5 - L'Aéronautique dans le département de l'Aube (1936)



QUATRIÈME CYCLE

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DE 1920 A 1936

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Les années qui suivent la démobilisation seront pour le Club Aéronautique de l'Aube, une période de réorganisation, la guerre n'ayant semé que ruine et désastres.

Dès 1920, un tout petit noyau d'anciens ( nous étions cinq ), entreprend de faire revivre le Club. Des appels périodiques sont lancés dans la Presse, quelques amis se joignent à nous et, en 1924, le ballon l'Aube se réveille, accomplissant le 15 juin, la 74e ascension de son règne.

Le 6 juillet, notre vieux sphérique s'élève de nouveau, donnant le baptême de l'air, en ballon, à un pilote militaire d'avion, à notre camarade Bouscatié, Vice-président du C.A.A., et voici quelles furent ses impressions.

Impressions d'un ancien pilote aviateur,

pour la première fois passager en ballon libre

Effectuer un voyage en ballon libre... Comparer les impressions ressenties avec celles encore vivaces que j'avais éprouvées en avion... Je me suis réjoui de voir le sort me désigner au cours du dernier banquet annuel de l'Ascension.

Le 6 juillet, dès Patron-minet, le ballon est à terre, écrasé sous son filet. L'un des plus dévoués du C.A.A., s'affaire avec de non moins acolytes. Un long serpent de toile jaune traîne sur le sol, jusqu'à une bouche de gaz... On ouvre une vanne, le serpent se gonfle, bientôt l'étoffe du ballon se soulève.

Petit à petit, une belle coupole s'élève; inlassablement, accrochant les sacs de lest, les aides font des poids, autour de la rotondité. Voici dépassé l'équateur, on amarre le fanion du pilote, ciel et or avec étoile à huit rais, et celui, vert, rouge et tango, pour le C.A.A. ainsi que le pavillon national.

Enfin, voici l'appendice qui semble la queue d'une immense poire renversée. Le ballon, solidement maintenu par les sacs de sable, frémit pourtant au sol sous la brise matinale et semble vouloir soulever ses boulets pour s'échapper.

On appareille, la nacelle est accrochée après le cercle.

Comment allons-nous tenir là-dedans. Dépêchons ! l'heure approche. Pilote et passager enjambent le bord du panier et se casent difficilement au milieu des victuailles, des sacs de lest, des appareils de bord, des ficelles et des bâches de toutes sortes. On est certes moins à son aise que dans un avion. Le ballon est placé pour le départ. Cent mains amies à serrer ; au delà des cordes de l'enceinte, des milliers de paires d'yeux qui vous guettent et vous envient peut-être.

Le ballon, maintenu par cinquante mains robustes, est traîné sur le sol, qu'il râcle ; on déleste, les mains se soulèvent un peu, le ballon les suit, enfin, lâchez tout !...

Les amis s'enfoncent, le sol fuit et nous semblons ne pas être en mouvement, on ne sent rien, on entend du bruit qui va doucement s'éloignant, nous montons vite, il me semble ; des toits, des milliers de cheminées, une rumeur vague... Nous sommes bel et bien partis ; la 75e ascension du Club Aéronautique de l'Aube est commencée.

Mieux qu'en avion, on a ici le temps d'analyser, de déguster ses impressions. Voici le jardin devant la Préfecture, qui semble un tapis au dessin parfaitement symétrique, les monuments de Troyes, la place du Cirque où grouille une foule autour du Quand même qui s'apprête à nous suivre ; derrière le ballon, la Caisse d'Épargne, d'où semble venir la rumeur. Nous avons dépassé, depuis longtemps, la Cathédrale, Saint-Nizier ; la flèche de Saint-Remy ne se distingue plus, toute la ville s'enfonce, s'éloigne tout doucement...

Quel calme dans la campagne ! Avec un canif, sur l'ordre du pilote, je coupe la cordelette qui retient un paquet de cordages ; il se déroule, se tortille, balance, puis s'en va bien gentiment au-dessous de nous : c'est notre guide-rope, qui nous permet de voir que nous avançons, mon Dieu, encore assez vite.

Des champs désertés par les paysans accourus à la ville monte vers nous une pétarade : sur la route, deux autos roulent à toute allure. Qu'elles sont donc petites, pour faire tant de bruit. Ce sont nos bons camarades qui nous escortent.

Le panorama s'agrandit toujours, les hauteurs de Montgueux, de la forêt d'Othe semblent émerger un peu de la planimétrie environnante. Notre altimètre a dépassé 1.000 mètres. Voici maintenant les nuages assez proches. Notre ballon suit sa route à pas de loup.

Le soleil semble nous attirer vers lui. Comme il est éclatant, notre ballon se laisse doucement fasciner : il monte, monte encore et dépasse les gros flocons neigeux ; vue d'en haut, la mer de nuages est toujours aussi belle, aussi tourmentée, aussi éblouissante de blancheur ... comme c'est gris la terre !...

L'ami pilote me sort de ma rêverie. C'est l'heure du déjeuner et, tout en surveillant le chemin parcouru au-dessus du sol par notre ballon, nous échangeons nos impressions ; nous irons jusqu'au bout de notre lest, le plus loin possible.

En l'air, les manœuvres sont simples : coup d'œil à l'altimètre, quelques poignées de sable par dessus bord de temps en temps, recherche du crayon, lecture de la carte, bribes de notes, le temps passe vite, vite !

Fatalement arrive l'heure où, pour rester là-haut, on n'a plus de lest à dépenser. Il faut songer à revenir au sol. Là, je dois dire que le pilote de ballon libre est tenu, quand il y a un fort vent au sol, de faire preuve de sang-froid, exécuter ses mouvements avec décision, précision, s'il veut atterrir aussi moelleusement que possible.

Le vent, auxiliaire du pilote d'avion, est l'ennemi du pilote de ballon libre. J'ai réellement admiré l'ami Darsonval, qui a réussi, par un vent en rafales, au-dessus des hauteurs longeant l'Ornain, un atterrissage... dont je me souviendrai.

Camarades pilotes et anciens pilotes d'avions, ne souriez pas quand on vous présentera un pilote de ballon libre... Allez faire un tour avec lui, par vent relativement violent...

Et, je vous en prie, apportez-moi des nouvelles de votre voyage.

L'ancien pilote des " Minati "

Monoplaces de chasse, Nieuport et Spad.

Les anciens de l'aéronautique militaire s'inscrivent nombreux à notre groupe et leur entrée parmi nous, donne non seulement une nouvelle orientation mais une remarquable impulsion au Club Aéronautique. Le mot d'ordre est désormais, " Vers l'Aviation ", aussi pour sceller, à Troyes, cette union de l'aérostation et de l'aviation, verrons-nous, le 21 mai 1925, aviateurs et aéronautes, célébrer au Club Aéronautique de l'Aube, par un banquet fraternel, la traditionnelle fête de l'Ascension, alors que, dans la même journée, a lieu un Rallye Ballon Citroën, organisé par la S.T.A. (1).

Le 15 août 1926, l'Aube prend part à la Coupe des Mines de Béthune, compétition organisée par l'Association aéronautique du nord de la France, et conquiert la deuxième place, par son atterrissage à Leithum (Grand-duché du Luxembourg).

En 1928, le 3 juin, Mme et M. Camille Marot reçoivent le baptême de l'air, à bord de l'Aube, par un voyage de 225 kilomètres, de Troyes à Paris et au delà de Versailles.

Enthousiasmé, M. Camille Marot est définitivement acquis à la navigation aérienne et, de tout cœur, se donne au Club Aéronautique de l'Aube. Nous verrons, dans la suite, avec quel dévouement, il sert, à son tour, la cause de l'aéronautique auboise.

Le Club Aéronautique de l'Aube, appelé dorénavant à jouer un rôle prépondérant dans notre département, en raison du développement continu et bientôt intensif de l'aviation, prend, à la date du 16 mai 1929, le titre plus général et mieux approprié, d'Aéro-club de l'Aube.

Les 25 et 26 mai 1929, l'Aube s'élève de Troyes, par une belle nuit étoilée, accomplissant un raid de 325 kilomètres par son voyage à Coublanc (Saône-et-Loire).

A l'occasion des fêtes organisées pour commémorer le cinquième centenaire de l'entrée de Jeanne d'Arc à Troyes, l'Aube, pavoisé aux couleurs de notre héroïne nationale, prend le départ le 7 juillet 1929, sur la place du Cirque, fait escale à Fouchères (Aube), et repart pour atterrir à Autreville (Haute-Marne), après avoir essuyé, à minuit, un violent orage au-dessus de la forêt de Clairvaux.

Le 15 août, c'est la coupe des Mines de Béthune et le 24 septembre, le Prix Aumont-Thiéville, avec départ des Coteaux de Saint-Cloud.

En 1930, au 14 juillet, le ballon l'Aube part de Troyes et le 15 août, de Bully-Grenay, pour la Coupe des Mines de Béthune.

A l'occasion d'un Rallye, à sens, le 31 août, l'Aube, après avoir passé une nuit pour le gonflement, s'élève avec beaucoup de difficultés, tant le gaz possède peu de force ascensionnelle ; puis il prend le départ, le 28 décembre, de Bailleul (Nord), pour atterrir à Axel (Hollande).

Quatre ascensions auront lieu au cours de l'année 1931 ; deux, le 16 mai, pour commémorer la fondation de l'A.C.A., il y a trente ans ; la troisième, le 14 juin, à laquelle prend part M. Favet dont je suis heureux de consigner ici les impressions de voyage, et, en particulier, de donner une gravure de son atterrissage à Poivres ; la quatrième eut lieu, le 15 août, pour la Coupe des Mines de Béthune.

L'atterrissage du ballon " L'Aube " à Poivres (Aube)

Ayant survolé autrefois, en saucisse (2), la vallée de Compiègne, alors que j'accomplissais mon congé au 2e bataillon du 1er régiment d'aérostiers, et, d'autre part ayant goûté, au Bourget, avec l'excellent pilote Vancaudenberg, les joies du plus lourd que l'air, il me restait à connaître les impressions d'un voyage en ballon libre.

Le tirage au sort m'ayant désigné comme passager pour l'ascension du 14 juin 1931, je m'embarquai à bord du ballon L'Aube, sous la conduite 77 de mon ami, le pilote Darsonval, l'un des plus anciens aéronautes du 25e bataillon d'aérostiers qui groupait l'aérostation, avant qu'elle ne formât une arme autonome.

Ce qui caractérise un voyage en ballon libre, c'est le calme absolu et le manque total de vent ; cela est compréhensible, puisqu'à une certaine altitude, les bruits du sol ne parviennent que très affaiblis et que le vent chassant le ballon entraîne avec lui la nacelle et les passagers à une vitesse égale.

La ville apparaît à vous comme ces constructions d'enfants en bois découpé, les rues s'entrecroisent comme un immense réseau. Au loin, une légère brume de terre empêche de voir les collines fermant l'horizon, bien que la visibilité soit bonne.

De la nacelle, il semblerait aisé à une voiture de vous suivre car les routes vous apparaissent dans toute leur étendue avec les chemins qui les relient. Bientôt, se sont les champs qui forment un immense échiquier ; puis, des points sombres : ce sont des arbres isolés, et des taches vertes : ce sont des bois.

Rappellerai-je aussi le cirque de Feuges, dénommé " La Lune ", qui vu de très haut apparaît bien distinctement.

Après l'aridité du sol crayeux, c'est aux environs d'Arcis, une coulée verte irrégulière, au milieu de laquelle serpente un filet d'eau, c'est que l'Aube traverse les champs et irrigue les près. De ci, de là, les pays piquent, de taches rouges et blanches, le sol qui vous apparaît sans relief, lorsque vous le survolez perpendiculairement. De nouveau, c'est l'enchevêtrement des champs diversement ensemencés, et la sensation de tranquillité continue à n'être troublée par rien.

Le moment de l'atterrissage est celui qui vous donne une légère émotion, car, au départ, vous ne ressentez aucune sensation désagréable, voyant seulement les maisons décroîtrent et les personnages devenir de minuscules points noirs. Au moment où le ballon approche du sol, les passagers s'agrippent par les mains aux cordages et laissent tout le corps aller, afin que la nacelle se couchant sur le sol, le heurt soit senti moins brutalement ; il ne faut pas lâcher les cordages tant que la nacelle n'est pas immobilisée et le panneau de déchirure ouvert, car, un sursaut brusque du ballon pourrait vous projeter hors du panier d'osier.

Curieuse coïncidence : c'est à Poivres, qu'aujourd'hui je suis revenu atterrir, là, où il y a une quinzaine d'années j'avait eu un accident, alors que la saucisse de ma compagnie était en manœuvre au camp de Mailly.

En résumé, impression excellente ; et je suis sûr que tous ceux qui ascensionnellement n'ont, comme moi, qu'un désir, celui de recommencer un voyage dans les airs au gré du vent.

Ch. FAVET.

Au 15 août 1931, le ballon l'Aube gagne la Coupe des Mines de Béthune par son atterrissage à Boostedt, prè de Neumünster (Schleswig-Holstein) à proximité de la mer Baltique.

Ce voyage constitue le record français de distance pour ballons libres en l'année 1931, et celui de l'Aéro-club de l'Aube depuis sa fondation.

Mon camarade de bord René Coudrot, donne, de cette équipée, le récit suivant :

Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas ! Météorologiquement le vieil adage est à modifier, car ce 15 août 1931 ressemble au 15 août de l'an passé. Le temps est tout aussi incertain et des cumulus nimbus menaçants se groupent à l'horizon, annonçant l'orage proche.

Nous nous retrouvons cette année, à la même date, accompagnés de notre dévoué et sympathique Secrétaire et ami Roger Renard, au même lieu, au Parc des Sports de la fosse n° 5, à Bully-Grenay, en vue de concourir avec le ballon l'Aube, 1.200 m3, de l'Aéro-club de l'Aube, pour la Coupe de distance des Mines de Béthune, organisée par l'A.A.N.F.

Sur le terrain nous retrouvons les engagés : Dollfus, Ravaine, Dupont, Liénard et Legay qui procèdent à l'arrimage de leur matériel.

Vers 14 heures, les six ballons sont en cours de gonflement et le gaz surpressé siffle dans les conduites quand l'orage se déchaîne brutalement.

Le vent arrache les feuilles des arbres, fait claquer les drapeaux et donne des gifles magistrales aux grosses bulles de gaz qui se balancent et tendent leurs amarres à l'extrême. Nous chargeons en lest pour maintenir solidement à terre, mais l'ouragan augmente vite d'intensité ; un, puis deux ballons, se libérant de leurs entraves se retournent, arrachant les filets dont ils sont prisonniers et s'échappent déchiquetés par la tempête. Le moment est critique !

Ce sont les aérostats de Dollfus et de Legay qui viennent de subir ce triste sort, nous présentons à nos camarades malchanceux nos regrets de les voir éliminés de la compétition d'une façon aussi peu sportive.

Bientôt après, et aussi rapidement qu'elle est venue, la tempête se calme, ce qui permet de poursuivre le gonflement sans autre alerte.

Après avoir arrimé la nacelle et les divers appareils de bord, nous sommes parés ; à 19 h. 30, l'Aube s'élève majestueusement, conduit par son vaillant et valeureux pilote ; j'ai cité, vous l'avez deviné : Léon Darsonval, que j'ai la bonne fortune d'accompagner et d'aider, si possible, dans sa tâche. Où irons-nous ? Quel temps fera-t-il ? Quelle sera la durée de l'ascension ? Quelle place prendrons-nous dans le classement ? Le point d'interrogation est de mode. Rapidement l'altitude de 300 mètres est atteinte, l'inventaire du lest, près de 300 kilos, nous laisse augurer un long voyage si toutefois les conditions atmosphériques nous y autorisent et si nous ne sommes pas entraînés vers la mer. Nous verrons bien !

Un bon vent de dix mètres secondes pousse l'Aube dans la direction Nord, puis franchement Nord-Est ; cette direction est meilleure. A vingt heures, nous sommes à hauteur de La Bassée, le sol à perte de vue est couvert de maisons, d'usines, de routes, de voies ferrées ; des cimetières militaires disent combien sur ce morceau de France la lutte de 1914 à 1918 a été rude.

Lille est proche à l'Est, Haubourdin, Lomme, Canteleu et Lambersart défilent sous la nacelle : ce sont des noms biens familiers aux bonnetiers troyens.

L'agglomération lilloise apparaît dans toute sa puissance avec sa forêt innombrable de cheminées d'usines de filatures de coton et de laine.

A 21 heures, nous pénétrons en Belgique entre Halluin et Tourcoing, la nuit étend son voile et les villes, que nous fuyons, s'allument de mille feux qui scintillent dans le crépuscule. Courtrai est à la verticale ; à 21 h. 30 l'atmosphère paraît favorable à un voyage de nuit, quoique la direction devra être attentivement surveillée car la mer est proche et la moindre saute de vent dans cette direction nous y conduirait rapidement.

L'installation électrique du bord est montée, ce qui permettra de suivre nos appareils et notre route sur la carte.

La nuit sans lune est d'un noir d'encre ; comment, me direz-vous, reconnaître le pays ? La boussole, les phares aériens et marins, les cours d'eau, les trains en marche, les lumières des agglomérations et jusqu'aux phares des autos qui sillonnent les routes nous y aideront concurremment avec la carte.

Il est 21 h. 45, un phare aérien se trouve sur notre alignement et lance ses éclats blancs à intervalles réguliers, c'est Gand. Nous en situons d'autres à l'Est, ceux de Bruxelles et de Malines dont nous apercevons les lueurs dans le lointain. Un autre au Nord-Est, Anvers ; ces phares balisent la ligne aérienne Bruxelles-Amsterdam.

Nous survolons les faubourgs Est de Gand à 22 h. 35, le spectacle est féerique, dans l'obscurité totale, des taches claires se remarquent sur le sol et donnent l'impression que, par place, celui-ci est phosphorescent.

Étant à la verticale, la source de lumière est cachée à nos yeux par les réflecteurs et cette remarque nous amène à penser que ce doit être au cours d'un voyage de nuit en ballon, que l'ingénieur Jacopozi a eu l'idée d'illuminer les monuments parisiens par réflexion .

La mer du Nord est proche à l'Ouest et nous voyons les éclats des phares situés aux embouchures de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, notre altitude est de 1.100 mètres. Nous approchons d'Anvers et sommes à sa hauteur à minuit quinze.

Nous sommes émerveillés ! Le ciel est sous nos pieds ! Nous ne distinguons rien de précis sur terre, mais seulement des milliers d'étoiles groupées en constellations dont nous remplaçons les appellations mythologiques par des noms de ville. Est-ce la boucle de l'Escaut cette rivière de diamants ? Mais non ! c'est la voie lactée avec des étoiles qui ont été placées par un géomètre. En regardant attentivement les points brillants on les compte par paires, la lumière est réfractée dans l'eau du fleuve, ce qui donne naissance, pour nos rétines seulement, à une nouvelle étoile.

Un vaste quadrilatère lumineux rouge est au centre de ce groupe et sera, pendant près de deux heures, un point de repère qui aidera à déterminer notre angle de route, celui-ci demeure constant à toute les altitudes où nous nous sommes trouvés jusqu'ici et cette constatation est de bon augure.

Occupés par cette féerie lumineuse, nous avons oublié notre besogne ; des éclairs fulgurants viennent nous rappeler à la réalité et zèbrent l'horizon au Sud et au Sud-Ouest. Le temps se gâterait-il ?

L'atmosphère étant absente de nuages dangereux, le bruit du tonnerre ne parvenant pas jusqu'à nous, l'orage se fait donc très loin.

La frontière hollandaise est franchie ; vers 2 h. 15, Bois-le-Duc est à l'aplomb, peu après cette ville, ayant les pupilles bien dilatées par l'obscurité et n'étant qu'à 600 mètres, nous devinons les méandres de la Meuse et parvenons à situer notre point exact. A trois heures, à leur tour, les bras du Rhin sont survolés en vue de Nimègue qui est environ à quinze kilomètres à l'Est ; mais l'intensité lumineuse de ces dernières villes est de troisième grandeur par rapport à celle de Gand et d'Anvers.

Le froid de la nuit fait descendre l'Aube ; Darsonval s'y attendait et surveille attentivement l'altimètre. Un jet de lest effectué dès que la descente s'amorce et l'équilibre est rétabli.

Sous la nacelle maintenant c'est l'infini noir. Aurions-nous commis une erreur aussi importante ou bien notre direction se serait-elle soudainement modifiée et serions-nous engagés au-dessus du Zuider-Zée ?

La carte nous renseigne, nous traversons une bande immense, sans habitation, sans lumière, seule la lampe électrique du bord est notre compagnie vivante.

Nous avons bien la sensation d'être isolés du monde dans toutes les dimensions, personne ne nous voit, personne ne sait où nous nous trouvons à cette heure, pas un bruit, pas même le sifflement du vent, pas même un cri d'animal sauvage : rien ! Les ténèbres et le silence absolu qui impressionnent et laisse rêveur. Les minutes s'écoulent mélancoliques, j'invite Darsonval à entonner un air de circonstance : " Au temps des cerises ", que je reprends à la ritournelle et que nous chantons tous deux aux échos.

Jusqu'ici notre carte était à bonne échelle, celle que nous possédons pour continuer le voyage est digne de figurer sur l'atlas d'un écolier, peu importe ! Dans une heure le jour viendra, la direction est soigneusement relevée, nous passerons au Sud-Est du Zuider-Zée, d'après nos pointages la vitesse est bonne et régulière, depuis minuit un bon 40 à l'heure a été maintenu, notre départ de Bully est vieux de huit heures et 300 kilomètres nous en séparent ; le lest a été économisé et Darsonval, fin pilote, ne le jette qu'avec parcimonie et à bon escient ; il reste encore une provision de 200 kilos de sable, nous pouvons tenir l'air encore longtemps.

4 heures. - Le bruit d'un train en marche monte du sol, le foyer de la locomotive ouvert par instants, nous fait repérer le tracé de la voie, celle-ci aboutit à un groupe de lumières dans le lointain. Peu après le jour commence à poindre, ayant pris un croquis, nous saurons par la suite que nous nous trouvions à 400 mètres au-dessus de Deventer, dans la province d'Over-Yssel, en Hollande.

Le paysage qui s'éclaire lentement est immensément plat, le sol est divisé en parcelles géométriques bordées de canaux ou de rigoles, pas de bourg, seuls des fermes isolées et des moulins à vent dont les ailes semblent nous faire des signaux. A cette heure matinale nul mouvement ne paraît, l'Aube est stable à 300 mètres et avance bon train ; bien que nous soyons en Hollande, un chant bien français retentit, les coqs ont aperçu le soleil qui se lève dans une mer de nuages colorés de l'indigo au rouge feu en passant par toute la gamme des orangés et des verts, tandis qu'à l'Ouest, l'horizon reste embrumé d'un bleu de nuit et que les contours des choses restent imprécis. J'avais déjà contemplé le lever du soleil lors d'une ascension pédestre au Mont-Blanc ; en pays plat, vu en ballon, le moment conserve pareillement toute sa majesté, c'est la vie qui recommence.

5 heures. - Toujours des canaux, pas de route, pas de relief, l'aspect ne change pas, mais le sol qui, jusqu'ici, était couvert de cultures, devient pauvre et marécageux davantage, le soleil brille maintenant et aussi loin que nous pouvons fouiller l'horizon dans toute les directions, nous apercevons des stries argentées de lumière tels d'immenses miroirs.

De vastes étendues, où le sol prend des colorations allant de l'ocre sombre au noir, semblent ne renfermer aucune vie, pas même des oiseaux d'eau ; quel pays morne ! Ce sont des contrées en cours d'assèchement, des polders, qui permettent lentement et patiemment aux humains de conquérir des terres fertiles ; l'assèchement se fait au moyen d'appareils élévatoires mus par par des moulins à vent, tel le lac d'Harlem qui a été 81 conquis sur la mer par ce moyen en moins de quatre ans et de quelques 20.000 hectares où maintenant fleurissent les tulipes.

5 h. 30. - Nos calculs indiquent que nous devons franchir la frontière germano-hollandaise et que nous pénétrons dans la province de Hanovre en Allemagne.

6 heures. - Nous devons pendant quelques instants survoler à nouveau le territoire hollandais pour revenir aussitôt en Allemagne, mais nous n'avons aucun repère pour nous le confirmer.

6 heures 30. - L'aspect du sol devient moins symétrique, une rivière paresseuse serpente ; de par les nombreuses sinuosités de son cours on devine combien la pente est faible et sa difficulté à trouver son chemin, à travers une vallée verdoyante, où, enfin ! de nombreuses maisons aux couleurs vives sont semées autour d'une église de briques rouges, au fin clocher, et dont le carillon est lancé à toute volée ; c'est aujourd'hui dimanche 16 août. Sur les chemins, des points noirs se déplacent, nombreux, surmontés d'un point blanc, ce sont les fidèles qui se rendent à l'office matinal. La contrée est traversée par un canal aux rives bordées de hauts peupliers, et des péniches à moteur glissent sur l'eau calme en pétaradant. Ce coin est bien vivant et contraste avec les 120 kilomètres de marais qui viennent d'être franchis, le son des cloches le rend gai.

A 300 mètres, nous appelons ; des voix incomprises montent, des mains s'agitent, les cloches égrènent leurs dernières notes, le vent, avec elles, nous emporte et bientôt l'horizon redevient ce qu'il était, des marécages.

8 heures. - Un lac important est devant nous avec une ville traversée par une ligne ferrée au Sud ; nous survolons la gare et cherchons un nom, soit sur les bâtiments, soit sur un château d'eau, nous ne trouvons rien et je regrette de ne pas avoir emporté une jumelle. Notre carte n'indique pas ce lac qui a, cependant, des dimensions respectables, six kilomètres de long sur quatre de large. C'était Zwischenahn, sur la ligne de Brême à Emden, et le lac la Zwischenahnermeer où plusieurs voiles avaient prix le large pensant peut-être, étant à basse altitude, devoir nous repêcher.

8 heures 45. - Au Nord, dans la brume, nous voyons la baie de Wilhemshaven, le rivage est environ à dix kilomètres, mais notre direction reste bonne, étant tangente avec la côte.

9 heures. - Le soleil commence à faire sentir ses effets sur le ballon, 600 puis 900 mètres sont atteints, un fleuve important est en vue, la Weser, bordée à l'Ouest d'une voie ferrée où roule un train sur sa droite.

Ce détail suffirait à nous confirmer que nous sommes en Allemagne. Darsonval qui souhaitait d'atterrir en Prusse verra sans doute son désir exaucé.

Nous franchissons le fleuve en diagonale à 9 h. 15, un gros steamer remonte le courant laissant derrière lui une longue traînée noire qui nous fait constater qu'à cette heure la brise de terre a une direction sensiblement plus Nord que la nôtre ; ouvrons l'oeil pour ne pas être entraînés vers la mare aux harengs !

9 heures 30. - L'altitude continue d'augmenter, 1.800 mètres, la Weser est toujours en vue, sur la rive Ouest nous distinguons de nombreuses citernes ; on croirait les cartons d'un tir forain, c'est le port pétrolier de Nordenham ; sur la rive Est, des docks et bassins, Bremerhaven et Gestemünde.

10 heures. - Les nuages semblent descendre lentement, 2.000 mètres et l'Aube commence à avoir le ventre rebondi comme au départ de Bully, mais notre estomac crie famine ; nos soutes nous offrent un sandwich arrosé d'eau minérale et quelques fruits que Darsonval et moi croquons à belles dents, une gorgée de café chaud de la thermos et la table est desservie, il ne manque que le cigare, mais celui-ci est prohibé.

10 heures 15. - 2.150 mètres, de nombreux nuages sont plus bas et la terre n'est visible qu'au travers d'un écumoire, au Nord-Ouest, la mer et la presqu'île de Cuxhaven sont identifiées ; par temps clair peut-être aurions-nous entrevu le nid d'aigle d'Heligoland. Des petits flocons de neige pulvérisée papillonnent, le thermomètre est descendu à moins 4°.

11 heures 15. - Altitude 2.400, l'air ambiant est glacé, mais le soleil est brûlant et nos épidermes sont rôtis, nous sommes presque à la verticale quand nous voyons l'Elbe, immense nappe de 4 kilomètres de large que nous traversons à son embouchure à hauteur de Gluskstadt. Le nom de cette ville indique le bonheur et nous sommes joyeux, tout va bien à bord.

11 heures 30. - Nous montons toujours, 3.000 mètres, cette fois la dernière couche de nuages est dépassée, le ciel est bien net, par contre le sol est complètement éclipsé, l'ombre du ballon se détache sur l'écran des nuages et notre moindre mouvement y est projeté, tandis que le tableau est entouré des couleurs vives du prisme : l'Auréole des Aéronautes.

Où allons-nous ? Nous ne voyons plus le sol et la surprise de se retrouver au-dessus de la mer, en descendant, ne serait pas des plus agréables, attendons un mouvement naturel de descente et n'oublions pas que nous devons aller le plus loin possible.

11 heures 45. - L'aiguille de l'altimètre qui était fixée sur le chiffre 3.050 commence à rétrograder, d'abord lentement, puis accélère, la montre nous révèle que nous descendons à raison de 140 mètres-minute. Darsonval balance du lest, nous rentrons dans les nuages dont la fraîcheur active la condensation, nouveau sacrifice très important de lest, cette fois la descente est enrayée à 1.400 mètres, la terre étant visible à nouveau par des trous, nous naviguons toujours !

Midi. - Des nimbus semblent se former au Sud-Ouest, la descente naturelle reprend, le pilote freine de nouveau la descente par des jets de sable, nous voyageons à 800 mètres et devant nous maintenant, c'est la mer Baltique !

La nacelle est encore chargée de quelques sacs de lest qui seraient très insuffisants pour poursuivre longtemps le voyage, notre zone d'équilibre étant bien supérieur à 3.000 mètres, un délestage trop accentué nous ferait de nouveau monter, traverser les nuages et voyager en aveugle alors que la mer est sur notre alignement, ensuite la descente s'effectuerait dans des conditions précaires et dangereuses, d'autre part il n'y a plus à douter, l'orage se forme, il va falloir se résigner à atterrir ou bien voyager sur guide-rope, mais la région nous est inconnue et la rencontre de lignes électriques à haute tension serait à redouter, la décision du pilote est prise.

Midi 15. - Nouvelle perte d'altitude, sur notre route une forêt de sapins assez vaste, plus loin des prairies, ayant encore du lest pour manoeuvrer, nous pouvons calculer l'atterrissage. Au-dessus de la forêt, le guide-rope est largué et glisse sur la cime des arbres. Voilà maintenant un beau tapis vert pour nous recevoir, Darsonval a les cordes en main et se prépare à l'ultime manoeuvre qu'il réussit comme les autres, en maître.

Un coup de soupape, la nacelle a touché terre, le vent assez rapide nous traîne, le panneau est ouvert, l'Aube s'immobilise et agonise ; ce qui reste de ses 1.200 m3 de gaz est emporté en quelques secondes, il est midi trente.

Nous sortons à quatre pattes de notre panier qui nous sert d'habitation depuis 17 heures, il faudra, avant la pluie, replier vivement le matériel et, sans tarder, nous nous y affairons.

- Regardez les nymphes, s'écrie tout à coup le Papa Léon ! Je lève les yeux absorbé que j'étais dans le démontage des agrès. Je dois rêver ! Une nuée de jeunes filles accourt, mais je ne me trompe pas ? elles sont en uniforme ! Rien de surprenant, nous sommes en Allemagne. Elles ont sacrifié la mode des robes longues par des costumes plus sommaires qui font mieux que laisser deviner leurs formes harmonieuses.

Serions-nous descendus au paradis ? Dans un cercle d'héliothérapie ? Ou bien aurions-nous surpris les secrets d'un camp de nudistes ? Elles sont près de nous, comme nous sommes vêtus de chandails et d'imperméables et qu'il fait chaud, l'ambiance nous gagne ; tombons la veste !

De nombreuses mains fleurissent la nacelle, ainsi que notre fétiche : un ballon rouge d'enfant. Pour répondre et remercier, ne possédant l'allemand suffisamment, que faire. Les embrasser toutes ! Cette fois c'est Darsonval qui vient à mon aide. Les nymphes sont groupées autour de nous, nous sommes identifiés, " franzozen " ; il faut fixer la scène, des appareils photo qui ne doivent pas sortir des poches sont braqués, nous en retenons des épreuves, mais il n'y a pas de pupitre pour écrire nos adresses, l'épaule d'une girl, pardon ! d'une fraülein vaut mieux que la bosse du petit homme de la rue Quincampoix.

Croyant encore être descendus au paradis nous nous rappelons que nous n'avons pas vu le maître de céans, celui-ci se révèle bientôt sous les habits d'un schupo qui nous demande nos papiers, c'est simple à répondre : " kein papier ".

L'enchantement est rompu et les charmantes nymphes, à son approche, se sont enfouies ; au diable soit le schupo !

A notre tour de poser des questions, où sommes-nous, exactement ?

A Boostedt, la frontière danoise est à quelques 70 kilomètres au Nord, Kiel dans la même direction à 30 kilomètres, nous sommes dans le Schleswig-Holsteïn.

Un chariot attelé arrive, nous y chargeons le matériel qui a été replié promptement avec le concours des habitants accourus et que notre qualité de Français n'empêche pas d'être empressés et accueillants.

Perchés sur la nacelle, nous arrivons au village au moment où les écluses célestes sont ouvertes et que le tonnerre bat de la grosse caisse, les tempêtes de la Baltique sont réputées coléreuses et il nous est donné d'assister à une répétition générale ; il était temps d'atterrir !

Un wirtschaft nous accueille, les glass bier s'alignent sur la table : " Prosit ! " et tous parlent à la fois et posent mille questions dans un mélange de français, d'allemand, de petit nègre et force gestes.

Nous nous rendons chez le maire et nous sommes priés de nous restaurer, café au lait, confitures et autres délikatessen nous sont offertes.

La base aérienne de Kiel a été alertée par téléphone et un inspecteur ne tardera pas à nous rendre visite. Peu après une auto arrive, présentations 84 : oberleutenant Jorke, inspecteur de la navigation aérienne et l'officier de gendarmerie du district.

" Vous venez de Bully-Grenay ! Vous avez parcouru la plus grande distance, vous devez être les gagnants de la course ! ", sont les premières paroles que nous traduisons. Nous allons d'étonnements en étonnements.

Comment le savez-vous ? " Vos camarades du ballon Brampton ont atterri à 10 h. 1/2, à Filzbeck " et, le doigt posé sur la carte, nous indique le lieu. Darsonval est au comble de la joie et oberleutenant Jorke, pilote-aviateur et également pilote-aéronaute, le félicite de sa remarquable performance. Les officiels s'offrent à transmettre nos télégrammes pour rassurer nos familles et nos camarades, leur voiture est mise à notre disposition pour nous conduire à Neumünster où l'on nous délivre un laissez-passer nous invitant à nous rendre au Consulat de France à Hambourg.





(3) Laissez-passer. MM. Darsonval et Coudrot, ont atterri aujourd’hui à Neumüunster avec un ballon libre et ils ne sont pas en possession de passeports réguliers. Les passeports de l’aéronautique pour civils n’étant pas indispensables d’après les conventions existant entre la France et l’Allemagne, ces messieurs sont priés de se rendre, dans les 24 heures, au Consulat français de Hambourg pour se faire délivrer le passeport nécessaire. Ce laissez-passer n’a de valeur que conjointement avec les papiers des aéronautes.


(3)

Nous entrons en relation téléphonique avec nos concurrents qui ont atterri à une vingtaine de kilomètres avant nous, grande est leur surprise de nous trouver au bout du fil, rendez-vous est pris avec eux pour le lendemain, puis nous prenons congé des autorités allemandes qui nous souhaitent bon retour et que nous remercions.

Le lendemain, mais cette fois en chemin de fer, s'effectue le retour viâ Hambourg. Nous passons la journée en cette Babylone moderne que nous visitons sur les indications du vive-consul de France, M. Vequaud, dont l'obligeance nous facilite grandement toutes les formalités.

Nous voyons le port et les quais où accostent les plus gros transats, le curieux quartier de Saint-Pauli, le tiergarten, le tunnel sous l'Elbe et enfin la Repeerbahn qui représente le Montmartre hambourgeois ; toutes ces visites nous valent une sérieuse addition au taximètre.

L'heure de notre train est impitoyable et à minuit, en quatrième vitesse, nous gagnons l'Hauptbahnof, de justesse, pour sauter dans le rapide pour Paris ; nous avons pour 19 heures de schnellzug par Brême, Essen, Cologne, etc..., avant de gagner la capitale.

Le voyage a été magnifique et réussi !

Darsonval remporte la Coupe des Mines de Béthune 1931 !

Les Couleurs de l'Aéro-club de l'Aube, après avoir flotté sur la Belgique, la Hollande et l'Allemagne du Nord, ont été portées jusqu'à la mer Baltique.

L'Aube a tenu l'air 17 heures.

640 kilomètres à vol d'oiseau ont été franchis.

Le record français de l'année est battu.

Les qualités du pilote, recordman de l'Aube et de France 1931, une fois de plus, sont confirmées.

Bravo Darsonval !

R. COUDROT.

Mais, depuis l'avènement des ballons, aucun exploit ne fut plus remarquable que la célèbre ascension dans la stratosphère, accomplie au cours de cette même année, et, pour la première fois, à bord d'un ballon à nacelle sphérique étanche.

Cet aérostat dans lequel avaient pris place le professeur Piccard, de Bruxelles, et son assistant Kiffer, s'éleva le 27 mai 1933, d'Augsbourg, en Bavière, à 3 heures 57 du matin, pour atteindre l'altitude de 15.781 mètres, après une ascension de 25 minutes.

C'est dans la soirée de cette journée que le ballon atterrit, à 21 heures environ, à Gurgl, dans le Tyrol (Glacier d'Ober-Gurgl).

Depuis cet exploit, le 20 Novembre 1933, le lieutenant Settle et le major Fordney, des États-unis d'Amérique, atteignirent l'altitude de 18.667 mètres. Le 30 janvier 1934, l'aéronef Osoaviakhin s'élevait à 20.880 mètres avant de venir s'écraser sur le sol et le 11 novembre 1935, les capitaines américains Albert Stevens et Orvil Anderson, parvenaient, avec leur ballon stratosphèrique Explorer II, à l'altitude de 22.500 mètres. C'est de la base de Rapid City (Dakota du Nord) que ce ballon s'était élevé.

Quant au record de durée dans la catégorie des sphériques cubant plus de 4.000 mètres, c'est le pilote allemand Hugo Kaulen qui le détenait jusqu'en septembre 1935, par un vol de 87 heures. Ce record fut battu, du 3 au 7 septembre 1935, par les aéronautes russes Zykov et Tropine qui, partis à bord d'un sphérique militaire, le 3 septembre, de Zvenigorod (50 km. N.-O. de Moscou), atterrirent, après un voyage de 91 heures 35 minutes, dans la région désertique de Tourgaë.

Le record mondial de distance en sphérique est actuellement l'apanage de l'aéronaute allemand Berliner, qui accomplit un raid de 3.052 km. 700, à bord d'un sphérique dont la capacité était supérieure à 4.000 mètres.

Notons que des pilotes français se sont eux-mêmes, heureusement classés dans la catégorie des sphériques de moindre importance.

Ainsi, l'aéronaute Cormier détient les records de distance et de durée dans la catégorie des 600 mètres cubes, alors que l'aéronaute Jules Dubois est détenteur du record de durée pour ballons de 601 à 900 mètres cubes et que Georges Ravaine détient les records de distance pour la catégorie des ballons de 901 à 1.600 mètres cubes.

Il faut tenir compte que les performances, en altitude, de la plus grande durée, ainsi que de la plus grande distance, ont été accomplies avec des ballons d'une capacité supérieure à 3.000 mètres cubes ; en outre, ces sphériques étaient équipés, comme il convient, pour permettre de réaliser de telles tentatives.

L'année 1932 se recommande par trois voyages aériens en sphérique, dont un pour la Coupe des Mines de Béthune.

Dans le courant du mois d'août, nous aurons la satisfaction de compter, parmi nous, un nouveau pilote aéronaute. M. Camille Chandeliez, membre de l'Aéro-club de l'Aube, obtient son brevet de pilote (1er degré), à la suite de son voyage de nuit, comme passager, à bord du ballon l'Aube, le 23 Juillet 1932.

En 1933, le 15 août, l'Aéro-club de l'Aube gagne, une seconde fois, la coupe des Mines de Béthune, par l'atterrissage, en pleine nuit, de l'Aube à la pointe extrême du Cap Gris-Nez, entre le village d'Audinghen et le phare, au hameau de Framzelle.

A ce voyage, j'ai le plaisir de donner le baptême de l'air, en ballon, au docteur Dupêchez, si réputé dans la ville de Sens comme pilote aviateur et que familièrement l'on dénomme " le Toubib volant ".

L'élève pilote René Coudrot accomplit, les 5 et 6 septembre 1933, une ascension de nuit, seul à bord d'après les règlements, avec départ du Parc de l'Aéro-club de France, à Paris ( Coteau de Saint-Cloud ).

A la suite de ce voyage, le brevet de pilote Aéronaute (2e degré) lui est décerné par la commission Sportive de l'Aéro-club de France.

Sept ascensions des sphériques, l'Aube et la Fille de l'Aube, auront lieu au cours de l'année 1934. L'Aéro-club de l'Aube participt à deux compétitions dans le Nord de la France : le 1er avril, à la Coupe d'Armentières, et le 15 août, à la Coupe des Mines de Béthune. A chacune de ces épreuves, l'Aube se classe deuxième.

Dans l'intervalle, l'Aé. C. A. prendra part le 30 juin, au Prix Alfred-Leblanc, à Paris, et le 9 septembre, le pilote parisien M. Jacquet, à bord du ballon Fille de l'Aube, gagnera, à Rotterdam, le premier prix du concours international d'atterrissage qui consiste à descendre le plus près possible d'un point désigné avant le départ.

Par ses deux voyages, Coupe des Mines de Béthune (1931) et Coupe d'Armentières (1934), le ballon l'Aube a parcouru la distance 87 qui sépare la mer Baltique de l'Océan Atlantique. De Neumünster à Saint-Dolay (Morbihan), soit environ 1.200 kilomètres.

Voici le récit de la deuxième partie intéressant cette performance, d'Armentières à Saint-Dolay.

La ville d'Armentières si renommée par ses manufactures de toiles et de dentelles, faisait courir, le 1er avril 1934, une Coupe aéronautique de distance pour ballons libres. Aussi l'Aéro-club de l'Aube avait-il décidé que le ballon l'Aube prendrait part à cette première manifestation de l'année.

Le dimanche matin, je retrouve à Armentières mes dévoués camarades Renard et Coudrot arrivés en auto pour me donner l'aide en pareille circonstance. Sur le terrain de départ, ce sont toujours les mêmes que l'on rencontre ; les aéronautes Crombez, Dupont, Dollfus, Didier, Boitard, Spiess, Delebecque cet excellent camarade de plus de trente ans que j'ai connu au 25e bataillon d'aérostiers à Versailles .

La première parole que m'adresse l'aéronaute Dollfus n'est pas rassurante : " Très mauvais, mon cher Darsonval ! C'est la mer... il faudra ouvrir l'œil ". Et lorsqu'on parle de la mer, dans le Nord, on la voit tout proche ; à Armentières, par exemple, elle rayonne de 60 à 90 kilomètres. Ce premier avril ne paraissait pas se présenter en effet, sous un jour très favorable, car, en altitude, le vent était plutôt en direction ouest. A terre, il soufflait sud-ouest.

Une journée de gonflement est bien vite écoulée. Vers 16 h. 30, Crombez, président de l'Association aéronautique du Nord, donne le signal de départ. Dollfus s'élève le premier sous les rafales d'un vent très violent. Spiess le suit et voici mon tour. Il est 17 heures. L'Aube quitte le sol ; je suis seul à bord avec 300 kilos de lest. La centième ascension de notre Association plus que trentenaire est commencée. Quel sera notre destin et vers quels rivages Éole va-t-il nous conduire. La direction est excellente. Pendant combien de temps pourrai-je m'y maintenir ? Tous mes efforts se portent vers un voyage à basse altitude afin de gagner le plus possible la direction Sud. à 18 h. 30, je surplombe Bapaume et à 19 heures, on m'annonce que je suis à Bayonvillers. En consultant la carte je me rends compte, avec plaisir, que je suis à plus de 120 km. de la Manche. Bien que la marche du ballon ait tendance à d'infléchir vers le Sud-Ouest, je ne saurais gagner la Manche car je suis bien résolu, coûte que coûte, a ne pas me laisser prendre par l'altitude qui me donnerait une direction plus ouest avec orientation vers la presqu'île du Cotentin.

Enfin, il est 20 heures, le soleil a disparu derrière un épais rideau de nuages d'un noir sale, la brume va se faire de plus en plus dense ; la terre subitement s'estompe, je distingue assez vaguement, par ses lumières, une grosse agglomération - j'appelle - on me répond : " Breteuil ". Cette fois, la brume devient opaque, le ballon même a disparu à mes propres yeux. Trente minutes s'écoulent. Je perçois nettement des bruits importants, roulements de trains, sirènes répétées de nombreuses autos, enfin tout le brouhaha qui caractérise la présence d'une ville. Un coup d'oeil sur la carte. C'est certainement Beauvais. Je suis à 600 mètres. Trouvant cette altitude un peu élevée, je me laisse descendre à 400 mètres et je règle ainsi mon ballon. Plusieurs heures se passent dans une " crasse " de première classe. Les bruits qui montent jusqu'au sphérique m'avertissent que je suis toujours au-dessus de la terre ferme ; du reste, pendant la majeure partie de la nuit, je n'éprouverai aucune inquiétude, connaissant mon angle de route et la vitesse de marche du sphérique.

Entre temps, j'essaierai de faire quelques sondages, jusqu'à 100 mètres, de façon à reconnaître mon orientation exacte, dès que je puis, à travers cette brume apercevoir pendant 10 ou 20 secondes le sillage blanc d'une route.

A minuit 45, le ballon étant à environ 80 mètres du sol, je perçois franchement le bruit que font les sabots d'un piéton marchant sur le macadam d'une route. Je l'appelle : Ici un ballon ! renseignez-moi ! Dans quel département ? quelle ville ? La réponse ne se fait pas attendre : " Vous êtes dans l'Orne, à 20 kilomètres d'Argentan ". Dieu soit loué ! Avec quelle joie reçois-je ce message, perdu que je suis dans cette immensité noire et brumeuse.

Ce renseignement me suffisant, je balance quelques poignées de lest pour aller me stabiliser dans mon perchoir tout ouaté à 400 mètres. Demeurer plus bas serait imprudent, car il faut songer aux collines, aux clochers, aux lignes à haute tension qui se présentent à l'improviste. A cette altitude, j'ai tout le temps nécessaire de repérer ma route (l'électricité ne manque pas à bord) en prolongeant la ligne de marche de mon ballon, sur la carte bien entendu. Je me rends compte que je me dirige vers l'Atlantique et que j'en atteindrai le rivage à 5 heures 1/2 du matin, en admettant que vitesse et direction du vent soient constantes. C'est donc encore au moins 3 heures de tranquillité relative tout en prêtant l'oreille aux bruits terrestres. Vers 4 h.30, il me semble percevoir le roulis des vagues de l'Océan. A vrai dire, c'est un remue-ménage identique. A ce moment, je me crois réellement en mer. J'éprouve une vive émotion car en ballon, il n'y a pas de moteur à bord pour faire machine arrière.

Après dix bonnes minutes passées dans une réelle anxiété, le chant d'un coq me rappelle tout à coup que je suis toujours au-dessus de la terre ferme, je venais en effet de traverser une vaste forêt.

Toutefois cinq heures approchent et avec elles, la proximité de l'Atlantique. Je décide de me rapprocher du sol, à 100 mètres environ. Soudain, à travers l'épais brouillard et tout en prêtant la plus grande attention, j'aperçois vaguement une longue étendue d'eau que je traverse, puis une ligne noire mal définie que je juge être la rive. C'est l'estuaire de la Loire, pensè-je en moi-même. Mais le vent m'entraîne à une vitesse folle, quand, dans l'opacité de cette brume mortelle se profile devant moi une masse sombre, fantomatique. Cette vision prend des proportions démesurées dans mon esprit, un esprit inquiet devant cette course effrénée vers l'océan . Nul doute, ce doit être un phare, il en a la forme et derrière... la mer immense ! Je ne puis donc aller plus loin. Le faire c'est m'exposer aux pires aventures. Par un coup de soupape, j'invite le ballon à descendre. La réaction se fait sentir au bout de quelques secondes et, dans la plus complète obscurité, je rentre sans coup férir dans un bois de pins. Je ne puis mieux tomber. Allégé, je rebondis au-dessus d'une prairie étroite en contrebas d'une route. Touchant terre, j'arrache le panneau de déchirure. L'Aube, instantanément, agonise, le filet accroché sur la plus haute branche d'un gros hêtre et la nacelle fichée avec son propriétaire, comme un nid, sur une haie touffue dans ce chemin creux.

Cet atterrissage mouvementé n'était pas passé inaperçu. Les habitants, malgré l'obscurité, accouraient en toute hâte, et quand ils arrivèrent dans le petit chemin creux, j'avais déjà quitté mon panier où j'abandonnai à regret près de 160 kilos de lest. Quand je pense que si j'avais eu une direction plus au Sud, j'aurais certainement atteint les Pyrénées et qui sait... mais en ballon, c'est l'imprévu et l'on ne sait jamais !

J'étais donc dans le Morbihan, au Drézeul, à 7 kilomètres de La Roche-Bernard, et à une vingtaine de kilomètres de l'Atlantique ; il était 5 heures du matin. La large étendue d'eau que je venais de prendre pour l'estuaire de la Loire, puisque je n'avais aucun moyen de contrôle en raison de cette exécrable brume, était la Vilaine, qui, débordée, s'étendait sur un lit de plus de 3 kilomètres de largeur. Quant au phare, c'était un moulin à vent perché sur un monticule, le fameux moulin, je pense, du " Meunier sans souci ". Dans tous les cas, il me donna du fil à retordre, et c'est avec une respectueuse curiosité que je lui rendis visite quelques heures plus tard, alors que ses ailes immenses tournoyaient dans l'espace, rythmant un " tic-tac " des mieux cadencés.

Sur un coteau, l'Aube s'arrête

Près d'un joli moulin à vent,

Chez les Bretons, par la tempête,

On est bien mieux qu'en Océan !

A ton tic-tac... combien je rêve !

Tourne moulin, tourne sans trêve !

C'est au Drézeul, fête en ces jours,

Vivent le cidre et la galette,

Flottez rubans, robes, velours,

Jouez biniou, fifre, musette.



Tourne, tourne, joli moulin

Au vent du soir ou du matin.

Ohé ! les gars ! dès la nuit brune,

Chantez, dansez avec entrain,

Tant que luira la blonde lune

Sur les ailes du vieux moulin !

Tournez, tournez, valsez encore,

Près du moulin, jusqu'à l'aurore.

Ainsi le ballon l'Aube venait d'accomplir, en terre bretonne, son centième atterrissage, après un parcours de plus de 500 kilomètres à vol d'oiseau et d'au moins 600, d'après le trajet réellement effectué.

J'ai, en Bretagne, rencontré le meilleur accueil, aussi conserverai-je de sa sympathique population le plus cordial souvenir.

M'est-il permis de conclure, en faisant cette agréable remarque, que de jeunes et charmantes jeunes filles de l'endroit recueillirent précieusement, en souvenir de l'atterrissage, un peu de lest tombé de la nacelle. Aussi soyez assurés qu'au Drézeul, de longtemps, toutes les filles trouveront mari, le petit sachet de sable du ballon l'Aube porte bonheur ?

L. D. (Léon DARSONVAL)

En 1935, le ballon Fille de l'Aube prendra le départ au Parc-Saint-Maur (Seine) et dans l'Isère, à Saint-Marcellin.

Au 14 juillet, le ballon l'Aube était gonflé et en instance de partir boulevard Carnot, à Troyes. J'avais déjà pris place dans la nacelle accompagné de MM. Fleury et Perreau, quand la corde du 90 tenseur d'appendice se coinça pendant l'ultime manœuvre, et, sous la poussée d'un fort coup de vent, toute la partie inférieure du ballon, déjà usagé, fut arrachée. Dans ces conditions, le départ ne put avoir lieu et le ballon fut dégonflé sur place.

Le sphérique étant, de ce fait, inutilisable, on peut considérer qu'en ce jour, l'Aube est mort au champ d'honneur ! Et sa glorieuse nacelle qui a, depuis la fondation de l'Aéro-club de l'Aube, accompli de si beaux voyages tant en France qu'à l'étranger, vient d'être offerte à la Société Académique de l'Aube qui l'a acceptée pour le Musée de Troyes ; elle prendra donc ses Invalides dans les collections d'intérêt local de l'Hôtel de Vauluisant.

Sic transit gloria mundi !!

En résumé, depuis la fondation de l'Aéro-club, la Section aérostation a accompli cent huit ascensions libres, consommé cent huit mille six cent dix mètres cubes de gaz, transporté deux cent quatre-vingt-dix passagers, et parcouru 11.590 kilomètres.

L'Aéro-club de l'Aube peut être fier de son œuvre, car elle est en partie intimement liée à l'Histoire aéronautique de notre département, Histoire vraiment digne d'intérêt, j'ajouterai même, très édifiante.

Et puis, cette association n'éprouve-t-elle pas le sentiment profond d'avoir réalisé la fameuse devise que se plaisait à rappeler notre cher et bien regretté Président, M. Joanneton, devise qui fut le guide de sa vie toute entière et dont il convient de toujours se souvenir :

" Acta et non verba "

(1) On trouvera le recit de ces manifestations dans les journaux locaux du 22 mai. – Bibliothèque Municipale.

(2) Nom vulgaire par lequel les aérostiers désignent les ballons captifs militaires.