16 - L'Aéronautique dans le département de l'Aube (1936)

BRIENNE-LE-CHATEAU

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BRIENNE ! nom symbolique que je ne puis évoquer et moins encore écrire sans qu'un long frisson agite tout mon être.

Mille pensées à la fois assaillent mon esprit et ma plume se refuse à toutes les transcrire ici.

L'ombre de l'Aigle plane au-dessus de moi quand je songe à son nid ! O épopée de gloire qui es-tu donc ?

N'est-ce pas de Brienne, que tu pris ton essor pour planer sur le monde.

Et n'est-ce pas aussi à Brienne, qu'un soir de bataille, en 1814, après une course effrénée et vagabonde à travers l'Europe, l'Homme à la redingote grise vint cueillir sa dernière victoire !...

" Pour ma pensée, Brienne est ma patrie, c'est là que j'ai ressenti les premières impressions de l'homme " (1).

Sublimes et profondes paroles tombées de la bouche de cet Alexandre des siècles nouveaux, lui, le maître un instant de l'Europe entière, Napoléon !!

O Brienne, mais ton nom est inscrit en lettres de feu dans les nuées de la plus puissante et de la plus pure renommée et un jour viendra ou plus de vingt mille cœurs apporteront dans ta modeste bourgade, l'hommage de leur amour pour les grands oiseaux de France.

Oui, c'est par une formidable clameur et dans une atmosphère de victoire que les " Aiglons " regagneront le nid de l' " Aigle ".

Aussi, le 27 juillet 1913, a-t-il été une date entre toutes célèbres pour l'Histoire de l'Aviation Auboise !

Cette journée grandiose consacra une nouvelle victoire, celle du génie humain. Elle fut l'apothéose de ce que l'homme peut concevoir de plus puissant et en même temps de plus sûr pour escalader l'Olympe !


AU 27 JUILLET 1913


De grand matin, Brienne la Coquette, s'est éveillée, déjà revêtue de sa plus belle parure. Une effervescence inaccoutumée règne dans ses rues toutes pavoisées de drapeaux, de fleurs et de verdure. La fête est partout, la joie, dans tous les cœurs.

Une intense circulation s'établit dans ses principales artères, ce sont de véritables vagues d'autos, de vélos et de piétons qui, pendant des heures entières et sous un soleil de plomb, vont déferler vers cette bourgade et le terrain d'aviation.

Le lieutenant Prot, notre compatriote, les lieutenants Gillet de Challonge, Delvert, Lefort, Campagne, Pécardin, les sergents Louis, Homerain et Bourkadan, ainsi qu'un pilote civil, M. Bonnier, sont arrivés à l'aérodrome, depuis la veille, venant de Saint-Cyr, Mailly, Villacoublay et Buc.

Vers onze heures, entre en gare un train spécial; en descendent MM. le Préfet de l'Aube, le Maire de Troyes, ainsi que les sénateurs, députés et personnages officiels qui sont chaleureusement accueillis sur le quai par M. Bonvalot, maire de Brienne, accompagné de tout son Conseil Municipal et de M. André Chanteclair, délégué de la Ligue Nationale Aérienne, un enfant de Brienne.

On gagne l'Hôtel de Ville, où est servi un banquet officiel sous la présidence du Général Rouvier, commandant la place de Troyes. A la table si habilement dressée par le maître-queux André de Vendeuvre, se pressent tous les invités du Maire de Brienne. MM. Chocarne, Préfet de l'Aube; les sénateurs Rambourg et Renaudat; Thierry-Delanoue, député; Quinton, président de la L. N. Aé.; le capitaine Marconnet, représentant le général Hirschauer; Delatour, directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations; le général Bailloud; Fraigneau, secrétaire général de la Préfecture; Masnou, sous-préfet de Bar-sur-Aube; Rolland, conseiller général; Riché, maire de Troyes; le commandant de gendarmerie Guyot; le lieutenant-colonel Nollet, du 60e d'Artillerie; le lieutenant-colonel Voyer, directeur du Parc de Chalais-Meudon; le chef d'escadron Beaudelaire; André Chanteclair; Joanneton, ingénieur, représentant l'Aéro-Club de France; Gentin, représentant de la L.N.A.; Boivin, représentant de l'A. G. Aé.; Lemaire et Darsonval, délégués du Club de l'Aéronautique de l'Aube; Zirnheld, secrétaire général du Comité national d'Aviation militaire; les membres de la Presse; les aviateurs militaires et le pîlote Bonnier (1).

Au dessert, de remarquables discours sont prononcés. D'abord par M. le général Rouvier, représentant le Ministre de la Guerre, puis par M. le Préfet.

M. Quinton, président de la Ligue nationale Aérienne remercie d'abord chaleureusement M. A. Chanteclair l'ardent instigateur de cette fête, lui qui lit tout en œuvre, avec son inlassable dévouement, pour recueillir la somme nécessaire à l'installation de ce terrain. M. Quinton entrevoit, de par la France, une éclosion exceptionnelle de hangars d'aviation et il estime qu'un pays comme le nôtre doit vivre et se défendre en accomplissant le suprême effort que commande l'actuelle situation.

Puis, il exalte cette terre de Brienne qui fut témoin de la prime jeunesse de Bonaparte et du départ pour la quatrième Croisade, il y a 700 ans, du chroniqueur Geoffroy de Villehardouin et de celui du comte de Brienne, qui fut roi de Jérusalem.

Enfin il ajoute :

N'est-ce pas un enfant de ce coin de Champagne qui a exploré la région inaccessible du Thibet ? En saluant M. Bonvalot, j'ose dire qu'il a bien mérité de Brienne et qu'il a continué la noble tradition des comtes de Brienne et de Geoffroy de Villehardouin.

M. le colonel Voyer, qui prend ensuite la parole, adresse tous ses remerciements au Comité départemental de la Ligue Aérienne pour l'œuvre accomplie. Il se réjouit de voir se dresser nombreuses, principalement dans la région de l'Est, des stations d'aéroplanes, et M. Thierry-Delanoue, député de l'arrondissement, d'applaudir à son tour, de tout cœur, à la création de ce nouveau terrain si indispensable dans les temps présents pour la défense de notre frontière et pour le maintien de l'intégrité du sol national.

Enfin M. Bonvalot, après avoir félicité les artisans de cette belle journée, affirmera combien grande est son inquiétude vis-à-vis des Allemands qui devaient bientôt nous envahir. C'est un véritable cri d'alarme que pousse notre compatriote quand il dit :

Je me suis laissé gagner rapidement à l'aviation par suite de l'attitude de l'Allemagne à notre égard. J'ai habité longtemps ce pays, je sais ce qui se passe de l'autre côté de la frontière, qu'on n'y admet que la force, qu'on ne se rend qu'à la force.

Dans un élan de fol orgueil, les Allemands ne rêvent en ce moment que conquêtes, j'ai lu dans un journal de là-bas que la " France est un pays qui se ruine et qui meurt et que l'Allemagne peut et doit la coloniser, qu'elle a autant de droit de le faire, que la France de coloniser le Congo "

Dans ces conditions, Messieurs, nous n'avons qu'à nous mettre résolument sur la défensive, ne compter que sur notre armement et nos aéroplanes !

Puis le maire de Brienne manifeste une confiance profonde dans l'aéroplane " l'œil du commandement et redoutable engin de guerre " et termine en assurant que le Comité de la Ligue nationale aérienne a bien travaillé pour la France et rien que pour la France.

Nous sommes en 1935. Que trouvons-nous de changé dans la mentalité et dans l'attitude de l'Allemagne ? Ces paroles de Bonvalot ne méritent-elles pas d'être sérieusement méditées ? Songeons-y !

Sur l'Aérodrome

Plus de vingt mille personnes se pressent sur le terrain d'aviation. Sur une belle ligne sont rangés deux Nieuport, deux Farmann, et six monoplans Rep. Le public est enthousiaste et attend impatiemment l'heure des envolées. Mais auparavant, les officiels qui viennent d'arriver inaugurent le hangar, sans discours cela va de soi, ils seraient ici superflus.

Bientôt, dans le ciel, les avions se sont successivement élancés et, pendant plusieurs heures, régalent les spectateurs par leurs virages sensationnels et par toute la gamme d'acrobaties permises pour cette époque.

Mais l'heure des séparations a sonné et les aiglons héroïques gagnent le ciel avec rapidité pour se perdre enfin dans l'infini, tout là-bas, au bout de l'l'horizon !

Ils ont fui... nous ne les reverrons plus !

t à mesure que le soleil descend, écarlate, derrière de hautes futaies, un peu de mélancolie se glisse en notre cœur. Nous ne pouvions croire à la fin d'une aussi agréable journée !


Quelques jours après le meeting de Brienne, le samedi 2 août, l'aviateur Renaux gagnant de la Coupe Michelin du Puy-de-Dôme vient à Troyes accompagné de sa femme, il atterrit à Pont-Hubert, sur biplan Maurice-Farmann et repart le 4, à 6 h. du matin.

Le 25 septembre 1913, par décision ministérielle, le premier département de la Champagne historique et géographique, l'Aube, donne son nom à un avion de guerre. M. Chanteclair en informe la population par voie de la Presse.

Quelques avions militaires, dit-il, exclusivement achetés avec les fonds fournis spécialement à cet effet par des villes ou des départements sont bien désignés du nom de ces villes et de ces départements, mais aucun avion comme celui qui porte le nom de l'Aube n'a encore été baptisé à titre commémoratif et reconnaissant " (2).

Et cet avion piloté par le sergent Corbeil viendra, le 4 avril 1914, atterrir, à 3 h. 15 de l'après-midi, sur le territoire de Sainte-Savine, à Chanteloup.

Alors que les aviateurs ne sont pas encore légion il convient de signaler qu'au début d'octobre 1913, notre compatriote le maréchal des logis Aullen passe avec succès son brevet de pilote d'avion.

A quelques mois de là, le pilote Daucourt, tant admiré au meeting de SaintLyé, est chargé d'une mission importante : la liaison Paris-Le Caire.

Les travaux, que la Ligue nationale aérienne a entrepris depuis plus de trois mois, vont permettre de tenter la réalisation de la première grande voie aérienne du monde : Paris-Le Caire, par Vienne, Budapest, Belgrade, Scutari, Brousse, Erégli, Alexandrette, Alep, Jérusalem, Jaffa, Gaza et Port-Saïd.

Daucourt part le 23 octobre 1913 et salue, au passage, Troyes sa ville natale.

Venant de Sens, il passe exactement à 7 h. 25 m. du matin au-dessus d'Estissac, à l'altitude de 300 mètres. Dix minutes plus tard, il plane au-dessus de Troyes, passe à Bar-sur-Aube à 8 h. 15 et se dirige, à pleins gaz, vers Chaumont et la frontière.

Malheureusement, cette belle tentative échoua et c'est Védrines qui réalisa ce projet, du 20 novembre au 29 décembre 1913, par son voyage Nancy-Le Caire ( environ 5.400 kilomètres ).

Mais depuis quelque temps, un exploit de la plus haute importance révolutionnait l'aviation.

Pégoud avait exécuté, le 21 septembre 1913, le premier " looping ", aussi nos compatriotes étaient-ils désireux d'assister, au plus tôt, à ce passionnant exercice qui se déroula dans notre ville, au printemps 1914.


LE PREMIER LOOPING A TROYES

(12 Avril 1914 )


Arrivés la veille, les pilotes Duval, sur Deperdussin et Guinard, sur Blériot s'installent sur le terrain de Pont-Hubert. Le lendemain 12 avril, en présenced'une foule considérable, commencent les vols des deux aviateurs.

Duval vole très bas sur son Deperdussin et dans une ronde infernale passe au-dessus de nos têtes, donnant à tous le frisson !

Puis c'est le " looping " par Guinard, premier élève de Pégoud.

Par des bretelles de cuir on l'attache solidement au fuselage de son Blériot. Il part. Une indescriptible émotion envahit tous les cœurs. L'instant est solennel. Guinard monte à 800 mètres quand tout à coup on aperçoit l'appareil qui se cabre. La foule est anxieuse, mais dans l'espace d'un moment son appareil s'est retourné d'une façon impeccable.

Et voilà encore un fait et une date qui doivent être inscrits au Livre d'Or de l'Histoire aéronautique de notre vieille cité, toujours et plus que jamais à l'honneur.

LA PREMIERE FETE D'AVIATION A ROMILLY

( 19 Avril 1914 )

La semaine suivante, le 19 avril, Romilly-sur-Seine donnait sa première fête d'aviation.

Elle eut lieu sur les terrains situés entre la Voie-Blanche et le chemin du Moulin, à l'emplacement de l'Aérodrome alors en voie de formation.

Deux mille personnes assistèrent à cette manifestation. L'aviateur Bourdon, chef pilote de la maison Alexandre, se livra à des évolutions aériennes pleines de charme.

Plusieurs personnes en cette journée reçurent le baptême de l'air. C'est M. A. Duchat, âgé de 72 ans, d'Origny-le-Sec, qui eut l'étrenne du terrain, le premier, en qualité de passager, puis MM. Pierre Bellemère, Lambert, Berton, Terson, etc...

Vers 5 heures du soir, le lieutenant aviateur Quilliem qui venait d'atterrir à proximité de l'hôpital survola l'aérodrome et salua la foule alors qu'il repartait à Epinal.

M. Alexandre qui se propose de transférer sa maison de Chartres à Romilly, en entretient certaines personnalités de la ville. Ala suite de ces pourparlers, on décide de former au plus tôt un Comité. Les 21, 22 et 23 avril le pilote Bourdon ne cesse de donner des baptêmes de l'air, et c'est ainsi qu'il accomplit plus de cinquante départ sur cet aérodrome improvisé.

Parmi les baptisés je citerai : Mme Pecqueur et sa jeune fille âgée de 13 ans, M. Ney ingénieur des Ateliers de l'Est et son jeune fils âgé de 7 ans, M. Boudios, âgé de 80 ans qui part, le 21, pour Mailly et en revient, vers 11 h. du matin, enchanté de son voyage.

Dans un enthousiasme général, une Commission d'aviation se constitue, le 4mai, à Romilly; son but est la création d'un aérodrome. Voici la composition du bureau de ce Comité :

Présidents d'honneur : MM. Lemoine, maire de Romilly, et Ney, ingénieur aux Ateliers de l'Est.

Présidents actifs : MM. Pierre et René Bellemère.

Trésorier : Me Cotte, notaire

Secrétaire : M. Pecqueur.

M. Alexandre renouvelle sa proposition et déclare en outre qu'il construit un monoplan biplace avec moteur Anzani 10 cylindres 80 CV. Ce sera, dit-il, un appareil de tourisme, de grande stabilité. Sa surface portante aura 26 m2, sa vitesse 110 kilom.-heure et son poids, 360 kgs. Il démontre que le terrain est parfaitement approprié pour l'établissement d'un aérodrome et qu'il est tout disposé à quitter Chartres pour venir s'établir à Rmilly afin de travailler à la construction de ce nouvel appareil dont le prix sera des plus abordables; ainsi entend-il vulgariser l'aviation.

Le Comité de Romilly se rallie à sa proposition et s'engage à recourir à la générosité de la population afin de rassembler les fonds nécessaires pour la création de l'aérodrome; et le 15 mai, M. Alexandre prend toutes ses dispositions pour expédier son matériel de Chartres.

Fin mai, M. Alexandre est en pleine installation à Romilly; cela ne saurait empêcher son chef pilote Bourdon de donner, avec l'avion Le Pingouin, une exhibition fameuse et de nombreux baptêmes de l'air, notamment à M. Joanis, âgé de 72 ans.


A quelque temps de là, le 28 juin 1914, de Lavillette sur Blériot se dispose à prendre part à des expériences de parachute, sur le terrain de Pont-Hubert, mais il tombe lourdement sur le sol et ne peut mener à bien son entreprise.

Ce fut la dernière manifestation aérienne qui se déroula, avant la guerre de 1914, sur le terrain de Pont-Hubert. Au cours des hostilités, des avions militaires vinrent encore y atterrir. Mais, de nos jours, ce terrain est désaffecté en temps qu'aérodrome et rendu à sa destination première.

Ey c'est Romilly-sur-Seine qui terminera dans notre département la série des fêtes aériennes d'avant-guerre par sa manifestation des 12, 13 et 14 juillet.

Le 12 juillet, dès midi, le Comité d'aviation se réunit à l" Hôtel du Chemin-de-Fer où a lieu un déjeuner intime auquel assistent le lieutenant Gourliez arrivé dans la matinée, par la voie des airs, et plusieurs personnalités du monde de l'aviation qui prennent place à ses côtés.

Dans son discours, M. Boudios fait connaître que MM. Bonvalot et Chanteclair approuvent entièrement le projet du Comité d'aviation de Romilly et il souligne, en outre, que la présence du lieutenant Gourliez, représentant l'aviation militaire, est un précieux encouragement, aussi est-ce dans une atmosphère de grande cordialité et de belle confiance que tous les convives s'acheminent vers l'aérodrome.

A 3 heures, la fête d'aviation bat son plein et remporte un vif succès. L'enceinte réservée au public est littéralement assiégée. Bourdon fait une envolée superbe sur l'appareil métallique Alexandre, de construction récente, et dont j'ai donné antérieurement les caractéristiques.

Puis le lieutenant Gourliez décolle avec son monoplan, accomplissant plusieurs tours de piste, mais à l'atterrissage il brise le train avant de son appareil.

Le lendemain à 4 heures, a lieu le départ du ballon l'Aube, sur le terrain de la Béchère; Bourdon vient avec son monoplan le survoler et saluer son équipage.

Ainsi, par la manifestation aérienne de Romilly, se termine dans notre département cette période héroïque, car la guerre vient de se déclencher. Vers l'aviation c'est aujourd'hui une ruée de volontaires, et demain, dans les cieux, pour défendre notre sol envahi, nous verrons s'élancer : les Cuynemer, les Fonck, les Bourjade, les Nungesser et tant d'autres glorieux !

L'avion qui vient de naître aura plus d'audace encore; dans le sang de ses héros, de ses martyrs, il trouvera plus de vie... une vie éternelle !

De cette cruelle épreuve il sortira plus grand !...

(1) Liste des invités donnée par la Presse locale.

(2) En raison du montant de la souscription nationale qui avait atteint la somme de 37.177 fr. 50 pour notre Département.