Requiem pour un fou
par Léa Rose
Dans son lit, Jean-Pierre s'étire comme chaque jour à six heures. Il a gardé cette habitude de l'époque lointaine où il travaillait. Il était charcutier à L'Aigle, petite ville Normande. Son commerce avait « pignon sur rue ». Il se levait déjà à six heures, mais il aurait pu travailler jour et nuit. Le sommeil l'avait quitté depuis que Christine ne le regardait plus. Il ne se souvient pas comment ça s'est produit. Ce dont il est sûr, c'est que ça s'est installé sournoisement, jour après jour, à leur insu. D'abord Christine a cessé de l'embrasser avant de s'endormir. Et puis il a omis de lui caresser le visage en se levant. Ils passaient pourtant leurs vies ensemble, le travail les unissait. Jean-Pierre avait confié la boutique à Christine. A trop se frôler, ils ne se voyaient plus. L'apprentie vendeuse exprimait plus d'égard pour lui que la femme qu'il avait épousée dix ans plus tôt. Christine ne supportait pas cette vie étriquée de provinciale. Elle rêvait de jolies robes et de voyages. Elle n'avait pas la patience d'écouter les clients. La charcuterie, c'était le projet de son mari. Au début de leur relation, elle y avait cru. Jean-Pierre avait failli s'établir à Honfleur, mais pour se rapprocher de sa mère, il avait choisi l'Aigle. La vieillesse de sa mère primait sur la jeunesse de son épouse. La vieille femme l'avait aidé à s'installer en finançant l'acquisition du fonds de commerce. Christine s'était sentie emmurée. Il ne lui restait plus que la maternité, et ça non plus, ça ne la faisait pas rêver. Il est six heures et demie, Jean-Pierre est plongé dans ses pensées. Ce réveil-là l'angoisse. Il se réveille à présent parce qu'il dort à l'aide de somnifères qu'il ingurgite depuis vingt-et-un ans. Durant toutes ces années, psychiatres et infirmiers se sont succédé auprès de lui. Des heures d'entretiens, des ordonnances de camisole chimique, rien ni personne n'est parvenu à sortir Jean-Pierre de cette histoire. Il aurait pu refaire sa vie. Au « Bon Sauveur », il n'était pas le seul défectueux. Y en avait plein la cour des comme lui, « des qu'avaient pété un câble ». Jean-Pierre était diagnostiqué P.M.D. A cette époque, on disait Psychose Maniaco-Dépressive. Le terme psychose, ça aidait à se situer. On savait à peu près de quel côté du réel on se trouvait. De nos jours, Jean-Pierre est bipolaire, mais qui ne l'est pas ? Il aurait pu refaire sa vie au cours de l'un des nombreux séjours thérapeutiques à la campagne, à la montagne ou à la mer. Il aurait demandé à son curateur l'autorisation de se marier. Il était veuf depuis si longtemps. Et aujourd'hui, il ne serait pas là, assis sur le bord de son lit, dans un appartement thérapeutique qu'il doit quitter. Une équipe d'experts a évalué qu'il était apte désormais à réintégrer la société des normaux, le clan de ceux qui se retiennent, la compagnie de ceux qui sont équipés d'un garde-fou, ceux qui ne tuent pas leur femme parce qu'elle n'a plus envie de faire l'amour. Il doit rejoindre cette communauté et ça lui fait peur. Dans sa tête, Christine est toujours là, elle l'attend dehors. Elle n'a pas vieilli. Elle a toujours le visage de ses trente ans. C'est le privilège des morts, s'arrêter de vieillir.
Aujourd'hui, leur fille Pauline viendra le chercher. Elle a bientôt trente ans, l'âge de sa mère quand il l'a tuée. Christine est toujours là, elle l'insulte de sa beauté éternelle, elle se moque de ce qu'il est devenu. Il entend encore le bruit de sa clavicule qui se fracture sous ses mains. Il voit son regard l'implorer de la laisser en vie. Vivante, elle serait partie avec un autre, Jean-Pierre le sait. Leur fille va arriver d'un moment à l'autre. Elle a grandi chez le frère de Jean-Pierre qui ne pouvait pas avoir d'enfant. C'est une jolie jeune femme qui fait carrière dans la justice. Jean-Pierre comprend bien qu'elle vient le chercher par devoir. Comme une chose, elle le déplacera de son appartement à la maison de sa mère qui n'a jamais cessé de l'attendre. Jean-Pierre se lève, il se dirige vers le miroir de la salle-de-bain, il voit un homme de soixante ans dont le visage est ravagé par la culpabilité et les effets indésirables des nombreuses molécules qu'il a testées. La peur l'étrangle. Souvenir de Christine qui ne respire plus entre ses mains. Il était bien là chez les dingues. Il se sentait chez lui. Qu'est-ce qu'il va devenir dans le monde de ceux qui ne tuent pas ? Les paroles d'une chanson de Johnny Halliday lui reviennent :
« Je n'étais qu'un fou mais par amour
Elle a fait de moi un fou, un fou d'amour ».
Aujourd'hui, je vais chercher papa au « Bon sauveur ». Papa, c'est un mot qui a du mal à sortir. Papa. Je m'entraîne dans ma tête et face au miroir. Je varie les intonations, j'adopte une attitude sérieuse ou je tente un sourire. Quoi que je fasse, mon « papa » sonne faux.
Aujourd'hui, je vais chercher mon père au « Bon Sauveur ». Que d'ambivalence dans le mot « père ». Mon père, est-ce celui qui m'a recueillie ou bien celui qui croupit chez les fous ? Mon père n'est pas mon père, c'est un étranger. Sa famille a toujours oeuvré pour que je le considère comme mon père. Tout le monde s'est affairé pour que je lui rende visite à l'hôpital psychiatrique . Nous n'avions pourtant rien à nous dire. Une fois par mois, mon oncle m'accompagnait. Je rendais visite à Jean-Pierre, voilà, c'est ça qu'il faut dire.
Aujourd'hui, je vais chercher Jean-Pierre au « Bon Sauveur ». Enfant, puis adolescente, je rendais visite à Jean-Pierre. Un infirmier assistait aux entretiens. Jean-Pierre parlait lentement, ses mains tremblaient. Avec son regard de fou, il demandait : « Alors Pauline, ça va l'école ? »
Pauvre con, qu'est-ce qu'il pouvait en avoir à faire de ma scolarité. De mes grands yeux d'enfant triste, je contemplais celui qui avait tué ma mère et je répondais : « Oui, l'école, ça va ! » Notre dialogue de sourds a duré jusqu'à ma majorité. Le jour de mes dix-huit ans, j'ai décidé que je lui rendrais visite une fois par an. C'était bien suffisant. Qu'est-ce qu'ils croient les médecins, que ça va de soi de côtoyer le meurtrier de sa mère ?
Mémé Jacqueline a tout essayé pour que je le regarde autrement. Elle m'a raconté l'enfant qu'il avait été, l'artisan reconnu qu'il été devenu et son amour éperdu pour ma mère. Mémé Jacqueline disait : « Tu comprends Pauline, ton père, c'est le fou de la chanson, celui qui tue pour garder celle qu'il aime ». Elle est bien gentille mémé Jacqueline. Jean-Pierre a gardé Christine, mais moi j'ai perdu ma mère. Mon oncle et ma tante m'ont tout donné pour que je grandisse le plus droit possible. A l'école, tout allait bien. J'ai trente ans, je suis devenue une brillante avocate, je milite dans les associations qui se consacrent aux femmes battues pas entièrement mortes. Chaque soir, quand je rentre chez moi, je suis seule. Pas de mari, pas d'enfant, pas d'amant. Je suis seule depuis que maman est morte.
Léa ROSE 19/03/2016