4 - Le statuaire Edme Auguste Suchetet



Cette affluence considérable d’articles élogieux parus spontanément dans la Presse parisienne, démontrent, d’une façon éclatante, l’importance du succès de l’œuvre de Suchetet, œuvre vraiment supérieure et dont, à Troyes, nous trouvons, à juste titre, être honorés de posséder le modèle original en plâtre, ce lui là même qui figure au salon.

Qu’il me soit donné de citer ici quelques unes de ces appréciations, elles nous instruiront sur la valeur de l’œuvre d’Auguste Suchetet.

Voici d’abord celle de Mr Wolf, parue dans le Figaro du 5 mai 1880.

“ Dans ces rapides études du Salon annuel, je m’efforce surtout de rechercher des talents nouveaux, sur lesquels reposent, dans une certaine proportion, l’avenir de l’Art Français. Le nom de l’artiste a moins d’influence sur moi que son œuvre, ma première préoccupation, en arrivant au Salon annuel, n’est donc pas de rendre visite aux illustres et aux acclamés, mais bien de me mettre à la recherche d’une force nouvelle et de la placer bien en évidence. C’est en vertu de ce principe que je vais, au début de cet article, où bien des noms connus et même célèbres défileront sous les yeux du lecteur, présenter un sculpteur nouveau qui apparait pour la première fois au Salon avec un singulier éclat.

Vous n’avez jamais entendu son nom, il s’appelle Suchetet, il a 25 ans, me dit-on et son envoi est le premier. On trouve cette œuvre d’une rare distinction au milieu de l’Exposition, près du Lion monumentale. La figure en plâtre, intitulée “ Biblis “ changée en source est un évènement artistique, rien de moins, c’est la révélation d’un talent énorme, ignoré hier – Biblis changée en Source est étendue dans un mouvement admirable de simplicité et de noblesse ; sur la tête est répandue l’expression d’un désespoir muet, et les mains enlacées par l’angoisse sont comme l’expression d’une dernière résistance au destin.

La Froide correction académique, en cet Art, me répugne autant que les exagération du réalisme qui, en sculpture surtout, ne sont pas admissibles.

Le nu doit s’appuyer sur la nature autant que sur la recherche du beau et du noble dans la forme. La Figure de Mr Suchetet réalise cet idéal : la parfaite connaissance du corps humain. L’étude attentive et sincère de la nature marchent de pair avec la recherche dans cette œuvre distinguée d’un débutant.

Je me demande quelle récompense on donnera à cette figure ? Mr Suchetet n’a pas encore de médaille. Fera-t-on suivre, à cet homme de talent la filière ordinaire de ceux qui, péniblement, arrachent peu à peu le nombre voulu des récompenses, depuis l’humble mention honorable ? Il est permis de ne pas le croire. Une œuvre à ce point distinguée mérite une récompense en harmonie avec le talent. Si le Jury a de l’esprit, il donnera une première médaille à l’auteur de cette belle figure.

A. Wolf

Appréciation de Mr Henry Cochin, dans le journal “ Le Correspondant “ du 10 mai 1880.

Le sculpteur dont il faut inscrire le nom aussitôt après celui des Maîtres est, je crois un tout jeune homme, si je ne fais erreur Mr Suchetet expose cette année pour la première fois ; du premier coup, il atteint un grand succès. Sa statue est la première qui ait frappé mon attention, lorsque je suis entré au Salon, et comme les noms ne se trouvaient pas encore inscrits sur les œuvres, je ne savais à qui l’attribuer. Il y a un talent nouveau et jeune qui vient de se révéler.

Peu nous importe l’histoire de “ Biblis “, fille d’Apollon, et la passion incestueuse dont les poètes ont fait de beaux et élégants récits ; mais, il faut retenir cette image exquise de la poésie antique dont Mr Suchetet s’est inspiré, cette allégorie de la douceur admirable. Les yeux de la jeune fille amoureuse et désespérée se fondent, se fondent sans cesse. Toute son âme passe dans ses larmes, et bientôt tout son corps se fond ainsi, et Biblis n’est plus qu’une de ces sources plaintives et limpides qu’on entend au fond des bois et qu’on voit à peine ….

L’auteur me permettra cependant un reproche, qui le touchera peu car il est tout littéraire. Pourquoi avoir donné, en épigraphe, à sa statue, trois médiocres vers français quand il pouvait citer les beaux vers latins d’Ovide. Combien j’eusse préféré lire ceci :

Sic Lacrymis cosumpta suis Phoebis Biblis

Vertitur in fontem qui nune quoque vallibus illis

Nomen habit dominos nigraque sub illice mancet


et que l’on traduit par :


Ainsi consumée par ses larmes

Biblis, fille de Phoebus, se change en Source

Et aujourd’hui encore, dans ces Vallées là

La source porte le nom de sa maîtresse

Et coule sous l’ombre noire des chênes

(Ov. Metam. IX 663 et suiv.)

Henry Cochin




De “ l’ Illustration “ du 22 mai 1880, sous la signature de Stéphane Loysel.

“ Combien nous aimons mieux la Biblis de Mr Suchetet, un inconnu d’hier qui se révèle par un véritable coup d’éclat. La nymphe couchée est un morceau admirable ! Il n’a qu’une voix parmi les Artistes pour rendre hommage à ce modèle, d’une douceur incomparable, qui a si finement détaillé toutes les richesses d’un corps vierge “.

De la “ Gazette des Beaux Arts “

“ La Biblis de Mr Suchetet est couchée sur le côté, les mains faiblement entrelacées, les jambes passées l’une sur l’autre, la tête rejetée en arrière et abandonnée à son poids. Elle dort. Rien de plus vrai et de plus simple que sa pose ; nul indice de recherche, nulle trace d’effort, nulle incohérence dans l’arrangement. Des pieds à la tête, elle dort et son sommeil désespéré se change insensiblement en l’éternel repos de la mort. Le modèle a la même unité, la même simplicité sévère que la composition. Les lignes fermes et harmonieuses à la fois, les contours fondus sans cesser d’être précis, les chairs résistantes et surtout souples font songer à un maître dans l’expression du corps de femme, à Mr Henner et à Mr Dubois lui même qui est de la même famille artistique que Henner et dont l’influence sur Mr Suchetet est visible, les hanches, le ventre et les cuisses sont des morceaux de toute beauté, impossible d’être plus jeune et plus chaste ; le bras droit est très jolie, le gauche me semble un peu maigre, non que cette maigreur ne soit dans la nature, mais n’est ce pas là un de ces cas où il faut oser la corriger un peu. Le visage a également besoin d’être revu un peu. Ce sont là des modifications de détail faciles à faire, lors de l’exécution du marbre. Telle est l’œuvre qui a fait sur tous les artistes une impression très vive “.

Enfin je terminerai par la critique exprimé, à cette époque dans “ l’Art contemporain “ :

“ La belle statue rapporte, cette Revue, qui a, tout à coup mis en lumière, le nom du jeune sculpteur Suchetet, hier encore sur les bancs de l’Ecole, rappelle une antique et touchante légende que le poète Ovide a illustrée dans ses métamorphoses.

Le 18ème siècle, s’intéressa aux malheurs de cette jeune fille qui, possédée d’une passion criminelle pour son frère, se pendit de désespoir et fut changée en fontaine.

Dans sa statue exposée au Salon, Monsieur Suchetet a eu garde de ne rien changer au charme primitif de la légende. Il a représenté “ Biblis “ couchée sur le côté, les bras étendus en avant, les mains réunis dans un mouvement d’inconsolable douleur. De ces yeyx à demi-clos, coulent d’abondantes larmes. Son corps à une suavité, une fleur de jeunesse d’une inexprimable délicatesse et le jeune sculpteur a su exprimer avec tant d’Art la douceur de l’épiderme féminin, il a modelé d’une façon si savante, la chair aimable de cette vierge désespérée que plusieurs critiques, se refusant à croire qu’un débutant ait pu montrer tant d’adresse, lui ont reproché d’avoir moulé, sur nature, plusieurs morceaux de son œuvre .

C’est là une accusation toute gratuite et qui ne témoigne pas selon nous, d’un examen bien sérieux. La statue de Mr Suchetet qui est d’ailleurs plus grande que nature, ne porte nulle part la trace de moulage. L’artiste aura, au surplus, l’occasion de prouver à ses détracteurs combien ils se sont trompés, en exécutant sa Biblis en marbre, pour Mr de Rothschild qui a eu la chance d’acquérir le modèle plâtre de cette œuvre dont le succès éclatant a valu du premier coup, à son auteur le prix du Salon, c’est à dire une des plus hautes récompenses officielles qui se puissent obtenir “.

Je n’ai aucun commentaire à ajouter à cette page, sinon l’opinion de Suchetet lui-même au sujet de ses détracteurs.

“ Ces gens là sont des ignares “, me disait-il “ et ils n’ont aucune idée de ce que peut être un moulage sur nature. Qu’ils aillent donc à l’école. Et, dans un rire de bon aloi “, il ajoutait : “ ils auront tout de même réussi à prouver quelque chose, c’est qu’ils rendirent un hommage éclatant à “ l’adresse de mes 25 ans “ . (N’est-ce pas là leur propre expression) ; je n’ai donc pas perdu pour autant “.

Au cours du Salon, trois acquéreurs de cette œuvre se présentèrent : l’Etat, la Ville de Paris et le Baron de Rothschild.

L’Etat offrait 8000 F pour le modèle et le marbre avec abandon des droits d’auteur. La Ville de Paris, 18.000F avec abandon également des droits d’auteur et le Baron de Rothschild, 12.000 F, en autorisant l’auteur de faire une seule copie pour l’Etat ou bien une copie pour lui-même et l’original pour l’Etat.

Suchetet ne parvint pas à s’entendre avec Mr Turquet, le représentant de l’Etat, en raison du prix dérisoire qu’on offrait et des conditions draconiennes qu’on lui imposait.

Quant à la Ville de Paris, dont la proposition était plus importante, elle n’insista pas devant une nouvelle offre et définitive de 21.000F faite par Mr G. de Rothschild.

Et c’est ainsi que le marbre de Biblis changée en Sources, Prix du Salon de 1880, entra dans la Maison de Rothschild.