Disparition
Inspiré de "Ma vie dans la supérette" de Kim Aeran
3 points de vue de la vie d’une femme au cours d’une enquête de police
« On voyait bien qu’elle avait des soucis, hein Laurent ? «
« Ouais, elle ne prenait plus soin de ses racines, je lui ai fait sa couleur… tiens ben il y a plus de 6 mois, c’est pas elle ça ! Vous voyez monsieur le policier, ya des choses qu’un coiffeur devine, nous sommes très proches de nos clients, un peu comme un docteur«
« Mais monsieur Laurent ( de Laurent coiffure et relookage ) à part sa couleur, vous aurait-elle parlé de quelque chose de plus personnel ? Avez-vous remarqué quelque chose de différent dans son comportement ? »
« Been non, si ce n’est que ses yeux étaient souvent rouges et larmoyants, moins portée sur les bavardages et nouvelles du quartier peut être… Mais le Pressing pourrait vous en dire plus, Cinq à Sec, au coin du boulevard, la devanture moutarde et grise, là, vous voyez ? »
« Merci de votre coopération, on y va Jacquemin ? »
Le boulevard pluvieux traversé, l’ironie du nom « cinq à sec « grince dans les oreilles noyées de pluie du commissaire Z
La cloche aigrelette et désuète de la porte fait contraste avec le choix des couleurs typiques des années 70 où triomphaient les camaïeux de jaune.
« Madame «
Z sort sa carte et la remet dans sa poche après l’avoir montrée à la patronne du Pressing.
« Nous enquêtons sur la disparition de Mlle Berard, une de vos clientes à ce qu’il parait , auriez vous des informations et surtout, quand l’avez vous vue pour la dernière fois ? »
« Ah celle là ! ça fait trois mois que j’attends qu’elle vienne chercher son barda. Qu’est ce que je vais faire de tout çà moi ? Ça m’encombre. Vous pouvez emporter ses affaires ? »
« Madame, c’est sur Mlle Berard que nous enquêtons, non sur sa garde robe et autres linges «
« Oui, mais moi, j’en fais quoi ? C’est toujours la même chose avec la Police, ils demandent et ne solutionnent RIEN ! Y’a que des tenues d’été, elle devait partir au soleil , qu’elle disait, une île je crois me souvenir un nom d’homme… ah oui, c’est çà, Marcel… Non, Maurice, oui, l’île Maurice. »
« Ah bon , a t’elle dit autre chose, ou avec qui ? Seule ou en groupe …? «
« Ben non, nous on ne se mêle pas de la vie de nos clients, de toutes façons, rien qu’à voir ses frusques d’été, on voyait bien qu’elle n’y allait pas seule à Marcel ! »
« Mais encore ? »
« Ben des trucs pas nets quoi, mauvais genre, strings, couleurs voyantes, difficile à ravoir tout çà, des choses pas honnêtes ! Mais nous on se mêle pas de la vie des … »
La clochette de la porte retentit en se refermant sur le commissaire Z et Jacquemin.
Dans la rue, une femme s’approche d’eux.
« Moi je sais qui peut vous aider… la Pharmacienne, elles étaient copines, elle y allait souvent , toujours fourrée dans la Pharmacie «
« Merci Madame, pourriez- vous passer au commissariat pour faire une déposition ? » lui dit Z en lui donnant sa carte.
« Merci de votre aide »
La Pharmacie est pleine, c’est l’heure où les bobos deviennent des douleurs et où la panique de la maladie frappe la population. Il y a ainsi des périodes de transhumances sanitaires, c’en était une.
Madame Fabienne, la pharmacienne, jeune femme élégante sous sa blouse blanche entrouverte les reçoit poliment.
Non, elle ne voyait presque plus Mlle Berard et cela depuis des semaines, plutôt des mois. Ses achats étaient anodins, quelques vitamines, du millepertuis contre certaines dépressions légères, rien de bien méchant.
« Nous déjeunions parfois ensemble en période calme, elle me parlait de son projet de départ au soleil, l’île Maurice, je pense qu’elle avait l’intention de s’y installer, peut être y ouvrir une maison d’hôtes, un créneau encore porteur dans cette île où les hôtels de luxe pullulent. Je n’ai rien remarqué d’inhabituel ou d’inquiétant dans son comportement si ce n’est une expression de bonheur, comme une paix radieuse et un regard chargé de lumière. Elle me manque parfois. Je l’ai appelée mais elle n’a jamais répondu à mes messages. Pourquoi êtes-vous là ? Il s’est passé quelque chose ?
« Nous essayons d’avoir quelques renseignements car Mlle Berard a plus ou moins disparu, sa famille s’inquiète. Pour l’instant ce n’est qu’une recherche dans l’intérêt des familles. Merci de votre aide et peut être serez-vous convoquée au commissariat pour une déposition.
Au revoir Madame. »
Moi je le trouve pas mal ce commissaire Z, plutôt mon genre d’homme, de la classe, du tact et de la finesse. Non, je n’éprouve aucun regret, aucune gêne de voir ainsi ma vie déballée par bribes. De là où je me trouve, si légère, éthérée, rien ne peut plus me choquer, sauf peut être les commentaires méchant et vulgaires de la patronne du Pressing qui parviennent encore à m’irriter.
Je suis calme, sereine sans douleur, ma vie d’avant je l’ai quittée sans joie mais sans tristesse non plus.
Lorsque ma gorge a été tranchée par le rasoir de mon voisin, ce si gentil et discret étudiant japonais, je n’ai même pas ressenti une brûlure, rien, juste un frottement.
Combien il est facile de se délester de son corps sans raison, sans peur, juste un soupçon de surprise… Pourquoi ?
Pour rien de précis.
Parce qu’il passait dans le couloir ce soir là et que nous avions un rendez-vous cosmique incontournable, inévitable.
Il était ma fin et moi le début de sa vie d’assassin.
Une plage de début et fin du Temps m’a fait don d’un morceau d’éternité.
Sa forme parfaite et intacte portant en elle les strates de millénaires, striées par des lignes ressemblant à des vagues venant terminer leur voyage marin sur la rive.
Mon astéroïde océanique me fascine, origine et finalité de notre existence.
En le tenant, je tiens notre Passé collectif et un message encore non déchiffré de cette étendue maritime tant aimée dont je chéris ce présent à décrypter.
Hors du temps, hors du présent je l’emporterai.
La Dune du Perron fut généreuse, fossilisée et bijoutée, scintillante de micas irisés, une moule géante échappée d’une ère à terminaison en « ique » m’attendait échouée au soleil de juin.
Une vie en Sibérie
D’après Albert Thomas, étudiant et futur ministre
Le Trans Sibérien, souvenirs d’une émigration imaginaire.
Elle arriva dans ce qui devint Omsk, les reins brisés, vertèbres concassées, mais toujours colonisée par son précieux fardeau, mon arrière grand père, fruit d’un amour défendu pour elle la « barinia « du domaine où lui travaillait pour celui qui le possédait tel un objet, son maître, son père à elle.
Avant les décembristes et les vagues de nobles ligueurs déportés par le Tsar , commuant les condamnations à mort en exil, avant les vagues de femmes courageuses partant rejoindre leurs époux dans des chars à neige redoutables où plus d’un corps fut vaincu, avant que ne se forme cette société aristocratique de l’extrême, elle partit après avoir assisté à la mise à mort par knout de Dimitri son ami d’enfance, son amour premier et dernier.
La vie sur les étendues immenses de la propriété lui était insoutenable , son père abhorré , sa mère méprisée par son jeune esprit en révolte douloureuse.
Le chef du village des serfs, au mépris de la punition et de la mort certaine qui l’attendait pour l’avoir aidée, lui procura de quoi se déguiser en serve et parcourir les verstes incalculables, innombrables, qui séparaient son monde d’harmonie, de culture française et de raffinement, de cette terre gelée aux transparences bleutées de glacier qui représentait pour elle à présent, la liberté, solitude infinie peut être mais où plus rien ne pourrait s’immiscer entre le souvenir de son amour et le présent.
Mon aïeul vit le jour en Sibérie, ma famille, une des plus anciennes à avoir fait souche, s’enorgueillit de cela . Non, nous ne sommes pas descendants de Décembristes, notre exil fut une sentence auto-infligée par le courage désespéré d’une femme éprise de liberté.
A voir ses portraits jaunis, la fragilité de sa silhouette enfouie sous les strates de laine en lieu des fourrures et dentelles justifiées par son rang, on peut lire la force de cette petite personne qui plia, souffrit, fut humiliée par la vie, trahie par son corps dans les intempéries, mais jamais ne rompit la rage de vie qui l’habitait.
Son fils, mon grand père, dont quelques clichés préservés et racornis révèlent l’extrême beauté, n’éprouva jamais le désir de quitter ce que sa mère appelait le bout du rêve, la terre où tout peut et doit arriver.
Nous nous sommes adaptés au climat, aux moeurs, avons re-créé un monde à notre mesure dont l’unique tabou fut l’hypocrisie, l’interdit de vivre en dépit de ce que nos coeurs nous commandent.
Cela fait de nous une tribu à présent grande, étale, vivant en société et intégrée aux autres vagues ayant déferlé sur la Toundra, mais avec comme marque de fabrication, une étincelle farouche au fond du regard qu’aucun régime menace ou révolution ne peut jamais éteindre.
Aucun des membres de cette tribu ne fit jamais le voyage en sens inverse. Jamais personne ne mentionna l’Avant.
Notre marque distinctive fut et reste SANS PEUR ET SANS REGRET .
le regard tourné vers le futur, aussi incertain soit il, pourvu qu’il ne se nourrisse jamais des miasmes d’un monde décadent qui voulu détruire la base de cette pyramide humaine.
La frêle et pourtant petite personne dont nous vénérons le souvenir et auprès de qui nous puiserons toujours l’espoir en cas de doute ou d’infortune.
Jude d'après Le grand marin de Catherine Poulain
Le désir de lui parler me torture, m’empêche de dormir, malgré mes yeux brulés par les embruns.
Il est là, son souffle est proche et chaud, enfin calmé.
Je peux presque entendre ses muscles se donner le droit de se détendre et me sens une envie de m’étendre à son côté, de me laisser couler dans la sensation d’avoir trouvé l’anse où je pourrai jeter l’ancre, le port d’attache qu’inconsciemment je cherchais.
Jude … tu dors ?
Un frémissement le parcourt. Dans nos vies le sommeil nous saisit et nous terrasse en nous laissant réveillés à fleur de peau.
Non , il ne me répondra pas, ou pas encore.
Je me glisse sur sa couchette comme j’essaye depuis quelques temps de me glisser dans sa vie. Ce sera dans ses rêves que je me glisserai et lui dirai peau contre peau ce que mes lèvres n’ont pu lui murmurer et ce que ses yeux m’ont avoué.
Le moment serait-t’il arrivé de se donner chacun au rêve de l’autre ? A son espoir , à la création d’un « après » ? Après la houle, l’odeur de mazout, du poisson, de la sueur et de la douleur engourdissant les membres gelés.
Je ressens des désirs de féminité, de n’être qu’une petite chose dont il pourra faire le tour de ses bras fourbus et puissants, dont il pourra réchauffer le coeur autant que le corps ainsi que la tendresse de son sourire, promesse que j’ai su décrypter, me l’avait fait entrevoir.
Naturellement nos corps se coulent et s’entremèlent. Il dort toujours dans cet état de stupeur rigide de l’épuisement glacé. Je fais passer le message corps à corps
Et si nous essayions…
Et si nous prenions pour une fois le large sans peur, ce large de nos vies qui nous a tant chavirés par le passé, laissant en nous une ombre craintive dont nous ne pouvons nous débarrasser qu’en prenant la mer. Plus facile de prendre la mer que la vie … Non ? Qu’en dis tu ?
Dans la pénombre il se retourne vers moi et ses bras m’enserrent, nos silences s’entrelacent , restent en suspens, nos vies, elles, je le sais commencent une conjugaison plurielle.
Nous rêvons de peut être continuer le voyage à terre, à rouler sur les galets liés, enlacés, nous rêvons de ne plus nous sentir transis d’humidité, de timidité… nous rêvons.
Tu rêves , dit il
Je n’ose parler, il m’a donc entendue. L’étreinte se resserre , de ces étreintes dont le côté charnel et brutal n’est que prélude à toute la gamme de la tendresse, de la douceur de …
Ce dont les dont les mots ne peuvent transmettre l’infinie profondeur. Nous roulons, tanguons au gré de la houle, au travers de nos vêtements encore humides la chaleur nous envahit. Nous n’avons pas besoin de paroles, en avons nous jamais eu besoin d’ailleurs
Je rêve oui, mais dans ton rêve , et toi dans le mien…
Le moment est fragile et restera à jamais en nous, jusqu’à la prochaine escale, jusqu’à la prochaine grève, jusqu’au prochain quart.
Jusqu’au bout de la nuit océane.
Extérieur
D'après Ecuador d'Henri Michaux