Image D.R.
Après lecture d'un texte extrait du 'Journal du dehors" d'Annie Ernaux . Atelier du 5 novembre 2015
Souvenir ou oubli
par Mamlair
L'oubli s'habille de dentelles trouées
Le souvenir se pare d'accessoires ligneux
La mémoire est cousue de fil blanc
Entre les trois
Le passé se lie toujours aux empreintes
Le présent s’accommode parfois des courants d'air
Le futur se lance souvent sur une toile ouverte
aux quatre vents.
Mamlair
Moutons et sanglier par Valérie Weber
Décembre, une fin d’après-midi claire se tire chez chien et loup.
Un mini-embouteillage dans la banlieue sud d’Alençon, ça sent Noël à plein nez. Arpenter le centre commercial, fouiller les bacs de bonnes affaires, acheter 100% made in China, ça fatigue.
Les conducteurs dans leurs voitures ralenties sont hagards, les passagers et les passagères n’ont qu’à regarder ailleurs. A côté de moi, ma fille, 17 ans sort de sa torpeur.
- Là, t’as vu ça ?
Le bovin qui sommeille en moi a envie de meugler.
- Quoi ?
- Devant les arbres, t’as pas vu ?
Le cou tordu, la tête tendue au maximum vers l’arrière, elle s’agite.
- Y’a des policiers armés et en gilet pare-balles, ils lèvent leurs matraques…
J’essaie de voir, mais la voiture derrière s’impatiente, il faut que j’avance.
- Et les jeunes leur envoient des cailloux
Banlieue, jeunes, cailloux, flics, le cocktail de l’intifada, ici dans l’Orne, non mais elle hallucine ou quoi ?
La file des voitures s’étire sans réagir. Je suggère que c’est peut-être un exercice, un entrainement, je cherche mes mots.
Une légère accélération, peut-être les conducteurs/trices ont vu, ils ont sûrement envie d’être ailleurs. Moi aussi. Pour retrouver l’insouciance d’une séance de shopping, je n’ai rien vu de ce qu’a décrit ma fille.
Au centre-ville, plus tard, les sapins artificiels scintillent. Les badauds lèchent la dorure dégoulinante des vitrines. Nous voilà cernées par davantage de produits chinois.
Ces jeunes abandonnés là-bas, quel âge avaient-ils ? Devant nous, dans la rue des grands gamins habillés Saint James chahutent, un excès de testostérone à évacuer dans un coup de pédale rageur sur un vélo Decathlon. Ils occupent la rue, leur territoire.
Ma fille cherche le Graal dans un monde de polyester : un pull 100% laine. De mouton. Elle a déjà oublié ce qu’elle a vu vingt minutes plus tôt ? Ou pas. Comment savoir, elle ne dit rien.
Dans un magasin où elle essaie un pull trop grand, origine garantie herbivore celtique, un homme essaie des caquettes. Trop verte, trop grande, celle-ci trop petite. Une vendeuse fluette, le corps en porte à faux sur un escabeau égrène à voix feutrée les services mis à disposition par la boutique pour satisfaire le client, on vous l’agrandira, on vous la rétrécira. L’homme ne l’écoute pas, regarde la femme qui l’accompagne, elle ne dit rien. Seuls ses yeux semblent guider l’indécis dans son choix lent et laborieux.
L’Irlande nous sauve, ses ovidés, ses habitants attachés à la tradition, ses femmes qui tricotent d’authentiques gratte-couenne, le pull testé et adopté, est soigneusement plié et glissé dans un sac en papier kraft. Mon index pianote le code de la carte bleue. Les cailloux sont tombés loin de nous finalement.
Pas très loin des rues commerçantes où nous promenons notre lent retour, au poste de police les hommes sont énervés et fatigués. A côté, les jeunes défourgonnés et encellulés regardent le bout de leurs baskets. Ils n’ont pas de pull, peut-être des Nike sans lacet aux pieds, leur iPhone confisqués dans lequel ils ne savent de toute manière pas quoi dire. A quoi pensent-ils ? Vont-ils rêver ou mal dormir ? Ont-ils un grand frère enfermé dans le coma de la prison de Condé sur Sarthe ?
La voiture nous emporte loin des cités, loin d’Alençon. La nationale 12 s’enfonce dans la nuit, déjà, habitée par les feux arrière de ceux qui nous précèdent. Ceux qu’on croise éclairent brièvement le macadam. Là, près de la glissière de sécurité, une grande flaque de sang mal camouflée par du sable. Les restes d’un sanglier heurté par un camion pressé de livrer ses produits made in Ireland.
Le sanglier n’a pas eu de chance, dit Ouest-France mais le chauffeur un peu sonné, a repris la route deux heures et demi plus tard. A Bilbao des oranges pressées l’attendaient, lui et son camion indemne.
Se souvenir de ma fille qui déteste qu’on la touche et qui me prend le bras dans un geste spontané, tant elle est contente.
Oublier ces ados perdus dans leurs cailloux emportés dans les airs.
Se souvenir de l’odeur de la laine, des images de l’Irlande noyée dans un hiver pluvieux.
Oublier le bruit des cailloux percutant les gilets pare-balles, les cris étouffés des jeunes qui se protègent des coups de matraque.
Se souvenir du sourire de ma fille, de sa capacité à se projeter dans ses rêves.
Oublier le sanglier aplati par les tonnes d’un camion chargé de marchandises.
Se souvenir des yeux fermés et confiants de ma passagère, abandonnée à sa musique et à sa somnolence de jeune adulte bombardée d’hormones contradictoires.
Oublier le passé.
Se souvenir de l’avenir.
Valérie Weber
Témoin de la réalité imaginée.
Par Passerose
Le témoin est juste présent, il est passif, il observe, il assiste à quelque chose.
C’est une soirée parisienne paisible passée à la maison. Après un dîner frugal, nous regardons un film à la télévision dont je ne me souviens pas. Nous sommes pelotonnés l’un contre l’autre sur le canapé. Il est en peignoir et chaussettes noires ; ce peignoir en éponge velours vert bouteille qui lui va si bien et qui fait ressortir ses cheveux blancs. Nous sommes bien, avec chacun un bon cigare. Le film terminé vers 22H30, je me place devant l’ordinateur et continue de recopier sa dernière conférence sur Kundry dans Parsifal. Il me dicte ce que je n’arrive pas à déchiffrer. Puis il me dit qu’il est fatigué et qu’il va se coucher, il va souvent se coucher avant moi et je m’installe alors dans le salon pour lire afin de ne pas le déranger, mais ce soir là je continue à taper le texte.
Au bout d’un moment, je le vois sortir de la chambre et se diriger vers les toilettes et je l’entends vomir ce qui ne lui arrive jamais. Il retourne se coucher, il est pâle et me sourit doucement. Je vais près de lui, je lui caresse le front et lui prends la main. Il me dit avoir mal dans le dos et dans le côté. J’apporte un seau que je place près de lui. Il vomit une seconde fois avec un effort surhumain qui le fait souffrir atrocement.
Je m’inquiète. Je suis témoin et impuissante.
Au bout d’un moment, il me demande de téléphoner à SOS médecin parce qu’il ne se sent vraiment pas bien. Je fais le 15, ils sont lents à répondre. On me pose des questions sur les symptômes, je réponds comme je peux ; je lui passe même le téléphone pour qu’il explique lui-même ce qu’il ressent.
Et là, je prends conscience d’une chose terrible. Ce qui est en train de se passer, je le savais, je m’y attendais, je ne suis pas surprise, cela devait arriver, c’était évident. Toutes les angoisses de mort que j’avais depuis longtemps en moi étaient en train de devenir réalité et d’aboutir. Avec une lucidité surprenante, j’avais l’impression de me passer un film où j’étais le témoin de ce destin que je ne pouvais pas contrôler.
Je reprends le téléphone et un médecin me dit qu’il va venir. Il est 2 heures du matin. Je lui donne l’adresse, le code etc…et nous attendons pendant une heure – c’est très long car nous sommes en plein centre de Paris !
Il souffre et je ne peux rien faire. J’attends, je fais le va et vient entre la chambre et la fenêtre pour guetter le médecin afin de le diriger quand il va entrer dans la cour.
Enfin il arrive, un petit jeune sympa. Il ausculte, fait un électro cardiogramme, prend la tension. Il regarde le liquide sombre dans le seau. Il me dit qu’il ne sait pas ce qui se passe. Il s’éloigne près de la fenêtre pour téléphoner et demander conseil. Il revient et me dit qu’il a appelé une ambulance pour l’emmener aux urgences de l’hôpital Dieu qui est à côté. Les ambulanciers arrivent très rapidement. Ils lui mettent son peignoir et ses chaussettes, chaque mouvement semble être une douleur insupportable, ils l’installent sur un brancard avec une couverture. Je suis toujours témoin et je suis à ses côtés. Nous traversons la cour, il fait froid, tout est calme, immobile et grave. Tout cela se déroule aussi comme je le pensais.
Et puis tout va plus vite, on arrive aux urgences. Il est pris en mains immédiatement et disparaît dans les couloirs. Je suis encore témoin de mon attente qui sera longue et de ce qui se passe autour de moi. J’observe comme tous les témoins. Je suis témoin de la réalité imaginée qui s’accomplit.
Passerose