Arlette "La fée du Champagne"

ARLETTE

La Fée du Champagne


Sous le chaume de sa maison rustique, au sol de terre battue, agréablement campée en bordure d'un chemin rocailleux serpentant à flanc de coteau, Jean-Claude, le vigneron, a rassemblé sa nombreuse famille pour la veillée de Noël. Tous se sont approchés, frileux, autour du foyer ancestral où l'on a jeté la bûche traditionnelle qui pétille sous un feu ardent de sarments, plein de gaieté, Noël ! C'est Noël !

Dans la maie se refroidit lentement la galette dorée à peine sortie du four encore tiède ; grand-maman Claudette la servira, à l'heure du réveillon, en l'arrosant de bonnes cruchées de vin blanc, de ce fameux vin sec et capiteux que Jean-Claude remonte du cellier. " Pour du vin, mes enfants, ça c'est du vin ! affirme-t-il en déposant son précieux fardeau sur la table de chêne massif dominée par la lampe à huile fumeuse, suspendue à la crémaillère, je l'ai tiré dans la cuvée spéciale de mes six hommes de vigne d'Arlette, de " Petite Source Arlette " dont je vais vous conter l'aimable légende. "

Ce disant, son regard s'est porté vers sa jolie collection de pipes accrochées au râtelier de bois déjà vermoulu et noirci de fumée. Avec lenteur, il les contemple et arrête son choix sur une énorme bouffarde de merisier, à grappe de raisin sculptée par un habile artisan.

N'est-ce pas là une relique, vielle de près de deux siècles, transmise alternativement à l'aîné de la famille, comme le symbole d'un solide attachement à la terre, à la vigne surtout ?

Jean-Claude la prend et la caressant un instant de ses doigts endurcis par le rude quotidien, il songe ! Eh oui ! il songe au passé, aux aïeux : les vieux pères Claude, les François, les Hubert, les Jean, qui se sont succédés en ces lieux !... L'esprit tranquille, en admirant sa lignée, il sourit à l'avenir et vient s'asseoir au coin préféré, sous le manteau élevé de la spacieuse cheminée, à cette place inchangée où s'asseyait l'ancêtre. D'une braise ardente tirée de l'âtre flamboyant, Jean-Claude allume son antique bouffarde bourrée avec soin, de bon tabac d'une récolte passée ; Martial, lui, le benjamin de l'assemblée, se blottit, câlin, sur les genoux de l'aïeul vénéré qui, pour glorifier, une fois encore, la Fée du Champagne, s'exprime en ces termes :

Au temps des maisons hantées et des chevauchées infernales, au temps aussi des bons et des mauvais génies, d'immenses forêts presque impénétrable couvraient, en partie, les terres du " Vallage ". Les loups-garous, les revenants couraient toujours nos campagnes, abritait, dans ses fourrés, un animal fabuleux, de réputation féroce. Bien souvent, la tempête faisant rage et agitant avec violence la tête frémissante des géants de la forêt, nos bons aïeux, fort superstitieux, avaient entendu, non sans effroi, la bête déchaînée pousser des hurlements sinistres qui se prolongeaient en lugubres plaintes jusque dans l'intérieur de leurs demeures sombres et mal closes. D'autres fois, pendant les longues soirées d'hiver, quand la lune monte son disque lumineux et bien rond dans le ciel glacial, piqué d'étincelantes étoiles, des paysans attardés avaient aperçu, tout au fond du vallon, les yeux du monstre flamboyer d'un singulier éclat à travers les branches nues et givrées des arbres ; aussi, saisis de frayeur, regagnaient-ils en toute hâte la maison, en se signant deux fois.

A chaque alerte, au village, les Anciens tenaient conseil et cadet Brisefer, l'oracle du pays, en grand commerce de maléfices avec le vieux sorcier Perce-Brume, son compère, jurait, à tout venant, qu'avant les feuilles nouvelles, il abattrait la terrifiante bête comme un agneau, mais les saisons passaient et c'était partie remise ; à vrai dire, personne n'osait se risquer dans pareille aventure.

Pourtant, un hardi garçonnet, témoins de ces bravades, Pierrot, grand dénicheur devant l'Eternel, aussi agile à grimper au faîte des plus hauts chênes qu'habile à lutter contre bec et serres de la buse ou de l'épervier, décida, certain jour, d'explorer le vallon hanté, et, par un après-midi ensoleillé, il partit, armé, surtout, de son insouciante intrépidité.

Sans coup férir Pierrot aborde la forêt et pénètre sous bois ; engagé dans une voie hérissée d'écueils, sa marche est lente, pénible, quand, harassé de fatigue, le jeune téméraire s'assied au pied d'un chêne, et s'endort bientôt d'un sommeil profond.

Cependant, le soleil a disparu et n'éclaire plus les hautes cimes des arbres, la nuit descend avec lenteur, puis se fait profonde, silencieuse, c'est l'heure propice où " Jean des Bois " l'oiseau de nuit, déchire l'espace de ses hululements stridents, sinistres, tandis que les lutins s'agitent et dansent d'effrénées sarabandes autour de la couche agreste de Pierrot. Déjà, l'éternelle Vagabonde, toute radieuse dans cette nuit sereine, a escaladé les cieux et inonde la forêt immense de sa douce, de sa mystérieuse clarté. Soudain, l'enfant s'éveille, d'un bond il se dresse, et, frissonnant de peur, aperçoit là, à deux pas de lui, d'énormes yeux étincelants qui le fixent !... C'est le monstre ! " Je suis perdu ! s'écrit-il. Au secours ! Maman ! Maman ! " Au même instant, une voix douce, câline, murmure à ses oreilles : " Console-toi, mon Pierrot ! Me voici tout près de toi pour te secourir ! Certes ! si j'admire ton courage, je blâme volontiers ton imprudence d'avoir affronté, seul, ce coin inconnu de la forêt ; sois donc confiant, je te protègerait contre les embuches des mauvais génies.

Grâce à Dieu, tu as pénétré dans mon palais ; regarde ces sveltes piliers, ces arceaux élégants, et ces innombrables fenêtres par où s'infiltrent les rayons d'argent de l'astre des nuits, venant, à cette heure, iriser mon lit de cristal. Ce ne sont donc pas les yeux d'un monstre qu'aperçoivent, avec terreur, les gens de ton village, mais, tout bonnement, le reflet de la lune sur les eaux tranquilles de ces deux petites mares crées par mon onde pour étancher la soif des hôtes de ces forêts. Ainsi la biche, le cerf, le sanglier, visitent ces lieux, tour à tour, les oiseaux eux-même daignent descendre des voûtes les plus élevées de ce palais et s'en vont, sautillant sur les herbes et les mousses, quérir quelques gouttes de la rosée du matin, enfin, après s'être ébroués avec entrain sur ces rives, d'un coup d'aile ils reviennent se percher sur les branches et modulent, à l'envi, leurs immuables ritournelles.

Je suis la Fée de la forêt et ses fidèles sujets me nomment " Petite Source Arlette ". Les Divinités elles-mêmes m'ont accordé de grandes grâces, aussi, je te le promets, tu trouveras tes chers parents ! Après le lever de l'aurore, dès les premiers rayons du soleil, tu partiras, et ma robe diaphane qui se glisse, capricieuse, parmi les futaies, sous les épais fourrés, ou bien, se déploie baignée de lumière à travers la clairière, cette robe, joyau de la nature, sera ta sauvegarde. Au cours du chemin, elle t'apparaîtra ravissante de couleurs, tantôt chatoyante comme l'opale, tantôt glauque ou embrunie, voire même avec l'éclat du brillant très pur, et, nouveau fil d'Ariane, guidera heureusement tes pas au-delà de la forêt, jusqu'au village.

Les sous-bois à Arsonval

La source Arlette (1963)

Les coteaux du vallon de l'Arlette

Maintenant, cher petit, avant que la nuit s'achève, viens reposer sur cette feuillée odorante ! Que Fée Arlette te garde et protège ton sommeil !... " Et l'enfant rassuré, bientôt, s'endormit.

De bonne heure, Pierrot est debout. La forêt elle-même s'éveille. Le spectacle est grandiose, impressionnant. Au bruissement des feuilles frissonnant sous la brise matinale vient se mêler, dans une heureuse cacophonie, l'incomparable concert des oiseaux. Déjà, de ses feux naissants, le soleil dore ardemment le ciel pendant que Petite Source Arlette ne cesse de prodiguer au feuillage vert des chênes les caresses incessantes de son harmonieuse et suave mélodie.

Profondément ému, l'enfant se penche vers la source ; avec tendresse, il l'effleure de ses lèvres qui murmurent : " Jamais plus, j'en fais le serment, je ne dénicherai les petits oiseaux, ni ne troublerai l'eau pure et transparente des fontaines. - Merci, répondit l'Ondine, tu es bon ! et il me plaît de te récompenser de ce noble sentiment en te confiant ce talisman. C'est un bois fort précieux que je tiens du divin Bacchus ; vous le planterez dans un terrain soigneusement cultivé près des rives sinueuses de la limpide " Alba " (Aube) et de l'élégante " Matrona " (Marne), mes aînées, de préférence sur les pentes avoisinantes exposées sous les chauds et vivifiants rayons du soleil de midi. Du fruit, dont la récolte sera abondante, vous en tirerez une liqueur pailletée d'or qui donne de l'esprit, de la témérité, et, parfois, l'oubli de nos peines.

Pars ! mon brave petit Pierre, porte au village la bonne nouvelle car, je le jure, ce breuvage sera votre fierté, votre richesse, puisqu'on le servira à la table des rois. "

Et Pierrot s'en alla joyeux apportant à sa famille, bien inquiète de cette longue absence, le présent de Fée Arlette. Dès lors, pour nos contrées, ce fut l'avènement d'une ère d'abondance et de prospérité ; on défricha, remua le sol, on sema, on planta, on ouvrit des carrières pour construire oratoire, granges, caves et moulins. En outre, Petite Source Arlette n'offrait-elle pas au pays le meilleur d'elle-même, une eau claire, saine et bienfaisante ? tandis que les versants du vallon auréolaient sa robe cristalline, de la verdure de leurs vignes et de l'or de leurs riches moissons.

O temps heureux ! lorsque le firmament s'entrouvrait pour laisser monter jusqu'à l'Eternel les doux cantiques des frères convers, vignerons, laboureurs et carriers, bien souvent assemblés, pour glorifier le travail, dans l'humble maison de prière récemment édifiée en ces lieux.

O temps mémorables d'un laborieux et pacifique passé tout chargé de légendaires ou historiques souvenirs ! O merveilleuse époque chérie des muses ! quand le pipeau poétique de quelque pâtre de la Grange d'Arlette éveillait l'Echo de la forêt tout proche, de ses airs empreints d'une tendre rêverie, à l'heure même, où, dans le calme mystérieux d'une nature recueillie, s'envolaient, légères, les notes argentines d'une cloche sonnant, au loin, l'Angélus....

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Au crépuscule d'un beau soir de mai, après une journée de labeur bien remplie, Pierrot, maintenant un charmant et vigoureux jeune homme, descendait l'étroit sentier de sa vigne du vallon.

Tout en frôlant, çà et là, haies et buissons métamorphosés par l'aubépine en fleurs, en de grandioses bouquets blancs, il avait gagné la charrière, aux ornières profondes, conduisant au village.

Songeur, soucieux même, Pierrot marchait lentement, et, à mesure qu'il avançait, son cœur battait plus fort. Ne se disait-il pas à soi-même ? : "N'est-ce pas folie d'espérer unir mon destin à celui de ma gente payse, trop jolie, trop riche peut-être pour me permettre de caresser ce beau rêve ?

Et pourtant, dois-je douter un seul instant de ses sentiments, quand, au hasard des rencontres, nous faisions toujours un brin de causette ?

Certes, si, pendant ces trop courts entretiens, l'émotion me gagnait, j'ai senti, en l'abordant, sa petite main blanche s'abandonner, tremblante, dans la mienne peut-être rude et calleuse, mais combien accueillante, et la pourpre légère venant inonder son aimable visage me parut déceler le secret de son cœur.

Soudain, en arrivant auprès du moulin neuf, Petite Source Arlette qui déversait son onde, avec brio, sur les aubes de la grande roue, l'arrête au passage et lui dit : " Mon cher ami, je connais tes sentiments les plus intimes, je veux donc assurer ton bonheur ici-bas. Délaisse' ces hésitations inopportunes, le trouble de ton âme, car Guillemette, la belle meunière, ne vit que pour toi; en cet après-midi printanier, ne l'ai-je pas surprise, maintes fois, se penchant discrètement sur le bord de sa fenêtre, parmi les lilas et les roses, pour admirer, le cœur débordant d'amour, ta fière, ta juvénile ardeur à manier le " fousseux " ? (outil). Entre céans ; dès ce soir, tu seras reçu à bras ouverts. Va ! vous serez heureux. "

Ainsi réconforté, mais profondément ému, Pierrot apporta à Guillemette ses premiers, ses plus tendres aveux. Les accordailles, puis les noces, furent célébrées avec enthousiasme par le pays tout entier et le Champagne qui coulait, pour la première fois, à plein bord dans les verres, fut le roi de ces fêtes.

A dater de ces heureux temps bien des lustres passèrent pendant que le vigneron et sa meunière vivaient toujours dans une douce quiétude ; n'étaient-ils pas fidèlement bercés par le vivant tic-tac du moulin et par les gais refrains de " Petite Source Arlette ", toute joyeuse de reprendre ses ébats, elle, la captive, d'un moment, sous les nénuphars luisants, paresseusement étalés à la surface du bief. Ensuite, cascadant avec allégresse d'un chenal à l'autre, l'Ondine emplissait l'air du froufrou bruissant de sa robe pailletée d'argent qui scintillait à la lumière vive du jour ou bien se nuançait divinement à la clarté étonnante des belles nuits lunaires ! Nuits de mystère ! Nuits de rêve !

O ! combien il devait être agréable de vivre, sans heurt, toute une vie à deux, dans le moulin d'Arlette, de s'aimer sans cesse d'une égale tendresse et de vieillir ensemble, le cœur bien près du cœur. Puis, quand la route s'achève, combien il devait être doux encore de venir souvent, à l'ombre de la treille, s'asseoir côte à côte, sur le vieux banc de pierre, pour revivre le passé et rechercher enfin, dans les bons baisers, les caresses sincères de ses petits-enfants, l'oubli des cheveux blancs.

Mais le temps, implacable destructeur, n'eut garde de ménager la demeure fleurie des meuniers, puisque, chargée de siècles et d'abandons, on la vit s'écrouler, lamentable victime de l'ingratitude des hommes.

De nos jours, ne dit-on pas, que, chaque année, à l'époque des vendanges, l'Esprit de Pierrot et celui de Guillemette, indissolublement unis, viennent, le soir, errer dans le vallon, auprès des ruines du moulin démantelé, pour recevoir les tendres serments des amants qu'ils protègent.

Et la bonne Fée Arlette, toujours ravissante de jeunesse et de fraîcheur, célèbre, inlassable, les hautes vertus de nos crus ; jour et nuit, son hymne d'amour s'élève, comme une ardente prière, pour les bienfaits de la Nature....

Maintenant, interroge Jean-Claude, que vous connaissez la légende du vallon, puis-je, mes chers enfants, douter de votre foi envers Petite Source Arlette et de votre indéfectible attachement au terroir qu'à force de persévérants efforts vous rendrez plus productif encore ? Ce faisant, vous assurez votre propre bonheur et contribuerez à la grandeur du Pays.

Ne délaissez jamais cette bonne terre de France, continuez de vous pencher vers elle, avec amour, à l'exemple de vos pères, heureux qu'ils étaient de trouver dans le travail, non pas la servitude, mais la liberté ! ....

Et voilà qu'au dehors la neige tombe à gros flocons, ouatant le sol gelé de sa blancheur immaculée quand les tintements de la cloche de la vieille église vinrent rompre le calme de cette nuit solennelle.

N'invitaient-ils pas, à cette heure, comme chaque année à pareille époque, fidèles ou mécréants, philosophes, rhéteurs ou savants, à venir se recueillir un instant devant la crèche, traditionnel souvenir de la misérable étable de Judée, où, dès le début de notre ère, naissait le tout petit enfant Jésus ?

Ce Messager de la Paix apportait au monde un esprit nouveau, une vertu profonde : la Charité. Et cette lumière éclatante, envoyée d'en-haut, aurait dû éclairer les consciences, enthousiasmer les cœurs, pour assurer, depuis longtemps, la réconciliation et le bonheur des humains.

Mais les hommes ne l'ont pas compris ! A l'avenir, seront-ils plus sages, moins sanguinaires, mieux civilisés pour tout dire ?

Je ne veux pas douter et j'espère ; j'espère en la douce lumière du Christ, paroles profondément évocatrices d'un avenir heureux, tombés en plein Parlement, de la bouche autorisée d'un illustre tribun français, un socialiste, celui-là, ami du peuple et martyr d'une cause sublime.

Oui, je conserve une foi ardente dans cette lueur suprême s'irradiant, faiblement encore, parmi un monde désaxé, et , malgré les fomentateurs de haine, de discorde et de guerres, malgré les pourvoyeurs scientifiques des ténèbres et de la mort, malgré toute une séquelle de privilégiés, insatiables de richesses et d'honneurs, consciences avilies aux gages des puissances occultes du mal, je veux espérer quand même.

Enfin, j'espère dans une Humanité régénérée et rendue meilleure par l'avènement d'un ordre social nouveau, par la réforme radicale de ses mœurs, et , surtout, par son orientation décisive vers les sommets où rayonne l'esprit chrétien, idéal de vie, d'Amour et de Paix.

Noël ! C'est Noël ! Réjouissons-nous en ce jour d'Espérance, et, à plein cœur, chantons : Noël !


Léon Darsonval