Un atelier consacré à l'enfance, illustré par des lectures de Nathalie Sarraute et qui donne plusieurs séries de textes :
- Les jeudis
Les jeudis
Le petit train
Dans les années soixante, si l’on avait demandé à un écolier quel jour de la semaine il préférait, il aurait certainement répondu « le jeudi » comme les enfants d’aujourd’hui répondraient « le mercredi ». L’année de mes onze ans, cette journée du jeudi devint un jour béni avec un parfum de bonheur et de liberté. Cette année-là ma mère bien occupée avec mes petits frères et sœurs et certainement ravie de se débarrasser de la turbulente fillette que j’étais, me permit de passer mes jeudi après-midi avec ma meilleure amie dans un parc d’attraction voisin de la maison. Après une matinée studieuse et un déjeuner vite avalé, je m’empressais donc de rejoindre ma grande copine de classe. Remisées les jupes plissées bleu marine, les chemisettes bien repassées et les socquettes blanches, vêtues d’un pantalon et d’un pull confortable, nous nous retrouvions un sac empli de pain, de carottes et autres friandises à la main,pour aller prendre au bord du Bois de Boulogne le « Petit Train » qui nous amenait en quelques minutes au cœur du Jardin d’Acclimatation. Une fois débarquées, nous passions sans même songer à nous arrêter devantle labyrinthe, les manèges, la pèche à la ligne et autres attractions. Après avoir admiré le somptueux plumage des paons qui faisaient la roue dès que nous imitions leur cri, jeté quelques cacahuètes aux singes et aux cochons d’inde, distribué un peu pain aux chèvres qui se régalaient aussi du papier à cigarette subtilisé au père de mon amie, nous nous précipitions vers la cabane des balades à poney. Il y avait là attachés une dizaine de poneys de toutes tailles et deux petits ânes. Nous avions sympathisé avec le vieil homme buriné qui tenait la caisse et il avait fort volontiers embauché notre main d’œuvre gratuite, enthousiaste et débordante d’énergie. Après une joyeuse distribution de carottes, nous nous attelions tout d’abord à brosser et à harnacher les chevaux sans oublier de les câliner bien sûr. Puis nous passions notre après-midi à promener les poneys chargés de bambins plus ou moins turbulents sous l’œil attentif des parents. Nous connaissions par cœur chaque animal, son caractère, ses préférences et nous avions bien sûr chacune nos chouchous. Nous menions nos montures parfois par deux ou par trois sempiternellement sur le même circuit des allées du jardin. Nous croisions non sans fierté les passants amusés, les regards envieux ou admiratifs des enfants et parfois même l’impressionnant dromadaire promenant dans sa nacelle cinq ou six petits et grands.Avec les quelques piécettes que les parents reconnaissants nous glissaient dans la paume pour nous remercier de notre bonne humeur, nous pouvions nous offrir en fin d’après-midi une glace italienne ou un morceau de ces longs rubans de guimauve multicolore qui fondaient délicieusement dans la bouche avant de nous quitter les yeux pleins d’étoiles jusqu’ au lendemain matin car, cerise sur le gâteau, nous savions que nous allions pouvoir échanger sur les bancs de l’école les souvenirs de ces merveilleux jeudis tout au long de la semaine.
Coco
Le jeudi de Passerose
C’est jeudi. J’ai 10 ans. Pas d’école. La grande satisfaction de pouvoir dormir le matin, c’était déjà ma spécialité. Après un bon petit déjeuner, je flâne dans l’appartement. Je m’enferme dans le cabinet de toilette que je partage avec ma grande sœur, elle n’est pas là et j’en profite pour essayer ses crèmes de beauté, les rouges à lèvres, les ombres à paupières ; je tente des coiffures originales et me regarde dans la glace de face, de profil et de dos.
Après le déjeuner familial Maman m’emmène faire des courses au Printemps. Nous prenons l’autobus, le 94 ; il fait beau, c’est le printemps et l’air est doux, nous restons debout sur la plate-forme à l’extérieur. Je suis heureuse de me promener avec Maman.
Nous allons acheter de la laine bleue pour un pullover, des chaussettes blanches et une petite robe pour moi, j’aimerais bien qu’elle soit rouge. Nous trouvons tout cela dans différents rayons. J’aime bien les escalators, Maman a toujours peur que je rate les dernières marches car je ne regarde jamais où je mets les pieds.
J’aurais bien voulu aller au rayon des jouets mais Maman m’a dit que ce serait pour une autre fois. Nous sortons du magasin. Comme chaque fois que je fais des courses avec Maman le jeudi dans les grands magasins haussmanniens, nous allons goûter chez Ladurée, rue Royale. Ce sont des souvenirs inoubliables. Petite fille j’apprécie déjà ce salon de thé raffiné, élégant, un peu vieillot avec ses décorations moulurées d’une autre époque, c’est justement ce qui fait son charme. L’ambiance est feutrée légèrement troublée par le bavardage discret d’une clientèle distinguée. Le lieu n’est pas encore envahi par les chinois et les japonais et on ne fait pas la queue pour avoir une table. Les serveuses sont habillées de noir avec un charmant petit tablier blanc, elles sont très avenantes.
On nous installe autour d’un guéridon près de la fenêtre et on nous donne la carte vert céladon des multiples gourmandises ; nous commandons un thé au lait pour Maman, un chocolat pour moi avec quelques petits macarons déjà si célèbres. Les tasses sont simples et fines, la théière et la chocolatière sont en métal argenté.
C’est un moment privilégié de calme, de délicatesse et de bonheur que j’apprécie avec Maman. Je l’embrasse et lui dis « merci ».
Passerose
Jeudi d'antan par Dep
Jeudi, mot magique, sésame ouvrant les portes de la liberté. Entre-ouvrant surtout les portes des délices culinaires dont les grosses lentilles farineuses et indigestes du mercredi à Lübeck avaient lourdement préparé le moment béni. Plaisirs anticipés de goûter, d'exception, pourtant hebdomadairement immuables.
J'avais chaque jeudi rendez-vous avec mes grands parents paternels, qui malgré leur ascétisme de suédois sportifs, avaient bien compris qu'en moi coulait aussi le sang byzantin et voluptueusement décadent de ma mère. J'aimais déjà les mélanges sucré-salé , j'aimais déjà ne rien, mais rien faire d'autre que la sieste après un repas délicieux de viande grillée-salade. J'aimais déjà partager ma sieste avec Mickey, Tintin et autres héros marsupilaminesque.
À quatre heures Farfar (mon grand père) m'accompagnait chez le pâtissier du Fbg St Honoré choisir deux immenses éclairs, invariablement au chocolat, pour mon goûter. Revenir à la maison familiale de mon père, m'enfouir et me vautrer dans la crème pâtissière et tourner les pages des revues tant attendues toute la semaine.
Apprendre à réciter les Travaux d'Hercule, le nom de chacune des neufs muses, des trois Grâces, des redoutables Pârques, ceux des rois de la Grèce unis pour la première fois afin de partir rechercher la Belle des Belles, Hélène, et la traîner de Troie jusqu'à l'austère Sparte pour la punir...
Il faut travailler sa mémoire disait Farfar, ce n'est qu'un muscle, toujours apprendre et ne pas,oublier. Je n'oublies rien de tout cela et garde mon goût pour les épopées antiques, car sous les boucliers battent les coeurs et les éclats d'armures servent d’écrin aux colères et vexations de la panoplie des sentiments humains.
Jeudi passait trop vite et bientôt je repartais conduite par Serge le chauffeur de mon Grand père, riche de nouvelles connaissances, un livre de la Collection Contes et Légendes dans mon sac aux trésors, emportant aussi le gout acidulé du "caviar suédois" pâte de poisson rose parcimonieusement étalée sur une fine tranche de pain nordique.
Mes jeudis furent, antiques, rituels ne devenant jamais lassants par l'anticipation qu'ils provoquaient, car les neurones, comme les papilles sont Pavloviens.
Dep
Souvenirs d'enfance de Mamlair
Si les chemins m’étaient contés, je referai le même voyage au pays de l'enfance.
C'est l'heure de la sieste, sieste fatale
Fatale est le farniente, farniente enfantine.
L'enfant chuchote, chuchote avec la sœur, le frère.
La sœur raconte une histoire, l'histoire fait s'assoupir
On s'assoupit doucement dans les draps de lin
Draps de lin qui embaument
Le thym, la lavande et la marjolaine.
La marjolaine qu'on ne voit pas mais qu'on sait être là
Derrière le lourd volet gris.
Ce volet qui reçoit en filigrane
La belle lumière, lumière de l’été
Lumière pleine et entière, lumière radicale
Qui donne sans concession la chaleur pour la journée.
Journée torride que le sud ouest connait sans demi-mesure.
Sans demi-mesure, l’enfant s'endort dans les bras de Morphée.
L'heure de la sieste est à son plein
Plein de rêves, rêve de chemins...
Chemin à éviter ou à prendre.
Prendre le temps quand le temps est au beau fixe,
Et quand le temps du réveil arrive
Arrive le bain béni dehors
Bain béni dans une cuvette de zinc
Qui sait garder la bonne chaleur
Chaleur qu'on peut faire éclabousser
Eclabousser d'eau tout le parterre du jardin
Voici le jardin de bonheur pour l'enfant...