Après une lecture de "l'indésiré" le roman de Stéphan Lévy- Kuentz Gallimard, une proposition d'écriture sur la construction de son choix.
Un pont écartelé Je suis un très vieux pont, écartelé entre deux rives. Mes fondations sont fragiles. J'ai été construit rapidement. Mes bâtisseurs ont hésité à me garder. Mais à l'époque, on ne détruisait pas un pont comme ça. C'était interdit. Je suis un pont édifié à une période où il fallait faire avec. C'est un statut compliqué d'être un pont instable. Mes bâtisseurs ont fait ce qu'ils ont pu avec les moyens dont ils disposaient. Ils n'ont pas pu recourir aux conseils d'un architecte, c'était trop cher. Je serais tellement plus structuré si des plans avaient été élaborés en amont de ma conception. Je serais un autre, un pont bien costaud, qui tient debout, sûr de sa place. Faute de quoi je n'en finis pas de m'écarter entre deux rives. Rive droite, rive gauche, parfois je ne sais plus. La nuit, quand les lampadaires s'éteignent, j'ai peur de m'effondrer dans la rivière qui me reflète, d'emporter dans ses profondeurs ceux qui me traversent. Ce serait une catastrophe, un pont qui tombe. D'ailleurs, c'est très rare. Un pont, même rafistolé, ça tient encore. Il faut de l'explosif pour le déloger. Je suis de la race de ceux qui s'accrochent pour rester debout. Alors je pourrai sentir à nouveau les rayons du soleil ou les caresses de la pluie sur mes vieilles pierres. Je frissonnerai encore sous les bombes des tagueurs qui me parcourent. Je m'enivrerai des cris de joie des touristes qui passent entre mes piles en levant leurs coupes frétillantes de champagne. Trop tard pour l'architecte. Tant pis pour le mal donné aux bâtisseurs. Je suis là. J'y reste. C'est ma place. Entre deux rives.
Léa Rose
14 Septembre 2015
Sounion par Dep
Moi, Le cap promontoire pérenne et peut être éternel, surplombant la Mer Egée d'aspect si calme, faussement serein, hypnotique aux désespoirs et ires d'antan, déguisées en argenture rassurante, permanence brillante aveuglant toute tentative de nostalgie. Je ne suis qu'armature aujourd'hui et malgré mes millénaires, me suis bien ancré dans le monde présent, telle une ossature d'éternité, la structure qui retient, qui soutient et finit par découvrir ses rouages lorsque toute trace de l'art de la main humaine l'a quittée. Modes, raisons de visiter ce point de vue unique chargé d'espoir, de stratégie, puis qu’ayant formé un triangle redoutable et guerrier avec l'ile d'Égine et l'acropole d'Athènes, combinant le sacré du temple de Poséidon détrempé autant par les larmes que par l'écume des vagues, mettant son emplacement à profit pour envoyer des signaux vigilants aux autres points névralgiques de la Grèce, alors grande et régnant sur les Mers, les Cités, les pierres, les esprits et les rêves. Combien de dialectes, langues barbares, prières incompréhensibles parfois, ont fait frissonner le fût de mes colonnes longues et élégantes. Combien de graffitis gravés au silex, au couteau, dague et autres instruments incisifs mais jamais aussi incisifs que le sentiment animant la main messagère transmettant le fluide vital au moment même de l'incision. Est-ce possible d'établir une frontière entre l'Avant et l'Après ? Avant et plus tard ? Les changements d'us et coutumes peuvent-t'ils avoir une incidence sur ce qui me fait encore rester et tenir tendu vers le Ciel , fier et battu par le Meltem, ce vent violent porteur des cris des marins en perdition qui n'a pu me vaincre et n'a fait que renforcer mon charme envoutant de spectre bien concret, Moi le squelette de l'espoir, de l'humain désir d'avoir plus, Moi l'Offrande à ce dieu impitoyable ennemi d'Ulysse, Poséidon, dont certains ont voulu s'attacher le soutien en m'érigeant ? Aujourdh'ui les hordes du Nord qui envahissent mon promontoire sont bruyantes et inoffensives sans trace d'hostilité ni d'agression envers moi. Je ressens toujours pourtant, ce frémissement en eux, cette peur, cette anxiété que ma présence à l'apparence éternelle semble apaiser, car la force se dégageant de moi vient des millions de visiteurs ayant sacrifié à des rites bien divers, laissant dérrière eux la trace de leurs larmes et prières, parfois exaucées , et leurs désirs de célébrer la Vie en enlaçant mes colonnes de marbre, rêve des hommes et que Moi j'ai dépassé. De nos jours, le même rêve, le même espoir, la même force vitale se fracassent à mes pieds, rejoignant l'écume explosant sur les granits dénudés. Les prières montant vers moi, me parlent d'autres guerres, d'autres combats.
Dep
DANS LA PEAU D’UN PUIT Ils ont finalement décidé de me refaire une beauté. Depuis près de 400 ans je me tiens les pieds dans l’eau et la tête au soleil, à peine ombragé à l’heure du couchant par le feuillage dense d’un vieux charme que j’ai vu grandir et qui dessine sur mes pierres délavées un tableau vivant. Pendant ces longues années de tranquille contemplation, j’ai vu tant de dos courbés, harassés, des femmes surtout, parfois jeunes et gracieuses, parfois tordues, usées par l’âge et le labeur. Elles ont changé d’allure et de nippes mais sont revenues sempiternellement au fil des ans puiser en mon cœur l’eau, cette source de vie indispensable. Leurs rires, leurs chants et leurs soupirs sont à jamais gravés dans mes pierres disloquées comme ces sourdes confidences dont j’ai su garder le secret. Et combien de baisers volés sur la surface plane de ma margelle râpeuse, de cris d’enfants se penchant pour contempler mes vingt mètres de fond, combien de bacs à fleurs et de chats frileux ont aussi séjourné à l’abri de ma voute maçonnée. J’ai connu à mes débuts de petits seaux en bois et des cordes de laine puis de lourdes chaines arrimées à de larges poulies et de modernes pompes-à-bras. Jusqu’à ce qu’on m’oublie doucement au fil des ans avec l’arrivée de l’eau courante. J’ai pourtant entendu maints compliments sur mon architecture. Puit couvert, comme ils disent, je suis coiffé d’une croix fièrement arrimée à ma coque de granit et doté d’une fenêtre encadrée de pierres finement taillées, fermée par un charmant volet ajouré. Les années passant j’ai perdu de ma superbe bien sûr. L’eau stagnante, le soleil ardent, les pluies diluviennes et l’ombre de plus en plus envahissante de mon orme voisin ont grignoté peu à peu l’enduit qui protégeait mon ossature, déchaussé mes pierres, jusqu’à mettre en péril toute ma structure délicate.
La vieille ferme voisine dont la douce lumière réchauffe depuis toujours mes longues soirées hivernales est passée de mains en mains, de famille en famille, s’abreuvant toujours en mon sein. Elle abrite maintenant chaque weekend une joyeuse fratrie qui aime tant gambader autour de moi que les anciens ont fermé mon petit volet avec un cadenas et m’ont entouré de grillages pour éviter tout danger.
Puis hier ils sont venus avec un puisatier pour m’estimer, me jauger, me mesurer. J’ai eu très peur qu’ils décident de détruire ma vieille carcasse désaffectée, devenue dangereuse pour les petits imprudents mais non ils finalement ont décidé de me restaurer, de me redonner ma solidité et mon allure d’antan, quel bonheur.
Et pourtant, je tremble car je sais qu’ils vont sonder mes parois éboulées, curer jusqu’aux tréfonds mon corps caverneux et sans nul doute découvrir mon plus lourd secret, ce secret que mes eaux profondes ont su préserver pendant de si longues années.
Il y a bien longtemps, un beau dimanche de printemps, tandis que toute la ferme s’était rendue à la messe dominicale, un drame terrible s’est produit. J’entends encore les cris déchirants de cette douce et jolie servante dont le ventre s’arrondissait doucement. Parce qu’elle avait trop bien servi son maitre infidèle, il l’étrangla et la jeta au fond de ce puit dont elle était si souvent venue puiser l’eau, remontant en chantonnant des seaux trop lourds pour elle.
Tandis qu’impuissant j’avais assisté à cet odieux forfait, je décidais de bercer à jamais ces deux pauvres innocents afin de les protéger de l’oubli et de la cruauté humaine.
Mais aujourd’hui je crains fort que l’on ne profane leur tombe, que l’on arrache cyniquement leurs dépouilles de mes entrailles protectrices ou, bien pire encore, que l’on me rende injustement responsable de leur infortune.
Corinne L.N.