Ma vie en nombres

Image : Christine Barrès, expose actuellement à La Galerie, rue Sainte Croix à Mortagne au Perche

Le retour du 14

par Léa Rose

14 octobre 1973, au chaud dans le ventre d'une mère trop jeune, tu sillonnes les allées du salon de l'automobile. Vingt-et-un ans, elle n'en peut plus de son ventre proéminent. Premier amour, première grossesse, elle rêvait d'autre chose. Elle regarde les voitures qu'elle ne pourra jamais s'offrir tandis que tu t'affaires à naître. Tu t'es accrochée dans les virages quand elle accompagnait son amoureux, ton père, dans les concours de stock car. Tu as résisté aux assauts des soirées trop arrosées. Désormais, tu n'as plus qu'une exigence, naître à Paris, première folie, naître là, maintenant, sur place ou dans une clinique, pousser ton premier cri ici et y rester. Ton désir est si fort qu'il dilate son col, mais elle n'écoute pas la douleur lancinante des contractions. Elle décide que tu attendras la fin de la journée. C'est la maternité de Mortagne qui t'attend.

6 mai 1976, au chaud dans le ventre d'une mère qui l'aime, ton frère s'apprête à naître. Il fera le bonheur de tous, lui. Est-il arrivé au bon moment ? A-t-il juste le privilège d'être un garçon ? Toi aussi tu l'aimes, mais tu ressens viscéralement combien sa place est différente. Tu es née la première, mais c'est lui le premier. Tandis que la famille s'émerveille de ses fossettes et de ses yeux bleus, tu entames la longue chute de ta vie. Les falaises de Kairon n'en seront que les prémisses. La famille dit que ta mère refusait de te tenir la main et qu'elle n'a pas réagi lorsque tu es tombée.

14 juillet 1988, tu as 14 ans, ton frère douze. Vous êtes parvenus à une complicité sans failles malgré la préférence de votre mère. Vous avez grandi à la campagne sous le regard bienveillant de vos grands-parents. Vous évoquez une enfance merveilleuse, les batailles de bouses de vaches, la cueillette des groseilles et les chansons de Jean-Jacques Goldman. Cette année-là, il chante « puisque tu pars ». Et ton frère part, affaibli par la leucémie, la chimiothérapie et six mois d'un vain combat. Tu lui dis au revoir. Deux jours plus tard, il s'éteint.

14 juillet 1990, tu vis tes premiers ébats amoureux avec l'un des nombreux garçons qui te courtisent. Réfugiés dans le bois de l'Hippodrome, vos corps s'aimantent sous la lumière du feu d'artifice. C'est le moment que choisit ton père pour quitter le domicile conjugal qui l'incarcère. Quand tu rentres à la maison, ta mère te regarde. Ravagée par les larmes, elle ose : « Je n'ai plus que toi maintenant ».

14 octobre 1990, vous vivez toutes les deux dans la maison de ton enfance qu'il faut vendre pour que chacun en récupère sa part. Entre deux silences, ta mère t'offre le parfum de tes dix-sept ans, un flacon de Coco Chanel.

21 février 1995, tu as vingt-et-un ans. Tu as pris rendez-vous dans une clinique après qu'une gynécologue réjouie t'aie montré des images dont le contenu t'agresse. C'est l'année des commandos anti-I.V.G. Quelques jours plus tôt, lorsque tu t'en offusques, ta mère lâche : « Si l'I.V.G avait été autorisée en 1973, tu ne serais pas là ». Le jour de ton avortement, tu as l'âge qu'elle avait lorsque tu es née.

12 novembre 2005, tu t'accroches, tu résistes et tu parviens même à frôler le bonheur. Un mari, une maison, une passion et votre fille va naître. Les banlieues françaises sont en feu, mais vous, vous êtes heureux.

6 mai 2014, tu viens de fêter tes quarante ans et tu te soumets à une scintigraphie. Tu es parvenue à déjouer la malédiction familiale. Tu aimes ta fille et tu l'accompagnes sur le chemin de la vie. Toujours inquiète, tu la protèges de toutes tes forces. Un enfant, ça peut mourir, tu le sais. A trop craindre pour elle, tu as négligé un bleu sur ton sein droit. Le cancer s'invite à nouveau dans ta vie.

14 octobre 2014, l'oncologue te reçoit à l'issue de traitements qui ont fait de toi une femme plate, chauve et épuisée. Tu voudrais l'entendre prononcer le mot « rémission », mais elle ne dit rien.

Léa ROSE / 2016.02.06