ARSONVAL


LES BILLES d’ARSONVAL (article ancien)

Dans la Champagne aux monotones horizons, les bords de rivière contrastent avec les plaines sans fin, plantées de pinèdes aux lignes régulières, mais où le cultivateur mieux éclairé commence à obtenir de belles récoltes de céréales et de fourrages artificiels. Ces vallées, ces vallons, ces ravins creusés entre les coteaux crayeux sont d’une grâce exquise ; les ruisseaux clairs, bordés d’aulnes vigoureux, déroulent leurs méandres entre deux ourlets de près verts. Paysages tranquilles et doux atteignant rarement à la grandeur.

Cependant une partie du pays champenois, le Vallage, a plus grande allure. Les collines se haussent, s’escarpent, prennent des aspects de petites montagnes. La craie a fait place à une roche plus dure, semblable à de la pierre lithographique.

La vallée de l’Aube, entre site illustre de Clairvaux, où vécut Saint-Bernard, et l’entrée de la plaine historique de la Rothière et de Brienne, est le point le plus pittoresque de cette contrée. Sur quatre à cinq lieues, plus d’un site est digne d’être admiré.

Je parcourais un jour le revers des collines exposées au midi, revêtues d’un ample manteau de vignobles où se récoltent un vin célèbre là-bas et un pineau rouge dont la renommée n’est pas moins locale, quand je fus arrêté par le bruit de marteaux cassant la pierre. Des hommes et des enfants tapaient à coups de marteau le calcaire jaunâtre, comme pour le transformer en macadam , mais les morceaux étaient petits, régulièrement cubiques comme pour une mosaïque dont les carrés auraient eu le triple de la dimension ordinaire. Je m’enquérais de l’usage auquel étaient destinées ces pierres. Un ouvrier me répondit :

- C’est pour le moulin aux billes d’Arsonval !

Le moulin aux billes ? c’était parfaitement exact.

Il y a là-bas, sur l’Aube, au pied du Village blanc assis à l’entrée du riant ravin d’Arlette, un vaste moulin qui depuis longtemps a cessé de moudre la blanche farine. Sa turbine, ses poulies, ses volants font désormais mouvoir les meules d’acier, entre lesquelles se façonne le jouet cher à nos enfants.

Je suis allé voir le moulin aux billes. Il enjambe un canal de dérivation de l’Aube, large, abondant, limpide, où se jouent les truites, où de grands sapins mirent leur pyramide. Les abords, la cour sont remplis de cailloux émoussés, arrondis déjà mais imparfaits ; il y a des éclats, des creux.

Les petits galets ronds ramassés au bord de la mer et dont se servaient les gamins de la Ville Eternelle il y a deux siècles pour jouer au pot et à labloquette devaient ressembler à cela.

Voici l’usine. La turbine roule avec un bruit rauque, l’eau se précipite, d’un murmure puissant. On entend à l’étage supérieur un grondement saccadé. Sur le plancher est un grand tas de ces pierres fauves que nous avons vues à la carrière ; à côté, un tas de pierres semblables, mais noires, plus nettement cassées. Celles-ci viennent d’Alsace ; elles sont plus dures et font des billes moins fragiles.

Dans six coffres, des meules tournent avec un bruit saccadé. Voici, contre un mur, une de ces meules : grand disque d’acier creusé de rainures circulaires ; deux de ces meules superposées donneraient à l’intérieur des tubes concentriques. Sur le disque inférieur sont étalés les cailloux préparés, mêlés d’un sable jaune ; la meule d’en haut est rabattue, on la met en mouvement pendant qu’un robinet amène sans cesse un filet d’eau destiné à accroître l’effet rongeant du sable et à entraîner les matières détruites par le frottement.

Peu à peu les angles s’émoussent, les cailloux prennent l’aspect des petites pierres roulées sur les grèves de la mer et des grands torrents ; puis ce galet diminue, devient absolument sphérique ; à force d’être frotté, heurté, poli, il ne tarde pas à devenir la « bille » des enfants parisiens, la gobille du gosse lyonnais. Parfois le moulin moud de plus gros cailloux et l’on obtient le calot, dont les dimensions sont la moitié de celles d’une bille de Billard.

Sortie du moulin, la bille est lavée, séchée et triée. On en répand des milliers à la fois sur une table entourée d’une bordure de bois. Par une ouverture, les billes peuvent descendre une à une en de grands paniers, mais elles ne le font pas sans être passées sous les yeux vigilants d’ouvrières qui arrêtent impitoyablement toute sphère irrégulière, creusée, offrant des trous produits par des éclats.

Les billes conservées n’offrent aucune imperfection ; elles pourraient servir aux calculs d’un géomètre.

Pour les répartir par grosseurs égales, elles passent à travers des cribles, trous perforés dans une plaque de tôle.

La bille n’est pas achevée au goût des enfants : elle est d’un gris jaunâtre ou noire, suivant la nature de la pierre, et ne trouverait pas acquéreur parmi les gamins, à moins d’être livrée en grande quantité pour un sou.

Elles sont donc teintes au moyen de couleurs broyées et réparties sous une meule en bois. A tourner ainsi, elles deviennent bientôt d’un jaune éclatant, ou rouges, ou bleues, ou vertes ; il ne reste plus qu‘à les faire sécher et à les mettre dans un sac en contenant exactement mille.

On ne les compte pas à la main, ce serait long et forcement il y aurait des erreurs. On a imaginé des planches creusées d’innombrables alvéoles arrondies, offrant chacune le logement à une bille. Une de ces planches a, par exemple, deux cents alvéoles : on la plonge dans le tas de billes, on la retire chargée, on agite et l’on a une bille dans chaque creux, soit deux cents. On vide dans un sac au moyen d’un entonnoir à gros goulot ; à la cinquième opération, c’est-à-dire en quelques secondes, on a le millier. Il ne reste plus qu’à porter les sacs au chemin de fer pour les diriger sur le dépôt de Paris, d’où elles se répandront par le monde.

Elles y trouveront la concurrence de l’étranger ? Les Anglais fabriquent des billes en terre cuite, naturellement fragiles. Si l’on en croit les dictionnaires et les encyclopédies que je viens de parcourir, les meilleurs billes se feraient en Hollande ; d’après ces publications, les billes seraient même une sorte de monopole pour ce pays.

On vient de voir qu’il n’en est rien, puisque le Village champenois d’Arsonval possède une usine, et celle-ci n’est pas rareté chez nous ; à ma connaissance, il en existe quatres autres bien plus considérables. Le moulin d’Arsonval emploie quatre meules seulement. En Dauphiné, dans la Drôme, à l’entrée de cet étrange bassin calcaire appelé la forêt de Saou, le Village de Saou possède huit meules ; dans la même contrée, au nord de la ville de Crest, sur les premiers contreforts des Alpes calcaires du Vercors, Blacons, dans la commune de Mirebel, et Cobonne possèdent ensemble trente-quatre meules pour la fabrication de ces jouets. Enfin l’industrie a essaimé dans l’Est : la société qui possède les huit meules de Saou en a dix près de Nancy, à Pont-Saint-Vincent, où l’on travaille la pierre d’Alsace.

Chaque moulin produisant environ 25.000 billes par jour, cela donne pour les cinquante-six moulins de France 1.4000.000 billes par jour, près de 500 millions par année.

Comme on le voit, la fabrication des billes, en dépit des encyclopédies, est une industrie bien française ; nous n’avons guère à faire appel à l’étranger, même nous expédions au dehors. Par crainte de perdre le débouché espagnol, une de nos maisons françaises est même allée fonder une usine à Barcelone.

Je n’ai décrit que la fabrication de la bille de pierre. Celle de marbre ne se fait pas autrement ; elle est produite dans la Drôme. La bille de terre reçoit des reflets marbrés par la cuisson. Quant à la bille de verre, avec des filaments de couleur simulant l’agate, c’est un article de verroterie.

Mais qui pourrait croire que la bille de pierre, l’humble jouet des premières années, nécessite tant de main-d’œuvre et fait vivre une si grande quantité d’ouvriers ?

ARDOIN-DUMAZET.

(Habitant du Village d’Arsonval)

Les billes de nos jours se fabriquent, et se vendent toujours avec autant d’attrait toute l’année, et particulièrement à Noël, nous sommes à l’aube de 2011.

***

- Vieille enseigne de cabaret –

Un propriétaire de la commune d’Arsonval (Aube) ayant fait ravaler la façade de sa maison, a retrouvé, au-dessus de la porte d’entrée et a rétabli une curieuse enseigne de cabaret ; la voici avec sa pittoresque disparition de lettres. L’ « O » devait servir à deux fins. C’est de la bonne gouaillerie champenoise :

A LA B . NNE EAV

O

DE VIE

Le terroir d’Arsonval avant le phylloxéra, était un splendide vignoble couvrant des coteaux rocheux disposés en terrasses par des murailles sèches. Il reste à peine des vestiges de ce temps, un manteau de pins a spontanément remplacé les ceps qui donnaient un vin recherché et une eau-de-vie dont cette enseigne évoque la réputation.

Trouve-t-on ailleurs semblables appel aux amateurs de marc ?... avec modération !

Ardouin – DUMAZET

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