2 - Mon père "Léon Darsonval"

Léon Darsonval, aéronaute

Par Jean Rivé


Je salue un de ses deux fils ici présent, Jean-René, qui m'a aidé dans mes recherches en m'apportant des documents et en évoquant pour moi bien des souvenirs, ce dont je le remercie chaleureusement.

J'ai eu aussi recours à une communication sur le Club Aéronautique de l'Aube faite à notre Société par Charles Favet le 21 novembre 1975, et dont le texte a été publié in extenso par la Vie en Champagne dans son numéro 253 de mars 1976.

J'ai consulté également les bulletins annuels du Club, et, bien sûr, l'ouvrage écrit par Darsonval lui-même, ainsi qu'une documentation que m'a confiée M. Darbot.

Le nom de Darsonval vient, de toute évidence, de celui de la commune proche de Bar-sur-Aube, et M. Jean-René Darsonval a entrepris une vaste et patiente recherche pour retrouver tous les porteurs de ce nom. Il a fondé l'Association Familiale et Généalogique Darsonval, qui rassemble plus de 150 personnes. Remontant jusqu'en 1350, il a pu trouver parmi les ancêtres un Jean Darsonval, confesseur du duc de Guyenne, fils aîné du roi de France Charles VI, qui fut évêque de Chalon-sur-Saône de 1413 à 1416. Une des nièces de celui-ci épousa un certain Jean Millet et eut un fils, également prénommé Jean qui devint évêque de Soissons et fut Vice-chancelier du Roi Louis XI.

Il a identifié cinq branches principales de Darsonval, avec ou sans particule, sans pouvoir remonter jusqu'à l'ancêtre commun, et a réuni un grand nombre de leurs descendants lors d'un grand rassemblement le 15 septembre 1991 à Arsonval.


Léon Darsonval, qui nous occupe, est né le 7 décembre 1883 à Vendeuvre-sur-Barse. Ses parents, Jean-Baptiste Martial Darsonval et son épouse Louise Angèle Rousselot, habitent à ce moment au hameau de Maison-Neuve, appelé communément "Le Pont Neuf', formé de quelques maisons à deux kilomètres du village d'Arsonval, à l'embranchement des deux routes qui vont de Bar-sur-Aube à Troyes d'une part, et à Brienne-le-Château d'autre part.

Leur maison est une ancienne ferme, relais de diligences, où Mme Darsonval tient une auberge, tandis que son époux est carrier, cultivant aussi un peu de vigne.

Léon Darsonval y passe son enfance avec son jeune frère René, né en octobre 1886, également à Vendeuvre-sur-Barse. Il connaît tous les alentours, ayant gardé des chèvres un peu partout et s'est désaltéré à la petite source l'Arlette, dans un profond vallon où elle serpente vers l'Aube. Nous reparlerons de l'Arlette.

En 1895, la famille vient s'installer à Sainte-Savine, 26 rue de l'Avenir, dans une marbrerie à l'enseigne "Au bon souvenir", Rousselot, monuments funéraires. Le jeune Léon fait ses études au Séminaire de Troyes, mais il ne se sent pas une vocation religieuse. Il n'est pas non plus très intéressé par la marbrerie. Il veut être pilote de ballon.

En effet, en 1891, il a assisté, à l'âge de huit ans, à des manœuvres militaires dans la région de Vendeuvre. Il contemple d'abord le brillant état-major, avec le ministre de la guerre, s'intéresse aux artilleurs et à leurs canons. Mais une compagnie d'aérostiers vient prendre position près du village de Montmartin-le-Haut, à 8 km de là. Fasciné par le ballon qui s'élève dans le ciel, il y court de toutes ses petites jambes et passe la journée du 9 septembre avec les ballonniers, dont il partage même la gamelle.

A ce point de mon propos, je dois ouvrir une parenthèse pour rappeler que les premières montgolfières, en 1783 , étaient des sphériques de taffetas doublé de papier emportés par la force ascensionnelle de l'air qui les gonflait, chauffé par des bottes de paille enflammée.

D'où vient donc cette force ? Puisque vous m'avez élu à la section des Sciences, vous n'échapperez pas au rappel du célèbre principe d'Archimède, applicable aux gaz, selon lequel "tout corps plongé dans un fluide subit de la part de celui-ci une poussée verticale, dirigée de bas en haut, appliquée au centre de gravité du fluide déplacé, et égale au poids de ce fluide déplacé."

L'air chauffé se dilate, devient moins dense, donc plus léger que l'air ambiant, et le ballon - si son poids est inférieur à la force qu'il subit - monte comme un bouchon de liège lâché au fond d'un aquarium.

On gonfla bientôt les sphériques à l'hydrogène, puis plus tard au gaz d'éclairage, quand on eut construit des usines à gaz dans les villes. On se servit des ballons, soit pour des excursions en ascensions libres, soit pour l'observation à des fins militaires par engins captifs, comme en 1794 lors de la bataille de Maubeuge et de la bataille de Fleurus. Tous les philatélistes connaissent aussi les ballons partis de Paris pendant le siège de 1870-71 pour relier la capitale à la province, le retour des informations étant assuré par les pigeons voyageurs qu'ils avaient emportés.

Les ballons captifs, arrimés au sol par un ou plusieurs câbles, furent d'abord sphériques, puis de forme ovoïde, pour offrir moins de prise au vent, avec des appendices qui les stabilisent dans le lit du vent. C'est à leur bord que les observateurs militaires accomplirent leurs périlleuses missions pendant la première guerre mondiale. Les Allemands conçurent les "Drachen", c'est-à-dire "dragons" ou "cerfs-volants", puis les Français eurent les ballons "Caquot", qu'ils appelèrent familièrement des "saucisses", inventés par Albert Caquot, ingénieur des Ponts et Chaussées mobilisé comme capitaine aérostier de réserve, et dont une rue de Troyes porte le nom, car il fut en poste dans l'Aube avant la guerre pendant 5 ans.

Albert Caquot fut un ingénieur de grand talent. Arrivé à Troyes à 24 ans en 1905, il est le concepteur de notre réseau d'égouts, dont la réalisation, commencée en 1912, nous débarrassa du fléau de la fièvre typhoïde. Témoin des inondations de 1910, il imagina le renforcement du système de protection qui avait été insuffisant, mais la guerre en retarda la réalisation. Après la guerre, il se distingua dans la construction de ponts, de barrages, de l'usine marémotrice de la Rance, et il occupa de hautes fonctions au Ministère de l'Air après 1928. Pour plus de détails, je vous renvoie à l'ouvrage du regretté Gabriel Groley, "L'Héritage Troyen du XIXe siècle."

Le ballon dit "libre" ne l'est pas autant qu'on peut le croire, ni que l'imaginait un enfant enthousiasmé par l'envol dans l'espace sans limites, affranchi de la pesanteur.

Pouvant théoriquement se mouvoir dans trois dimensions, l'aéronaute ne peut en fait que monter (en lâchant du lest) ou descendre (en lâchant du gaz à l'aide d'une soupape, puis en ouvrant le panneau de déchirure). Il est certes ainsi partiellement maître de la distance parcourue, mais pour sa direction, il reste entièrement à la merci de celle du vent. Divers dispositifs furent imaginés pour l'en affranchir. En vain. La seule solution est l'adjonction d'une force distincte, celle d'un ou plusieurs moteurs actionnant une hélice ; le ballon devient un dirigeable, qui peut être souple, semi-rigide ou rigide, dont l'aboutissement sera le Zeppelin de nos voisins allemands, gonflé à l'hydrogène, qui réalisera des tours du monde en survolant les océans dans un confort inégalé. On utilisera aussi l'hélium, ininflammable, mais plus cher.

De nos jours, le ballon libre est revenu à sa source. Il n'est plus gonflé au gaz d'éclairage, comme les sphériques de 1903. Il emporte des bouteilles de gaz liquéfié, mais celui-ci, à l'aide de brûleurs, chauffe l'air qui gonfle l'enveloppe. C'est donc une montgolfière, avec une source de chaleur beaucoup plus souple d'emploi que la paille enflammée, qui permet d'agréables promenades aériennes, et même des parcours sur de longues distances.

N'oublions pas qu'avant la dernière guerre, le record de la plus grande altitude atteinte par l'homme n'était pas détenu par un pilote d'avion, mais par les occupants d'un aérostat stratosphérique à nacelle sphérique étanche : d'abord en 1931 le professeur suisse Piccard et son adjoint montent à 15 781 m alors que l'avion n'avait pas dépassé 13 157 m. Puis des Russes s'élèvent en ballon à 17 200 m en 1933, des Américains à 18 667 m encore en 1933, des Russes de nouveau à 20 880 m en 1934, enfin des Américains, Anderson et Stevens, à 22 500 m en 1935. Le record d'aviation n'était à ce moment qu'à 14 433 m, et en 1939 il ne sera qu'à 17 083 m ! On allait plus haut sans moteur qu'avec un moteur !

Revenons au jeune Léon Darsonval, qui veut piloter un ballon. C'est un grand jeune homme robuste, remuant, mais aussi idéaliste et prêt à tout pour répondre à l'appel qu'il sent en lui. Nous avons parlé de son premier contact avec les aérostiers militaires, qui a allumé l'étincelle. Le feu a couvé, puis est devenu inextinguible. En 1944, alors à Bourges, il déclarait à un journaliste : " J'ai été un fervent du ballon, je le suis encore et le serai toujours. Dès ma plus tendre enfance, j'ai été captivé par la majesté de ces engins qui ont été les premiers à voler. Quand je me suis élevé dans les airs, j'ai été tellement impressionné et ému que ces sentiments m'ont déterminé à poursuivre ce sport".

A 18 ans, en 1903, Léon Darsonval entre à la seule société d'aérostation de notre département, le Club aéronautique de l'Aube, qui vient d'être créé le 21 septembre 1901, et se trouve ainsi la plus ancienne du genre en France. Elle regroupe vingt membres et dispose de deux ballons sphériques : l'Aube, de 1 000 m3 avec une force ascensionnelle de 725 kg, et le Titi, de 470 m3 avec une force ascensionnelle de 310 kg. Elle dispense des cours techniques sur l'aérostation, donne des conférences et pratique des ascensions. Elle s'affilie en 1904 à l'aéro-club de France, étant une des cinq sociétés adhérentes, et crée une section à Romilly-sur-Seine en 1909.

Darsonval a accompli son premier vol au Club en juillet 1903. Il a le privilège d'y rencontrer le commandant Driant, qui en est membre honoraire, mais aussi très actif, car il y fait périodiquement des causeries très appréciées. L'officier, chef du Ier Bataillon de chasseurs à pied caserné à Troyes, auteur de plusieurs ouvrages d'anticipation, s'intéresse au jeune homme et l'aide à obtenir, par décision ministérielle, son incorporation au 25e bataillon d'aérostiers de Versailles en 1904. Darsonval y est breveté de 1ère classe. Il accomplit de nombreuses ascensions pendant deux ans et sept mois de service militaire.

Il revient ensuite à Troyes où il effectue plusieurs vols, trop peu à son gré. Il est un moment tenté par l'idée d'accompagner avec un ballon une expédition polaire du Docteur Charcot. Une tentative d'emploi du ballon à des fins d'exploration a déjà eu lieu : en juillet 1897, l'aéronaute suédois Andree est parti du Spitzberg avec deux compagnons pour survoler le pôle Nord. On ne connaîtra leur sort tragique qu'en 1930, 33 ans plus tard, quand on découvrira les restes de l'expédition sur l'Ile Blanche, au nord de l'U.R.S.S.

L'intention de Darsonval est moins ambitieuse, mais cependant l'aventure est pleine de risques. Son père réussit à l'en dissuader alors que le rendez-vous avec Charcot était déjà pris. Le jeune homme ne tient plus en place. Comme il sait qu'à Noisy-le-Sec on peut voler souvent, il entre à la Compagnie des Chemins de Fer de l'Est, où il occupe un emploi de bureau à Paris. Il peut ainsi prendre part à des concours comme celui de l'aéro-club de France avec Boegner, et à des compétitions internationales, partant de Versailles, Noisy-le-Sec, Paris, le Raincy.

Mais cette intense activité nuit à son travail et, à la suite d'observations de ses chefs, il doit quitter son emploi.

Il se marie à Troyes le 17 février 1909 avec Suzanne Caillet, fille d'un boucher de la rue Simart.

Ils auront deux fils :

Le premier, Hubert, né à Sainte-Savine en 1913, fait son apprentissage en mécanique dans un garage de Ste-Savine, puis dans une école de Bordeaux, d'où il sort mécanicien navigant de l'aviation militaire. Il entrera ensuite à la Compagnie des Chargeurs Réunis, à l'U.T.A., puis à Air-France comme contrôleur technique navigant, après un séjour outre-mer. Hubert aura une fille, née le 26 décembre 1944, prénommée Arlette, qui meurt accidentellement moins d'un an plus tard, le 4 décembre 1945. Ce deuil frappe douloureusement le grand-père Léon, qui vient de publier en octobre 1945 une plaquette intitulée "La bonne fée Arlette", illustrée de bois gravés originaux de Charles Favet, où il reprend divers textes écrits par lui à différentes époques. Il y évoque d'abord les sentiments très forts qu'il a éprouvés lorsqu'il a survolé la source dans la nacelle du ballon l'Aube le 24 août 1913, puis quand il y revint en août 1942, enfin quand naquit sa petite-fille. Il décrit le site agreste, sa transformation grâce à la remise en culture de seize hectares de terre, la construction d'un monastère, puis sa ruine et évoque la bonne fée Arlette penchée sur le berceau de sa petite-fille qui porte son nom, et dont il imagine la vie future.

Dans une seconde édition parue après le drame, il ajoutera un conte, "L'étoile Arlette", adieu poétique à la petite disparue, qu'il a fait inhumer dans une parcelle acquise par lui près de la source, plaçant la sépulture sous la protection des passants. Plus tard naîtra au foyer de son premier fils une autre petite Arlette.

Son second fils, Jean-René, ici présent, né le 17 février 1921 à Argançon, deviendra inspecteur aux Coopérateurs de Champagne et aura deux fils.

Mais revenons à Léon Darsonval et à sa carrière.

En 1908, il est chargé de présenter au colonel Richard, alors directeur de l'établissement d'aérostation de Chalais-Meudon, un appareil conçu par M. Joanneton, ingénieur, président du Club Aéronautique de l'Aube. Cet "opticum" permet de mesurer sans calculs la vitesse d'un mobile en mouvement, et donc celle d'un ballon. Mais malgré le rapport élogieux du colonel au Ministère de la Guerre, l'appareil n'est pas retenu. Il a été déposé au Musée de Troyes. Darsonval devient secrétaire du Club Aéronautique de l'Aube en 1910 et est breveté pilote de ballon par l'Aéro-Club de France. Il est commissaire sportif lors du fameux circuit aérien de l'Est de 1910 qui fait étape à Troyes.

Il organise des conférences sur l'aérostation à l'Hôtel de Ville de Troyes et propage intensivement l'idée aéronautique dans toute la région. La presse locale en fait l'apôtre de la cause aérienne dans le département. En liaison avec l'autorité militaire, il organise des cours de préparation militaire pour aérostiers. De 1912 à 1914, il forme plus de 30 candidats.

Il donne de nombreux baptêmes de l'air en ballon, notamment en 1911 à Mlle Suzanne Bernard, une des premières aviatrices françaises. Cette jeune Troyenne sera la première Française qui trouvera la mort en pilotant un avion, à l'âge de 19 ans. Sa tombe, au cimetière de Troyes, est ornée d'une sculpture représentant un avion de l'époque.

Léon Darsonval forme des pilotes de ballon, mais lui-même ne sera jamais pilote d'avion ni de dirigeable. Dans ses ascensions, il emporte son pavillon personnel, dessiné par lui d'après un modèle trouvé aux Archives Nationales, sur un cachet de cire, qui représente les armes de la famille. Il se perfectionne au cours de périodes militaires et obtient en 1912 le brevet de pilote de places fortes.

Parmi ses nombreux voyages, nous citerons celui du 8 juin 1913. Parti de Troyes avec trois passagers, il tient l'air pendant 5 heures 20, parcourant 120 km jusqu'à Rignaucourt, dans la Meuse. Il porte l'uniforme de caporal aérostier, car il effectue à ce moment une période de réserve à Versailles. Les papiers officiels présentés à l'atterrissage par les voyageurs sont qualifiés de faux par les autorités locales, et on les prend pour des espions allemands, car la frontière avec la Lorraine annexée est proche. Menacés par la foule, ils sont cependant défendus et aidés par d'autres habitants, dont un cultivateur, qui transportera leur matériel gratuitement à la gare le lendemain. C'est le beau-frère du commandant du bataillon de chasseurs à pied de Troyes. Ils apprennent plus tard que la région où ils se sont posés porte là-bas le doux nom de Sibérie Lorraine, et certains de ses habitants ont déclaré que s'ils avaient eu la certitude que les visiteurs fussent des espions, ils les auraient étripés. Ce qui fait rappeler à l'auteur du récit, un des passagers, M. Heberlin, publiciste à Paris, un vieux dicton ( pardon pour les Lorrains ici présents mais je cite ) : "Lorrain, traître à Dieu, traître à son prochain".

Je ne donne cette anecdote que pour rappeler l'état de surexcitation des esprits en cette période.

Depuis peu, exactement en 1912, avait été fondée une deuxième association auboise, concurrente, née de divergences de vues parmi les membres du Club. Baptisée Société Troyenne d'Aérostation, elle aura une activité parallèle jusqu'en 1936.

Se sont constitués aussi deux comités en vue de créer des terrains d'atterrissage équipés l'un à Brienne-le-Château, animé par M. Bonvalot, maire de cette commune et explorateur dont nous a parlé en janvier 1994 notre collègue Mme de Tilly. L'autre à Troyes, formé du bureau du Club Aéronautique de l'Aube.

Le terrain de Pont-Hubert, déjà utilisé, même par les militaires, est toujours en examen en vue d'un aménagement complet quand éclate la guerre de 1914, ce qui met ce dossier en attente.

On montre rarement le matériel utilisé au sol par les aérostiers. Ici, un treuil CAQUOT de 1915-1916 pour ballons captifs d'observation, monté sur tracteur automobile LATIL à moteur de 25 CV et 4 roues motrices, exposé au Musée de l'Air et de l'Espace du Bourget (Coll. J.R.)

Mais à Brienne, grâce aux efforts du Comité où siègent Bonvalot et Darsonval, le terrain est créé et inauguré le 27 juillet 1913 en présence de plus de 20 000 personnes.

La guerre de 1914-1918 ne pouvait mobiliser Darsonval que dans une compagnie d'aérostiers. Rappelons qu'à l'époque, les occupants de la nacelle étaient munis d'un parachute, alors que les équipages des avions n'en avaient pas, ce qui montre la différence dans l'évaluation du risque par les autorités. Il est vrai que le ballon captif, immobile, était une cible facile, sa seule défense étant le retour le plus rapide au sol, car il n'était pas protégé en permanence par une garde de chasseurs.

Darsonval fera son devoir comme observateur. Il aura la chance de n'être jamais blessé, mais il ne parlait guère de cette période de sa vie à son entourage.

Au lendemain de la guerre, le Club Aéronautique de l'Aube se réorganise grâce aux efforts de cinq anciens, dont Darsonval et en 1924 le ballon l'Aube s'envole de nouveau. Le 6 juillet, Darsonval donne le baptême de l'air en ballon libre à un pilote d'avion militaire, dont il rapporte les impressions : le calme du vol, car l'on perçoit nettement les bruits qui montent du sol, l'absence de vent, puisque le ballon se déplace à la même vitesse, et la maîtrise du pilote à l'atterrissage.

Cette période est celle de la grande activité aéronautique de Darsonval. Il met gracieusement ses locaux à la disposition du Club pour des cours préparatoires de mécaniciens d'aviation militaire. Il effectue de nombreuses ascensions, dont je ne donnerai pas la liste. Ce serait une énumération fastidieuse, et de plus inutile, car elle figure dans son livre. Mais il faut mentionner qu'il remporte plusieurs coupes, celles d'Armentières et de Béthune, et qu'il est champion de France en 1930. Il porte plusieurs fois le pavillon français sur de grandes distances dans les cieux étrangers, en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Suisse, en Allemagne.

Le 15 août 1931, il bat le record de l'Aube de distance, qui sera aussi celui de France pour l'année, en réalisant un parcours de 640 km de la Manche à la Baltique, dans le Schleswig-Holstein.

Il part souvent du Mail du Lycée, devant ce qui était alors le Cirque Municipal, non loin de l'église St Rémy, dont la flèche toute proche était parfois un obstacle dangereux. Mais le curé de cette église, l'abbé Maillot, qui lui était apparenté, lui apportait avant le départ une bonne bouteille, pour le réconforter pendant le voyage ou pour fêter un atterrissage heureux à l'issue d'un long parcours.

Tout à sa passion, Darsonval ne s'occupe guère de l'entreprise de marbrerie de Sainte-Savine, pour laquelle pourtant, vers 1930, il a construit de nouveaux locaux. Il ne songe qu'à voler et se consacre entièrement à l'aéronautique.

Le club aéronautique de l'Aube a pris, le 16 mai 1929, le titre d'Aéro-Club de l'Aube, plus approprié en raison du développement de l'aviation.

Léon Darsonval est le délégué permanent du Club à tous les congrès des Sociétés affiliées à Paris, et à ce titre il participe à la fondation de la Fédération Aéronautique de France, qui regroupe tous les Aéro-Clubs de France et d'Outre-Mer. Il assiste à tous les congrès de cette Fédération. Il est aussi membre permanent du Comité de direction de l'Aéro-Club de l'Aube et travaille à l'organisation de toutes les manifestations qui se déroulent dans l'Aube : fêtes, rallyes, meetings, conférences.

Il occupe ainsi une position idéale pour recueillir toutes les informations et prendre connaissance de tous les documents qui se rapportent à l'aéronautique, dans l'Aube et ailleurs. De plus, sa longue pratique d'aéronaute lui a fait vivre ou connaître bien des épisodes de l'aventure humaine de la conquête de l'air. Il peut ainsi mener à bien la mission qu'il s'est assignée (je cite) "Eviter que soit un jour méconnu tout ce que notre département a fait de méritoire pour la noble cause de l'aéronautique".

Il écrit donc et publie en 1936 un ouvrage devenu introuvable, qui fait toujours autorité, car il est unique. Intitulé "L'Aéronautique dans le département de l'Aube du dix-huitième siècle à nos jours", il est illustré de dessins, de photographies, de cartes, de tableaux, de plans, et de gravures de Charles Favet, qui était l'ami de l'auteur. On y trouve notamment l'histoire de l'aménagement du terrain de Barberey, la liste des ascensions en ballon effectuées dans le département, et même celle des pilotes d'avion ayant atterri ou décollé dans l'Aube de 1909 à 1914, pendant la période dite "héroïque". L'histoire aéronautique de l'Aube se mêle à celle de la France et même du monde, toute l'activité aérienne dans l'Aube jusqu'à 1936 y est rapportée. C'est vraiment l'ouvrage de référence, auquel empruntera le journaliste Claude Patin lorsqu'il évoquera dans Libération-Champagne, en 1971, dans une série d'articles, l'aventure aérienne dans le ciel aubois, et que citera tout récemment encore l'Est- Eclair.

Dans un journal local de 1936, l'auteur d'une critique fort élogieuse de ce livre concluait ainsi (je cite) : "Nous ne saurions donc trop engager les amateurs éclairés à happer ce beau volume au passage pour en garnir leurs rayons. Ils ne trouveront pas tous les jours un fanatique de l'air pour leur apporter une semblable réalisation avec un tel désintéressement". Je crois reconnaître là la plume alerte de Gabriel Groley...

Ce livre figure naturellement dans la bibliothèque de notre Société, qui a décerné à son auteur, dans sa séance du 18 décembre 1936, le prix de 500 fr de la Fondation Etienne Georges. L'ouvrage contient aussi des poèmes, car Darsonval n'était pas qu'un chroniqueur documenté et précis, c'était aussi un lyrique, un poète, un ami des arts, et il conclut sur une évocation de la source l'Arlette, dont nous avons déjà parlé, évocation qu'il reprendra dans sa plaquette de 1945.

Charles Favet, lui-même ancien aérostier militaire, était lié d'amitié avec Léon Darsonval au point que, jeune marié, il l'emmène avec lui dans son voyage de noces en Italie en 1936. Darsonval sera le chauffeur de son automobile, et sera l'objet, de la part des autres chauffeurs dont il partagera les repas à l'hôtel, en cuisine, de compliments étonnés pour les relations amicales qu'il entretient avec son soi-disant patron.

Elu membre associé de la Société Académique le 21 janvier 1938, Léon Darsonval y fera deux communications

La première, le 18 mars 1938, sur deux originaux des œuvres du sculpteur Auguste Suchetet, dont il a pu se rendre acquéreur au décès de leur auteur : Le Nid d'Amour et Daphnis et Chloé.

La seconde, le 17 juin 1938, sur la vie et l'œuvre du même sculpteur aubois, dont il était l'ami, et qui a réalisé en 1930 un bas-relief de bronze représentant le ballon l'Aube au-dessus de la Cathédrale et de l'église St Remy, sous les rayons du soleil levant, le tout en arrière-plan d'un profil du pilote aéronaute Darsonval. Suchetet, ancien élève de l'école des Beaux-Arts de Paris, sculpteur de renom, connut le succès, obtenant le prix du Salon de 1880, puis traversa une période de doute avant la réalisation d'importants travaux. On lui doit notamment le groupe "Le Rapt " qui se trouve de nos jours dans le jardin public devant la Préfecture, en marbre, l'œuvre primitive de bronze ayant été enlevée pendant l'Occupation pour en récupérer le métal. L'histoire détaillée et complexe de cette statue occupe plusieurs pages du tome II de l'ouvrage déjà cité de Gabriel Groley : "L'Héritage troyen du XIXème siècle".

Cette communication de Darsonval, intitulée "La grande misère d'un artiste sans fortune, vie et pensées du statuaire Edme Auguste Suchetet", très complète et documentée, vaut à notre collègue de se voir attribuer par notre Société, le 6 janvier 1939, un prix Doé de 400 fr.

La guerre de 1939-1945 met fin aux vols d'aérostats, qui se raréfiaient déjà pour plusieurs raisons l'essor de l'aviation, le prix du gaz d'éclairage, la multiplication des lignes électriques dont le réseau, dangereux pour les ballons, tisse sa toile sur nos campagnes.

Léon Darsonval en souffre, et il mène une vie quelque peu errante. D'abord retiré à Vauchonvilliers, il continue de délaisser son entreprise de marbrerie de Ste-Savine que son frère s'efforce d'exploiter tant bien que mal, car il est peu secondé.

Léon devient alors concessionnaire à Troyes de la vente de billets de la Loterie Nationale pour le compte des "Ailes Brisées", association reconnue d'utilité publique qui en consacre les bénéfices à l'aide matérielle et morale aux ascendants, épouses et orphelins des membres du personnel navigant disparus en service aérien.

Son premier point de vente est une minuscule échoppe située à l'angle de la rue Emile Zola et de la rue de Turenne. D'autres suivront. Il crée ensuite de nouveaux centres à Bourges, où il a des amis, puis à Vierzon, puis à Limoges, devenant dans ce domaine le meilleur propagandiste de France et contribuant ainsi à servir encore la cause de l'aéronautique.

La victoire de 1945 ne lui rendra pas, comme il l'espérait, le plaisir de voler, car il n'est pas propriétaire d'un ballon. Eloigné de Troyes, il y revient de temps à autre, et c'est lors d'un séjour qui devait être bref qu'il est obligé de subir une opération chirurgicale. Il part à la clinique au volant de sa voiture. Hélas, il s'éteint le 3 juin 1951 dans sa soixante-huitième année et reçoit la Médaille de l'Aéronautique à titre posthume. Ses obsèques rassemblent à l'église de Sainte-Savine d'éminentes personnalités et une foule d'amis.

Sur sa tombe, au cimetière de Sainte-Savine, on peut voir le bas-relief de bronze de Suchetet, représentant le ballon l'Aube, dont nous avons parlé, et dont le plâtre original est au Musée de Troyes. La nacelle de son ballon a été remise à notre Société et se trouve dans les réserves du Musée.

Telles furent la vie et l'œuvre de cet aéronaute passionné qui nous laisse, avec son exemple, un livre digne de la reconnaissance de tous les Aubois qui s'intéressent à l'histoire de l'aéronautique et de leur département.

Pour terminer, je dois signaler que lorsque notre collègue membre associé, le pilote Jean Parmentier ici présent, a fondé en 1988, une section régionale de l'Association Nationale des " Vieilles-Tiges ", qui regroupe des pilotes chevronnés et des amis de l'aviation, il a choisi de lui donner le nom de "Groupement Léon Darsonval", en hommage à l'aéronaute qui l'avait captivé par ses récits dans sa jeunesse. Ainsi, le nom de Darsonval reste vivant dans le monde de l'aviation, et apparaît dans la revue "Pionniers", éditée par l'association.

Le vœu qu'il avait formé en publiant son livre peut s'appliquer à lui : ce qu'il a fait pour la cause de l'aéronautique ne sera pas oublié.

Je vous remercie de votre attention.