Marie, 30 ans dans les années 1950, un matin frais de début juin dans le Cantal. Elle sort de sa maison, les poings sur les hanches, visiblement fatiguée par la nuit qu'elle vient de passer et regarde le ciel et le chemin qu’elle va prendre vers les "hauts"…
Un matin de juin ou Marie vue par Passerose
Il est 6h du matin. Marie a les yeux rouges. Elle a pleuré toute la nuit et n’a pas pu dormir. Elle est fatiguée et écoeurée. Son Fernand est encore rentré complètement saoul hier soir et l’a traitée de tous les noms sans parler des coups qu’elle n’a pas pu éviter ; elle a mal dans les reins, il va finir par la démolir complètement, elle n’en peut plus. Mais cette longue journée commence et il faut bien aller voir les bêtes là- haut qui l’attendent.
Elle regarde le ciel, il va faire beau mais il fait frais. Il y avait de la buée sur les carreaux, il a dû geler encore un peu cette nuit et le sol est tout mouillé, heureusement qu’elle a mis ses bottes en caoutchouc. Elle a envie de prendre le raccourci, la pente est rude mais elle gagnera du temps ; c’est le jour de la lessive aujourd’hui, il faudra bien la faire en redescendant.
Elle sert son petit tricot de laine contre sa poitrine et commence à monter le raidillon. Elle admire le paysage qui s’étend autour d’elle, tout est déjà bien vert et les bourgeons éclatent partout, les perce-neige sont sortis dans les prés et font des petites taches de couleur parsemées. Elle aime bien le printemps, cette nature qui se renouvelle, si cela pouvait être la même chose pour sa pauvre vie !
Elle grimpe, elle a mal aux reins, cet imbécile de Fernand lui a donné des coups de pied.
Il faut qu’elle traverse un bosquet particulièrement sombre, ce qu’elle redoute toujours un peu elle ne sait pas pourquoi. Mais bon, elle y va. Il y a des bruits dans le taillis, c’est sans doute un chevreuil effarouché. Elle tend l’oreille, elle sent une présence mais ne distingue rien, les broussailles sont épaisses. Elle accélère le pas mais ça monte. Elle est un peu essoufflée et puis son cœur bat de plus en plus vite… Tout d’un coup surgit d’un fourré une masse qui s’écrase sur elle. C’est un homme, elle ne distingue pas son visage dans la pénombre. Il pèse sur elle de tout son poids et pousse des grognements de bête sauvage. Elle s’affole et hurle. Elle entend sa jupe se déchirer et sent l’homme la pénétrer brutalement. Elle se débat, le mord, le griffe, mais le monstre s’enfonce au plus profond de son ventre. Sa violence est extrême. Puis elle ne sent plus rien, elle ne sait plus rien. Est-elle évanouie ou morte ??
Sophie, 50 ans, mariée a rendez-vous avec son amant place de La Madeleine, un jour de 2014. En traversant la place, elle perd son écharpe...
A suivre... Marie vue par Dep
En claquant la porte d'un geste sec, Marie a l'impression de mettre fin à un épisode de son feuilleton favori qu'elle suit chaque semaine dans le journal local.
Elle a du mal à lire Marie n'ayant pas dépassé la neuvième, mais elle aime tant l'attente du prochain numéro, ces mots magiques au bas de la page " à suivre ... "
Sauf que ce matin-ci craquant et encore gelé de juin, il n'y aura plus rien à suivre justement.
Le soleil a du mal à se lever lui aussi derrière les rondeurs des montagnes lourdes et presque menaçantes aujourd'hui.
Elle lève son beau visage buriné malgré ses trente ans, ce n'est pas elle qui aurait le temps pour l'usage de crème protectrice, non, l'eau glacée du robinet de la cuisine et un coup de peigne rapide, voilà tous ces artifices.
Son regard bleu englobe ce lever de soleil comme une dernière photo, tel un adieu.
Elle part Marie, elle part.
Hier pour la dernière fois elle a supporté son souffle chargé de gnôle locale, le même, celui de toujours depuis la mort de la Mère, celui qui la rabaissait au niveau de bête de somme, bonne à user, bonne à ravager son ventre, bonne à se mutiler pour que jamais n'en sorte quelque chose lui ressemblant.
Hier enfin, Marie en a terminé avec son passé en détruisant son futur.
Il n'était même pas à même de se défendre et de gronder tel l'ours malade qu'il était, non il s'est affalé après la dernière rasade empoisonnée. Elle l'a regardé tressaillir, trembler, les secousses s'amplifiant, la bave aux lèvres et le le regard plus vitreux que d'ordinaire.
Elle était sereine Marie devant ses yeux se ratatinait sa souffrance et celle de la Mère, s'effaçaient les années de terreur, de stupeur.
Devant elle un pitoyable paquet de dechêts humains à dégager.
Lorsqu'il a arrêter de bouger elle s'est assise lui tournant le dos et a réchauffé la soupe. Cela lui a apporté instantanément un réconfort, elle a lavé son verre cassé la bouteille et enterré les morceaux. Pour la première fois depuis ses 12 ans Marie s'est détendue, elle a même somnolé après s'être assurée par un coup de pied bien placé que ce qui avait été son Père était bien "perri" !
A l'aube elle s'est rafraîchi et a chargé le corps sur la mule.
La haut, il y aurait ce trou qu'elle creuse depuis déjà une semaine qui attendrait pour engloutir la Bête, et après, après le chemin continue de l'autre côté, elle tient serré dans sa jarretière les économies de la Bergerie.
Personne ne saurait vu que personne ne montait plus chez les Jouards depuis long longtemps.
Le soleil plus haut déjà fait fondre la gelée blanche et Marie entreprend la dernière escalade de son Golgotha.
Devant elle le chemin filant vers l'autre versant semble lui dire " à suivre "
Dep
Sophie, vue par Dep
Sophie n'est pas pressée, pourquoi courir ? Il attendra bien quelques instants de plus. Depuis quatre ans il attend... Quoi ? Il attend de se décider, de s'engager, de se lancer dans notre vie autrement que dans un lit ou dans la superficialité.
Le Kaviar Kaspia scintille à la tombée du jour dejà si court, il doit être au comptoir devant un choix de zakouskis et un carafon de vodka à l'herbe de bison, celle de nos têtes à têtes souvent, rafraîchissante et brûlante à la fois, comme lui.
Sophie a ce soir soif de saveurs nouvelles, d'expériences nouvelles, de "nouveau", d'inconnu de jamais ressenti.
Elle dé-serre son étole car ces pensées l'échauffent. Un arrêt sur un banc pour reprendre le fil de ses idées, pour mettre au point le " protocole de rupture", pour faire un sans faute , s'installe au creux du siège et allume un petit cigare, le calumet de l'instant chamanique.
Lui dire qu'il aurait fallu... Qu'elle aurait du... Qu'il a trop attendu pour...
Qu'elle a trop attendu qu'il...
Qu'elle part, ou plutôt qu'elle rentre seule ce soir.
A l'opposé de la place, juste en face Roland sortant du placard après deux ans pour bêtise et cupidité, n'ose trop bouger devant son double crème quatre sucres qui lui a tant manqué. La serveuse le trouve mignon avec sa barbe Ginzbarre mais soignée et ses gestes frileux . Son carnet d'adresses ressemble à un désert peuplé de fantômes à glacer le coeur d'apréhension, de peur du rejet, de la projection de solitude à venir. Aucun nom ne correspond à de la chaleur, au réconfort. Il a peur du froid de la solitude, du gel intime.
Le Kaviar Kaspia, tiens ! une bonne vodka au comptoir pour se remettre en selle. Il peut se l'offrir, il pourrait même y dîner, Roland n'a pas de soucis financiers non, Roland voulait juste PLUS, problème d'adéquation... Le placard cela déstabilise, affaiblit, attendri.
Cette belle inconnue abandonnée a ses rêves et au vent d'automne l'émeut. Elle fume tranquille mais sans sérénité. Elle renverse sa tête et tire sa dernière bouffée avant de se lever. Elle marche vers le restaurant tandis que son écharpe s'envole tel un cerf volant.
Roland est fasciné, subjugué et laissant un billet sur la table courre vers elle, attrape l'écharpe et la rejoint.
Elle se retourne, lui sourit. Il y a une éternité qu'un sourire ne l'avait autant illuminé.
Il range son carnet dans la poche interne de sa veste, il n'en aura plus besoin.
Elle vire de bord en se présentant à cet inconnu et entame une conversation à continuer peut être à l'Ecluse juste en face.
Vous aviez rendez-vous demande t'elle.
Avec vous lui sourit-il !
Dep
Le rendez-vous ou Sophie vue par Passerose
Sophie a rendez-vous avec Antoine à l’Ecluse place de la Madeleine. Elle est en retard : il y avait un colis piégé dans le métro, elle a dû attendre une demi- heure. Elle a oublié son portable et n’a pas pu prévenir Antoine. Elle est furieuse et énervée. Elle transpire, mais pourquoi a-t-elle mis ce manteau, certes élégant mais beaucoup trop chaud alors qu’il fait un temps printanier et ensoleillé ? Antoine va-t-il l’attendre ? Il y a 6 mois qu’ils ne se sont pas vus. Il était en mission en Inde pour une ONG. Est-ce qu’il a changé ? Est-ce qu’il a toujours autant de charme ? Ils ne s’étaient pas très bien quittés. Elle n’était pas contente qu’il parte. A-t-elle raison d’avoir accepté ce rendez-vous ?
Elle ne se sent pas très en forme. Avant de partir, elle a eu une monstrueuse engueulade avec Paul, son mari. Leur couple est de plus en plus bancal. Il va falloir trouver une solution. En fait, elle ne sait pas très bien où elle en est. Antoine est-il vraiment celui qui peut lui apporter ce dont elle a besoin : le véritable amour ?
Elle est engluée dans ces funestes pensées quand, tout à coup, en traversant en courant la place de la Madeleine, elle trébuche sur un pavé et son écharpe en soie glisse et tombe par terre. En se baissant pour la ramasser, elle rencontre le regard brûlant d’un homme qui se précipite et lui remet son écharpe autour du cou. Ce regard la bouleverse. Ils sont là tous les deux sur la place de la Madeleine au milieu des voitures. Ils sont immobiles l’un en face de l’autre, tétanisés, leurs regards rivés l’un à l’autre. Puis il la prend par la main et l’entraîne avec lui. Elle ne sait pas où. Paul, Antoine n’existent plus. Elle ne transpire plus, elle n’est plus énervée, elle se sent en sécurité avec cet inconnu et elle le suit, heureuse et libérée….