Les Ailes de la Fortune !

La TRIBUNE de l'AUBE du 26 décembre 1941, p. 2/4

En ce carrefour qui couronnait déjà, aux temps lointains de l'Histoire de notre ville, la rue Emile-Zola, lorsqu'elle était placée sous l'Egide de Notre-Dame, en ce carrefour sur un des côtés duquel s'élevait la célèbre " Hostellerie des Quatre Vents ", qu'illustra jadis une visite royale, on remarque depuis peu, une humble échoppe, petite d'apparence, mais grande de promesse, d'espoirs et de Souvenir.

Erigée sur cet emplacement au nom prédestiné, par les bons artisans de la Cause Aérienne que furent et que demeurent Camille Marot et Roger Renard, dédiée aux Ailes Brisées et aux Prisonniers de Guerre, desservie par Darsonval, le vétéran de l'Air, telle une chapelle consacrée au culte du Souvenir, elle réunit dans un même sentiment de reconnaissance ceux que trahirent leurs ailes et qui, victimes du devoir, tombèrent pour leur Pays, laissant derrière eux des mères, des femmes et des enfants et ceux que le sort des combats abandonna et qui, captifs, souffrent loin de leur famille, loin de leur foyer, loin de leur Patrie.

Apparue aux heures douloureuses, tout en étant au Service de la Charité, elle ne cesse de distribuer du Rêve et de l'Espérance, souvent du Bonheur et parfois la Fortune.

Ailes Brisées ! Darsonval ! ô noms évocateurs de la Belle Aventure, de la Conquête de l'Air, des vols radieux, des sacrifices sublimes, des dévouements obscurs !

Et quel département pourrait donc revendiquer une telle faveur, si ce n'est celui-ci, le nôtre, toujours généreux en renoncements et riche d'enthousiasme quand il s'agit du prestige du Pays, de sa grandeur et de sa renommée ?

C'est qu'ils furent nombreux les Enfants de l'Aube qui, au cours des siècles, hantés par le rêve millénaire de l'Humanité, que concrétisa la légende d'Icare, acceptèrent tous les risques pour ravir aux oiseaux le secret de leur vol et tentèrent de forcer les portes de ce domaine de l'Air, l'élément invisible, capricieux et sournois.

Mais tenace l'homme s'obstinait créatrice, sa pensée travaillait. La tâche était ardue : il ne s'agissait rien moins que de vaincre la Pesanteur, cette forme de l'attraction des Mondes, au rythme souverain, de laquelle obéissent les astres pour suivre leurs trajectoires immuables dans les espaces sans bornes et dont le seul spectacle remplit notre esprit de vertige quans nous les contemplons sur le fond de velours de nos nuits champenoises.

" Autant vouloir faire voler un pavé " disaient au début du siècle - nous avons entendu cela - ceux qui refusaient de croire que, dix ans plus tôt, Clément Ader, le Premier entre les premiers, avait réussi à enlever le pavé.

Mais un beau jour de Novembre 1906 - il n'y a encore que trente cinq ans - aux Portes de la Ville Lumière, sur les Pelouses de Bagatelle, un nom aussi frais et aussi léger que cet air que l'homme allait atteler à son char - nous avons vu cela - Santos Dumont faisait voler le Pavé, créant d'une seule et même envolée, d'un seul coup d'aile, avec un plus lourd que l'air, les records de la distance, de la vitesse, de la durée et de la hauteur !

Ce fut alors la Période Héroïque avec les Blériot, les Farmann, les Voisin, les Sommer et tant d'autres, puis les ailes grandissant, on vit se précipiter 1910, le Circuit de l'Est dont les tenants Leblanc, Aurun, Manet, Weymann, Legangneux, Lindpaintner, Français et Allemands, unis par une même foi en un même idéal, se partagèrent les périls d'une même gloire et où Troyes, dut à l'Aéro-Club de l'Aube d'être choisie d'avenir; la naissance de l'aviation de guerre, autre vision d'avenir; l'impulsion donnée à cette arme, que le Maréchal Foch devait appeler plus tard " la plus prompte et la plus terrible ", par notre compatriote Bonvalot, lorsqu'il décida André Michelin à créer le prix Paris-Clermont-Ferrand, en lui disant :

" Hein Michelin ! que diriez-vous d'un canon portant à 400 kilomètres ? "

Enfin pour clore la Période Héroïque, le grand élan d'enthousiasme que souleva l'appel du Comité National pour l'aviation Militaire qui recueillit onze millions et installa 72 stations aériennes, dont Brienne-Aviation pour assurer la sécurité des Ailes Françaises, appel dont profita le département de l'Aube pour se classer en tête de ceux qui firent le plus pour cette œuvre de Défense Nationale.

Mais l'Air se défendait, l'assaut coûta cher et l'on compta bientôt les tombes sous les Ailes Brisées.

Parmi tant des nôtres inclinons-nous pieusement devant Suzanne Bernard, l'alouette champenoise - ton élève Darsonval - sacrifiant ses 18 printemps au lendemain du Circuit-de-l'Est, pour inscrire le premier nom d'une aviatrice au frontispice du Martyrologe de l'aviation, puis, c'était hier, saluons la mémoire du Lieutenant-Pilote Vignes, un enfant de Troyes, victime du courage malheureux, le dernier aviateur tombé pour la France, simplement pour l'Honneur.

Pardonne-nous Darsonval, d'amener encore ton nom sous notre plume, mais cela est de l'Histoire et tu fus de ceux qui firent cette Histoire-là.

Oui, bien avant le terme fixé par le Destin pour l'éclosion de l'Aile, des hommes soulevés par le Grand Rêve, emportés par l'ardeur de leur foi, s'accrochaient à une bulle de gaz, autant dire à rien et s'élançaient impavides, à la poursuite des nuages.

Pionniers de l'Air, ils se riaient de ses pièges, dévoilaient ses mystères et contant ses merveilles, préparaient l'heure où la France, seule avant toutes, ne devait plus être" Qu'une immense couvée d'impatients oiseaux " que chanta le poète, le poète de l'Aiglon !

Initiateurs, ils imprégnèrent les Esprits de l'Idée Aérienne et élevèrent les Ames jusqu'à ces cieux, dont Précurseurs, ils annonçaient la Conquête.

C'étaient à cette époque, sous les couleurs de l'Aéro-Club de France, les de la Vaulx, les Besançon, les Tissandier, les Blanchet, les Godard et les autres, et sous celles d'Aéro-Club de l'Aube, les Nopper, les Jules Dubois, les Boivin, les Daubigny, Léon Darsonval et que d'autres encore : tous ces hommes qu'auréole aujourd'hui un même prestige ont signé de leur nom et parfois de leur sang la Préface à l'Histoire de la Conquête de l'Air.

La génération qui doit à Jules Verne le goût du merveilleux, la nôtre a connu ces hommes là !

Passant, dont le nom fut inscrit par les tiens ou par toi-même sur les listes de Souscription pour que vivent les Ailes Françaises et que tes pas conduisent vers le carrefour des Quatre Vents, accorde une pensée de gratitude à ton compatriote Darsonval et réponds à l'appel de ce champion de l'Air qui, au soir de sa carrière, se fait celui de la Veuve et de l'Orphelin et te convie à faire œuvre charitable en entr'ouvrant pour toi la porte de la Fortune.

O Darsonval ! toi dont l'exemple continue à dicter son devoir à chacun de nous, toi qui connus les pires épreuves morales et qui mis tes deux fils - tout ce qui te reste - au service de la France, l'un dans l'armée de l'Air, l'autre dans celle d'Outre-Mer, veuille ta modestie s'incliner devant l'hommage que nous rendons au bon ouvrier de France que tu es et qui, en resserrant les liens qui doivent unir le passé glorieux des Morts au Présents des Vivants, prépares l'avenir de la France nouvelle.

André CHANTECLAIR