichi, c’est dans la seule conception de mes œuvres que j’ai trouvé les plus grandes consolations et c’est là encore que j’ai passé les heures les plus exquises de ma vie “.