J’ai appris à tuer les poulets. Par Valérie Weber
Je n’ai pas toujours été comme ça, on m’a appris. Surtout, c’était plus facile depuis que j’avais voulu tuer mon père. Ma mère m’en avait empêché. Mollement. C’aurait été plus simple pour tout le monde si j’avais été jusqu’au bout. Mais la prison, le procès, l’assistante sociale, les voisins, tout ça.
Il vaut mieux que je me contente des poulets.
D’abord, il faut les pendre par les pattes. La tête à l’envers, les voilà étourdis. Je prends le couteau bien aiguisé. Dans le jardin, les poulets accrochés sur le portique de la balançoire ont encore les yeux vifs. Il faut les prendre par le cou, doucement. Là, entre le bec et le jabot, j’enfonce le couteau et je tire d’un coup sec. La jugulaire est tranchée. Quelques coups d’ailes, les nerfs se relâchent, le sang gicle, l’œil s’éteint, c’est fini. Au suivant.
C’est le même couteau que j’avais cherché dans le tiroir de la cuisine après l’heure de terreur dans laquelle nous avait plongé notre père. Ce sont les cris de mes frères et sœurs et surtout ceux de ma mère qui m’avaient embrouillé. Impossible de penser dans ces conditions.
Avec les poulets, c’est plus simple.
Une fois vidés de leur sang, il faut les plonger rapidement dans une marmite d’eau bouillante, plusieurs fois. C’est plus facile de les plumer. On coupe le cou et les pattes, ça fera du bon bouillon.
J’ai pas toujours été comme ça, on m’a appris.
En fait, j’adore les animaux. Des fois, je mets mon visage dans fourrure du chat et je lui fais des baisers profonds et doux. Et le regard du chien levé vers moi pendant que je lui parle, j’aime ça. Et les oiseaux chanteurs et les biches si belles au bois dormant.
Mon lapin Pampan, je l’adorais. Même qu’il m’avait mordu. Un jour, il n’avait plus été là. A table, plus tard, mon appétit devant le civet avait mis des sourires narquois sur la bouche de mes parents. « Alors, il est bon, Pampan ? ».
Maintenant, je sais aussi écorcher les lapins, mais les poulets, c’est plus simple.
Une fois plumés, il faut les passer sur une flamme pour enlever les derniers duvets. Puis, il faut pratiquer une ouverture ronde au niveau du croupion et de l’autre côté dégager la trachée. Dans le corps du poulet, tout est lié. A partir du bas, il faut glisser la main à l’intérieur de la carcasse, et décoller le sac des viscères de la paroi. Attention, sans l’endommager, sinon on crève la bile, et alors là, on peut jeter le poulet. Dedans, c’est encore chaud de la vie de l’animal. Maintenant, c’est prêt, il faut tirer le tout. On récupère le gésier, le foie et le cœur. Ça fera de bons pâtés, dit maman.
J’ai pas toujours été comme ça, on m’a appris.
Tuer, mourir, c’est la même chose. Le paradis, c’est quand je lisais des livres. Mais mon père a dit que ça servait à rien.
Alors je tue des poulets.
Valérie Weber
Qu'ai-je appris de la vie ? par Dep
À ne plus vouloir à tout prix croire que le pays d'Avant est magique, à avancer même fatiguée, vaincue et continuer.
Combien de portes claquées ou refermées silencieusement avec des précautions de voleur emportant un butin en putréfaction, les restes déliquescents d'une vie.
Combien de paysages défilant dans la brume d'un esprit luttant pour garder sa clarté.
Combien d'empreintes de corps sur le mien et regarder les visages des vies attendant la mort ?
J'ai appris à dessertir le moment présent de sa monture d'illusions, faire le vide de tout lendemain pour ne penser qu'à l'instant, même s'il ne se conjugue jamais au futur.
Et s'il ne ressemble en rien aux rêves d'hier ou même aux esquisses des projets étincelants de promesses, de jeunesse, ai appris à le chérir et à l'inclure dans la chair de ma vie.
Un regard qui se veut dur et laisse entrevoir un sourire dévasté, une larme vite séchée au vent du temps des tempêtes, le regard poignant de l'enfant qui comprend sans savoir que demain ne viendra plus... Le mien au hasard d'un reflet, terni, noyé et déjà raffermi car sous les décombres des éléments peuvent être sauvés afin de reconstruire et de continuer.
Mille façons de perdre en n'étant pas vaincue, de perdre tout hormis l'élan de la programmation divine... L'irrésistible élan qui nous précipite vers un néant lui même incertain, ne pouvant pas garantir l'oubli.
Perdre la vie, la mémoire, boire au fleuve Lethée celui qui efface toute réminiscence.
Et espérer encore et malgré tout emporter un morceau de vie à méditer à savourer à ré inventer.
La vie m'a appris à perdre et à me retrouver au coeur même de cet éffeuillage constant qu'est la traversée du temps.
Mille façons de perdre quand il ne reste plus rien.
Dep
La danse par Pascale Comme toutes les petites filles, à l’âge de 10 ou 12 ans, j’ai eu envie de prendre des cours de danse classique. Mon père préférait que je fasse de la gymnastique. Je pense que c’est l’écoute de la musique classique, coutumière à la maison, qui m’avait donné envie de danser ; je ressentais le besoin d’exprimer les mélodies que j’entendais avec mon corps, le Casse Noisette de Tchaïkovski, le Beau Danube Bleu de Johan Strauss m’inspiraient particulièrement, puis je pris conscience que toute musique pouvait déboucher sur une expression corporelle. Toute seule, à la maison devant la glace de la grande armoire dans la chambre de mes parents, je dansais et faisais les pointes avec de simples chaussons ce qui m’a valu de magnifiques hallux valgus aux deux pieds (communément appelés « oignons ») dont j’ai beaucoup souffert par la suite, plus tard la mode des chaussures à talons étroites et pointues n’a évidemment rien arrangé ! Lassés de mes instances répétées, mes parents finirent par accepter de me faire prendre des cours de danse classique. Les premiers se déroulèrent à Trouville pendant les vacances d’été. Ils se passaient dans une salle du casino. Le professeur était une jeune femme brune très belle avec une longue natte. J’étais très heureuse. En revenant à Paris, je m’inscrivais au cours de danse de Vala Bovie à la salle Pleyel. J’y allais une fois par semaine. Je travaillais à la barre comme une forcenée en collant et maillot de danseuse noirs. J’eus très vite mes premiers chaussons de pointe noirs avec bout en métal ; c’était mieux que les chaussons d’appartement mais c’était douloureux malgré le talc. Les diverses positions des pieds (il y en a 6), les exercices à la barre, les déboulés, les ballottés, les battements, les entrechats, les piqués, les développés n’eurent bientôt plus de secrets pour moi. J’aimais cette discipline : se tenir droite, les mouvements des bras et des mains pleins de grâce, cette souplesse du corps que j’avais à mon âge naturelle. C’était beaucoup de travail. J’arrivais, avec difficulté, à faire le grand écart. Je m’entraînais à la maison.
Quand les parents recevaient des amis, mon grand plaisir était de leur faire une démonstration de mon savoir faire en musique après dîner. Cela devait être sans doute ennuyeux pour les invités mais après des agapes substantielles suivies de digestifs obligatoires, ils étaient gentils, polis et applaudissaient avec entrain.
Le temps passa et ce fut comme les leçons de piano, j’abandonnais les cours de danse, mais j’aimais danser toute seule devant une glace avec un narcissisme déjà très prononcé !
Pascale Grilliat